Les derniers évènements politiques conduisent le chercheur en sciences sociales Lionel Charles et le socio-anthropologue Bernard Kalaora à une réflexion sur le hiatus entre le gouvernement, les institutions et la société qui fragilise la dynamique française.
Le désastre électoral auquel s’est trouvée confrontée la gauche aux élections municipales révèle, indépendamment de la grave crise socio-économique qui affecte la France, le fossé majeur qui s’est creusé entre le fonctionnement politique et la complexification croissante de la société. On en a eu une image caricaturale dans l’attente collective d’une parole présidentielle à la suite de l’échec enregistré par le gouvernement et la majorité. Bien que François Hollande se soit fait élire sur l’idée d’une présidence « normale », son intervention a montré combien il peut de moins en moins échapper à la position de souveraineté qui lui est imposée par la Cinquième République. La prégnance du verbe, de l’image, de l’ego dans sa prestation comme le choix de Manuel Valls comme premier ministre ou les débuts du nouveau gouvernement reflètent la croyance mythique qu’une solution providentielle peut naître de l’esprit d’un dirigeant éclairé, archétype de la vision fantasmatique que population et médias se plaisent à véhiculer de la présidence et du pouvoir politique.
C’est là l’illustration de l’exigence française d’une mise en scène individualisée du pouvoir qu’il faut relier au contexte d’« agentivité » de notre société dans laquelle on attend des individus toujours davantage d’autonomie, de participation, de réflexivité, de créativité et de réappropriation de toutes les composantes de leur propre vie. Ces dernières qualités sont elles-mêmes en opposition complète avec les modèles d’organisation rationnels, hiérarchiques, faiblement réactifs et adaptatifs qui façonnent les institutions, les instances administratives et politiques depuis la Révolution.
Dans un monde incertain où les problèmes sont de plus en plus complexes, l’intelligence est de moins en moins l’apanage d’une élite éclairée. Au contraire, elle devient collective et distribuée, et c’est, de façon croissante, à l’échelle d’une multitude d’initiatives indépendantes et cependant cohérentes que le monde se transforme. Comme l’anticipait Dewey dans Le public et ses problèmes (1927, traduit seulement en France en 2003), le public (le peuple) n’est pas une masse informe ou indifférenciée mais il est constitué par une multitude d’individus autonomes, qui ont leurs logiques, leurs besoins et la capacité à les constituer en problèmes publics. Les domaines de l’environnement et de la santé sont aujourd’hui ceux qui font le mieux apparaître le rôle essentiel des individus, de la société civile et de ses organisations dans la constitution et le portage de problèmes peu ou pas appréhendés par les institutions, faute de potentiel adéquat. Cette réflexivité diffuse, le pouvoir politique a énormément de difficulté à s’en saisir autrement qu’en l’instrumentalisant, comme l’a illustré, par exemple, le Grenelle de l’environnement. Au lieu d’accroître les capacités à la fois individuelles et collectives et favoriser les initiatives on assiste à une captation des ressources collectives par les appareils institutionnels en termes de pouvoir qui érodent la confiance et le désir de participation. Axel Honneth, dans La société du mépris, a très bien mis en évidence ces processus de déconsidération à l’origine de la désaffection collective vis-à-vis du monde institutionel.
Il faut redire le poids de la rationalité à la fois politique (bipartisme), mais aussi scientifique (institutionnalisation spécifique de la recherche – CNRS, Inra, Inserm, Ined, Ifremer, etc.), administrative (ENA, grands corps), techno-industrielle (nucléaire) et sociale (État-providence) qui est au cœur du système organisationnel français. Il constitue un obstacle majeur à un échange partagé entre institutions et société. La France, plus que d’autres pays, tend à conserver une organisation proprement structurale, qui fait du référentiel institutionnel le cadre et l’instrument central de l’agir collectif. Dans la perspective développée par U. Beck de première et seconde modernité cette dernière dite réflexive, la France, attachée aux fonctionnements de la première modernité, univoque, rationnelle, linéaire, ne semble pas avoir pris la mesure des dynamiques liées à l’évolution collective et à la réflexivité. Elle maintient sans doute plus qu’ailleurs des typifications et des clivages qui tendent à présenter la société à la fois comme éclatée, fragmentée mais aussi immobile, toujours identifiable dans la réplication de l’identique, rejetant l’inconnu. La prégnance de cette conception reflète autant qu’elle inscrit l’incapacité de la matrice socio-institutionnelle à se transformer. Le hiatus entre des institutions figées et une dynamique collective en évolution hyper-rapide se traduit par un retard, mais aussi un déficit permanent de ces dernières face aux formes novatrices de la société. Cela génère inquiétude mais aussi repli défensif tant des structures publiques, à travers des reformulations unidimensionnelles de la réalité (« le chômage »), que des populations les moins bien placées pour faire face aux transformations de leur environnement et des modes de vie.
Par-delà les reproches faits aux écologistes français de ne pas avoir su développer des modes d’action publique cohérents, soulignons combien ceux-ci se trouvent également pris dans ces dispositifs structurels de pouvoir qui affaiblissent leur capacité à développer de façon autonome leur stratégie. À l’opposé, la participation des Verts allemands à la vie politique et leur rôle dans les choix majeurs de société (développement des énergies renouvelables, sortie du nucléaire) traduisent l’accueil collectif beaucoup plus ouvert de la jeune démocratie allemande au renouvellement dont ils étaient les porteurs. La gauche française, traditionnellement plus attachée au collectif que ne l’est la droite, historiquement plus individualiste, éprouve une grande difficulté à rénover en profondeur un dispositif institutionnel de moins en moins adapté à la réalité d’un monde multiforme et en transformation rapide. Il n’est pas surprenant que dans ce contexte et dans une conjoncture très difficile, une part importante de la population, y compris parmi les franges éclairées, se mette à l’écart du politique tel qu’il fonctionne aujourd’hui et ait choisi la défection active en s’abstenant.
Lionel Charles, chercheur en sciences sociales, Fractal, et Bernard Kalaora, socio-anthropologue, LAIOS/EHESS.
Derniers ouvrages parus : B. Kalaora et C. Vlassopoulos, Pour une sociologie de l’environnement, Champ Vallon, 2013
L. Charles, H. Lange, B. Kaloara, F. Rudolf, Environnement et sciences sociales en France et en Allemagne, L’Harmattan, 2014.