Après le récent sommet européen sur la crise de l'euro, Michel Dévoluy, universitaire et économiste attérré, dénonce «le dévoiement des mots» qui «contribue à évincer le débat sur le fédéralisme et l'indispensable transfert de souveraineté des Etats vers l'Union».
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La communication –on devrait d'ailleurs plutôt dire la dramatisation– sur les enjeux du dernier sommet européen de l'année 2011 est exemplaire du dévoiement des mots. Les conséquences en sont lourdes, car on assiste à un brouillage des notions de gouvernement économique et de solidarité financière. Ce flou contribue à écarter le débat sur le fédéralisme et la souveraineté, ce qui, au final, accentue la défiance des citoyens envers l'Europe.
Ouf, a-t-on entendu (presque) partout au lendemain de ce Sommet, nous avons enfin une forme de gouvernement économique pour la zone euro. De plus, la solidarité financière est désormais à l'œuvre. Bref, l'Europe a fait un grand pas en avant vers plus d'intégration politique: quelle belle maîtrise de notre avenir fédéral commun! Naturellement, le Royaume-Uni reste à l'écart, vu sa suffisance insulaire.
Le premier abus, le moins important, porte sur le caractère novateur des conclusions de ce sommet. En fait, l'essentiel de ce qui a été décidé était déjà là: le sommet de mars 2011 avait lancé le Pacte pour l'euro plus et les contours précis du mécanisme européen de stabilité; les six mesures législatives (le Paquet de six) parues au Journal officiel de l'Union du 23 novembre 2011 mettent déjà en place la plupart des avancées prévues en décembre.
Mais le véritable abus concerne le fond. En effet, aucun pas réel n'a été effectué vers la mise en œuvre d'un gouvernement économique digne de ce nom. La zone euro continue d'être pilotée par des règles qui surveillent et sanctionnent. La solidarité financière passe par des aides conditionnelles qui étranglent les Etats en difficulté.
Les nations perdent ainsi de plus en plus leurs pouvoirs économiques sans que ceux-ci ne soient transférés à un gouvernement démocratique au niveau de l'Union. De sommet en sommet, les chefs d'Etat et de gouvernement ont choisi, dans une logique intergouvernementale, de confier la gestion de la zone à un cadre règlementaire coercitif qui s'impose aux Etats et à leurs citoyens. De fait, le pouvoir est capté par une technocratie européenne (honnie par les Britanniques) qui se soucie peu de l'opinion et de la situation économique et sociale des citoyens.
En croyant préserver leurs pouvoirs et impulser des choix, nos dirigeants sont en train de dépolitiser l'Europe. En plus, la présence d'un couple franco-allemand plus arrogant dans ses certitudes que charismatique dans ses ambitions européennes irrite probablement un Royaume-Unis fier qui a peu de leçons à recevoir en matière de défense de sa souveraineté.
Quant au dévoiement des mots, il apparaît dans le message ambigu véhiculé par le concept de gouvernance économique. Le mot gouvernance renvoie, un peu comme un message subliminal, à l'idée d'un gouvernement souverain et démocratique. En réalité, cette notion recouvre la tutelle des règles qui sédimentent la doctrine néolibérale en matière budgétaire et monétaire: elle est ici le faux nez de l'ultra libéralisme qui déteste toute forme d'interventionnisme.
Le dévoiement des mots couvre des politiques de rigueur extrême qui entraînent un désenchantement croissant des populations atteintes par le chômage, la baisse de leurs revenus, le retrait du social et de services publics.
Le dévoiement des mots contribue à évincer le débat sur le fédéralisme et l'indispensable transfert de souveraineté des Etats vers l'Union.
Face à l'emprise d'un modèle doctrinal qui use des mots pour s'imposer et galvauder l'idéal européen, il est grand temps de réagir et de débattre. L'Europe de demain ne doit pas être celle d'une technocratie coercitive mais celle des citoyens.