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Les chaussures qui t'ont enterrée sont encore là, posées dans ma salle de bain. Bottines noires, blanchies par la poussière, la même qui couvre ton corps désormais.
Bottines noires, blanchies par cette poussière funèbre, ne veulent pas être nettoyées. Pas encore. Le faire, serait ranger ce moment trop vite, bien trop vite, comme s'il avait été foulé sans véritablement rien secouer. Cela serait faux, s'il est des choses que l'on archive rapidement et avec facilité, ton terminus vital, toi Leila, requiert plus de temps, d'espace.
Tu n'es plus là, mais tu es logée dans un tas de particules sensitives et sonores tellement vives. J'entends ta voix, les conversations que nous avions - souvent, sur les mêmes thèmes - résonnent à répétition dans ma tête. Tu m'avais appris un jour, qu'à mon instar, l'épreuve matérielle qui toucha ta famille te força à retrousser tes manches, jeune, et à bosser pour gagner ta vie. Et que cela changeait tout, ta perception, ta façon de travailler et bien d'autres choses. Dans tes propos, il n'y avait pas de dénigrement, pas d'amertume, mais un constat. Une forme de compréhension, qu'un malheur ne vient jamais seul, et qu'avec lui, il y a une porte prête à s'ouvrir pour alchimiser la force de cette énergie malveillante - dans certains cas, destructrice - et la convertir en quelque chose de plus grand, de plus beau. C'est ça, que toi, Leila, tu faisais. Je t'admirais pour ça. Pour cette simplicité et cette douceur avec lesquelles tu traversais les zones de turbulences et revenais parmi nous, "dans la société", avec ton sourire enfantin et la forme de légèreté qui sied à certaines circonstances. Avec encore de l'amour à donner, des mots à échanger et des silences à observer, ensemble. J'appréciais ta capacité à ne pas laisser le dégoût, l'amertume, les fanges du dégueulasse te prendre aux tripes (là où ma colère continuait par moments à me jouer des tours). Tu me permettais de garder ce feu, qui avait l'habitude de m'animer, un brin allumé. Tu permettais à la flamme, à cette toute petite flamme, à présent chétive et incertaine, de ne pas s'éteindre. Et quand on se revoyait, tu me reconnectais à mes plus beaux accomplissements, à l'essentiel.
Tu étais comme cette lumière qui traverse ma salle de bain aujourd'hui, alors que mes bottines noires, blanchies par la poussière, restent à l'ombre. Même si le moment n'est pas encore venu pour elles d'être astiquées, elles aperçoivent déjà ce raie de lumière qui inonde le reste de la pièce. Et même si elles restent encore là, sales et immobiles, elles savent - pas tout-à-fait précisément, mais elles le savent - qu'un jour, proche, elles accepteront d'être décrassées. Pour se montrer à la lumière du jour, et reprendre le flambeau de la joute, mitraillant à coup de talons brûlants le parquet de cette forêt, sombre, froide et humide ; dansant corps et âme sur les couplets morbides, et participant à la semence de graines de vie dans les cœurs trop meurtris, dans les consciences éteintes, pour qu'humanité à nouveau essaime.