« Qu’allons-nous faire de ce temps de pensée libéré » par la révolution informatique, s'interrogent Christophe Girard, maire (PS) du 4e arrondissement de Paris et Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie: « Comment instituer des espaces de liberté qui protègent l’homme contre l’intelligence mécanique, et qui le mette en état d’imaginer, de concevoir, de ne pas comprendre, de tâtonner de façon fertile et personnelle ? »
La disqualification généralisée de la pensée a commencé. Après la machine à vapeur qui a accusé la faiblesse du corps de l’homme et l’approximation de ses gestes, la machine informatique est en train de souligner les lenteurs de la pensée. La nouveauté de la révolution informatique par rapport à la révolution industrielle n’est-elle pas en effet de substituer aux hésitations des pensées humaines l’infaillibilité aveugle d’opérations intelligentes ? Leroi-Gourhan a montré comment l’homme a progressivement extériorisé son corps et ses gestes, se fabriquant ainsi une sorte de vaste corps externe, démultiplié en extension et en puissance. Le silex a rempli les fonctions de sa mâchoire, la manivelle celles de son bras et la roue celles de ses jambes. Cette rationalisation pratique du corps humain arrive à présent à son terme ultime avec l’externalisation des fonctions de son organe cérébral. Le GPS, qui trace à notre place l’itinéraire, calcule le temps de trajet et nous dicte le parcours, met bel et bien notre pensée en vacances.
Qu’allons-nous faire de ce temps de pensée libéré ? Il semble d’autant plus urgent de poser la question que la disqualification des opérations corporelles par la puissance mécanique, loin d’avoir ouvert au corps humain l’espace de nouvelles libertés, a pris la forme d’une mise sous tutelle, qui a produit cette « pathologie industrielle » signalée par Marx puis filmée par Chaplin : les gestes ont dégénéré en tics. Allons-nous attendre de voir nos pensées bientôt changées en tics ? La machine informatique se chargeant désormais de nos opérations mentales, le risque est réel que nos pensées subissent à leur tour une mise sous tutelle pathologique. Celle-ci n’a-t-elle pas d’ailleurs déjà commencé ?
Comment faire pour que le temps de pensée libéré constitue pour l’homme un gain au lieu de se traduire automatiquement, faute de vision politique, par un désastre mental ? Les systèmes totalitaires ont heureusement rendu la politique extrêmement prudente eu égard à tout ce qui touche l’existence privée. Mais cette prudence a eu son aveuglement qui n’a pas laissé à l’homme sa vie privée mais l’a livrée principalement aux besoins économiques. Les vies n’ont pas développé en secret les singularités de leurs désirs hétérogènes mais se sont perdues dans une identité de consommations homogènes. En guise de respect de la vie privée, on a eu son insidieuse colonisation mercantile.
La question se pose donc d’une politique du temps libre, qui ne cherche certes pas à empiéter sur le domaine privé mais qui garantisse les conditions réelles de ce que le philosophe Gaston Bachelard appelle « le droit de rêver ». Comment instituer des espaces de liberté qui protègent l’homme contre l’intelligence mécanique, et qui le mette en état d’imaginer, de concevoir, de ne pas comprendre, de tâtonner de façon fertile et personnelle ? C’est la question de l’organisation politique du temps qui est posée là. Non plus simplement la question de la division du travail, mais la question de la séparation du temps travaillé et du temps libéré, et, au sein, de ce dernier, de l’institution du droit de penser.
Christophe Girard, maire (PS) du 4e arrondissement de Paris, cadre à temps partiel en entreprise
Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie