«Le gouvernement veut à tout prix éviter ce que les étudiants et professeurs réclament depuis des années, et en particulier pendant la grève : un moratoire sur la hausse des droits de scolarité et l’organisation d'États généraux de l’université qui poserait, nécessairement, la question de la finalité de l'enseignement universitaire.» Par Piroska Nagy, professeure d’histoire du Moyen Âge à l'UQAM (Université du Québec à Montréal).
Aux yeux des Européens, le Canada avait, jusqu’à récemment, plutôt bonne presse en termes de démocratie, et le Québec a toujours eu toujours la réputation d’une province à part, la plus à gauche du pays, comme la côte Est des États-Unis face au Sud conservateur. Que reste-t-il de tout cela au lendemain du vote de la loi spéciale (1), « destinée à mater le mouvement de grève » des étudiants en cours depuis la mi-février, d’après les grands titres de Radio-Canada ? Mais surtout, comment et pourquoi en est-on arrivé à une loi brimant la démocratie, qui reconnaît par son existence même la dégénérescence de la grève étudiante en une grave crise sociale ?
Commençons par la fin. La loi 78, votée ce 18 mai au soir, vise en principe le retour en classe des plus de 150 000 étudiants après trois mois de grève, voire quatorze semaines pour certains. Elle « suspend » le trimestre d’hiver, qui doit reprendre… fin août, afin de laisser le temps « pour apaiser les esprits ». Elle le fait en apportant des limitations importantes au droit d’association, au droit de manifestation, et recourt même à la justice pénale contre les récalcitrants. Avant même sa promulgation, de nombreuses voix se sont élevées contre la loi, dont celle du Barreau du Québec, de la Fédération québécoise des professeurs d’université, et j’en passe, pour souligner sa nature anti-démocratique, anti-constitutionnelle. Une loi digne de la Grande noirceur (2), des républiques bananières ou de la Corée du Nord, selon les commentateurs : si la grève étudiante a polarisé les sensibilités, la loi indigne même les plus pacifiques. Selon la lettre ouverte d’un groupe d’historiens québécois, la loi «remet en cause le principe de la primauté du droit dans la résolution des conflits, comme le souligne le Bâtonnier du Québec dans son communiqué du 18 mai. En effet, dans sa forme actuelle, le projet de loi 78 limite clairement le droit de manifester pacifiquement de tous les citoyens et sur tous les sujets. Il entrave de manière importante la liberté académique dans un milieu universitaire. Il suspend des recours juridiques légitimes et renverse le fardeau de la preuve qui rend les associations d’étudiants et les syndicats responsables d’actes commis par autrui. Enfin, il sanctionne lourdement les citoyens ainsi que les associations étudiantes et syndicales qui ne se conformeraient pas aux dispositions de cette loi d’exception» (3).
Outre son volet antidémocratique, le volet règlementaire de la loi 78 a l’extrême avantage d’être fort probablement inapplicable. En effet, une des nouveautés historiques du conflit étudiant le plus dur que le Québec ait connu était sa judiciarisation, comme une importation de la dérive individualiste américaine. Des étudiants opposés à la grève votée par leur propre association sont allés la contester au tribunal, seuls ou en petits groupes, au nom de leur droit à recevoir l’instruction à laquelle ils étaient inscrits. Ils faisaient donc valoir leur droit individuel face au droit des associations, de la collectivité – et ceci, non sans succès : le plus souvent, les tribunaux sommaient alors par injonction l’établissement ou les professeurs de dispenser les cours prévus. Le hic : l’impossibilité évidente de réunir des conditions de sécurité, des conditions pédagogiques suffisantes pour la tenue des cours, lorsqu’une bonne partie des étudiants tiennent à la validité de leur vote de grève collective, et que les professeurs, au nom de la démocratie, le plus souvent les épaulent. Des dizaines d’injonctions accordées ont échoué, dans les dernières semaines ; très peu ont pu être appliquées, très peu de cours ont repris sous injonction. En revanche, les professeurs se sont aussi révoltés contre cette dérive par laquelle les étudiants « socialement responsables », autrement dit favorables à la hausse, cherchaient à régler le conflit autrement que par la voie démocratique et politique. Or la loi spéciale recourt à la même idée : sommer institutions et professeurs de dispenser les cours – certes, pas dans l’immédiat, mais à la fin du mois d’août… mais pourquoi la grève, faute d’avancées sur les revendications, ne reprendrait-elle pas alors ? Bien sûr, la loi donne la réponse : parce qu’elle sera interdite… et les associations étudiantes qui l’ont promue, brimées (4).
Car s’il y a bien une chose que le gouvernement libéral n’a pas faite depuis quatorze semaines, c’est d’envisager démocratiquement le conflit, sur le terrain politique, en discutant avec les associations étudiantes du fond du problème, et cela d’égal à égal. La loi spéciale n’est que le dernier acte d’une pièce de théâtre bien orchestrée, diffusée scène après scène depuis trois mois aux Québécois par le gouvernement et les grands médias. Jean Charest n’a jamais pris la peine de rencontrer les étudiants, ni même de s’adresser à eux publiquement. Pendant plus de dix semaines, le gouvernement n’a pas daigné communiquer de quelque façon que ce soit avec les 200 000 étudiants en grève. En revanche, la présence et l’intervention fréquemment brutale de la police pendant les manifestations, devenues quotidiennes, avec poivre de Cayenne, bombes sonores, gaz lacrymogène, matraques, balles de plastique et arrestations fréquentes ont largement contribué à envenimer la situation. Pendant ce temps, la plupart des grands médias et les politiques libéraux criminalisaient cette lutte clairement sociale, en stigmatisant publiquement les « violences » survenues lors des manifestations, et tout particulièrement les perturbations économiques, à savoir la seule arme efficace des étudiants face à un gouvernement qui faisait la sourde oreille. Durant les deux rondes de négociations aussi tardives que pipées, le gouvernement a refusé d’aborder la question de fond : la hausse des frais de scolarité – tout en criant haut et fort que l’impossibilité des négociations était due à l’intransigeance des étudiants, aux violences dans la rue... Cependant le mouvement étudiant a démontré une formidable unité : face aux tentatives de division des associations étudiantes, comme aux autres manœuvres de diversion, les leaders et leurs bases ont répondu avec une maturité remarquable. Et cependant toujours, les libéraux ont persisté dans leur réponse : dompter, soumettre le mouvement par tous les moyens, par le recours à la justice, à la loi et à la police. Pas de discussion démocratique, d'écoute de la volonté de la population étudiante, encore moins de la réflexion sur le devenir de l’université.
Les raisons? La première est d’ordre électoraliste. Jean Charest et le PLQ comptent sur cette fermeté pour redorer leur blason, souillé par diverses affaires au cours des dernières années qui ont largement remis en cause leur légitimité, y compris vis-à-vis de leur propre électorat. Ceci en vue des élections qui doivent se tenir en 2013 – et qu’il leur sera fort difficile de gagner. Le Québec verra bien, et décidera même, si la fermeté qui outrepasse les limites de la démocratie paye, ou si par le mépris des étudiants, par l’arrogance face à une partie de la population, couronnés par cette loi autocratique, Charest creuse sa propre tombe.
Une deuxième raison, bien plus profonde, d’un tel manque de volonté de négocier : la pensée unique, et en l’espèce le mantra néolibéral de l’utilisateur-payeur. Chaque étudiant doit payer « sa juste part », répète le gouvernement – ce qui signifie pour beaucoup s’endetter à vie. Il n’est pas rare, avant même la hausse, de rencontrer des étudiants de 25 ans avec 30 000, voire 50 000 dollars de dettes, contractées pour faire leurs études. Autant dire, contracter un esclavage aux banques, avant même de décrocher un vrai travail. La fameuse hausse tant voulue ne profitera, bien sûr, qu’aux banques et non aux universités, puisqu’elle est censée compenser le désengagement de l’État du financement de celles-ci. Et pour le cas où l’on n’aurait pas compris l’esprit dans lequel le gouvernement et les recteurs qui le soutiennent pensent l’éducation, rappelons cette innovation de vocabulaire, répétée encore et encore pendant la grève : la « clientèle étudiante », pour reprendre le langage des administrations universitaires, n’est pas en grève mais « boycotte » les cours, puisque ce n’est pas un rapport collectif de travail… mais un lien individuel de consommation.
Dans de telles conditions, il est bien clair que le gouvernement veut à tout prix éviter ce que les étudiants et professeurs réclament depuis des années, et en particulier pendant la grève : un moratoire sur la hausse des droits de scolarité et l’organisation d'États généraux de l’université qui poserait, nécessairement, la question de la finalité de l'enseignement universitaire – et celle d’autres modèles possibles, arrimés à d’autres modèles de société. Car si la révolte est telle au Québec face à la hausse, que même les parents d’élèves, avocats, médecins et retraités portent le carré rouge en signe de solidarité avec les étudiants en grève et manifestent, c’est que l’université marchandisée (5) remet en cause un des principaux acquis de la Révolution tranquille : l’accès des francophones pauvres à l’université, avec une politique qui visait, au départ, la gratuité. L’enjeu académique est donc non seulement politique mais également identitaire et culturel, au Québec, et explique pourquoi des centaines de milliers de personne descendent dans la rue le 22 de chaque mois de ce printemps, jours des manifestations nationales. Ce n’est pas un hasard non plus si les collèges et universités anglophones ont à peine participé au mouvement du « printemps d’érable ».
Il peut alors être utile pour le monde académique, pour toute cette génération de jeunes refusant l’ordre mondialisé néolibéral, de recourir à la mémoire historique. À l’origine de la fondation de l’université de Paris, il y eut une association jurée d’intérêts communs, l’universitas formée ensemble par les étudiants et les maîtres à l’aube du XIIIe siècle, pour défendre leurs droits et leur autonomie intellectuelle face aux autorités de l’Église, de la royauté et de la ville. De cette association professionnelle, l’institution qu’on connaît n’est née que peu à peu, à travers d’âpres luttes avec les pouvoirs. La Grande Grève de l’Université de Paris, qui a duré de 1229 à 1231, où maîtres et étudiants ont fait sécession de la ville pour tenir les cours ailleurs (!), s’est terminée par l’octroi par le pape Grégoire IX de la Bulle Parens Scientiarum le 13 avril 1231 (6), reconnaissant de manière définitive l’autonomie juridique et intellectuelle de l’université. Ne serait-ce pas alors aux professeurs et étudiants ensemble d’organiser les États généraux que recteurs d’université et gouvernement tentent de toutes leurs forces d’éviter ? Montrer que les cours peuvent se tenir quand il y a un consensus entre étudiants et maîtres sur la finalité de leur travail commun ?
(1) En attendant que la loi acceptée soit publiée, le projet de loi peut être téléchargée à http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201205/17/01-4526386-projet-de-loi-78-pour-la-paix-et-lordre.php
(2) L’époque de conservatisme et de cléricalisme durcissant entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et le début de la Révolution tranquille, marqué par le gouvernement durable de Maurice Duplessis (1944-1959).
(3) http://www.ledevoir.com/societe/education/350481/une-loi-scelerate-et-une-infamie
(4) http://www.ledevoir.com/politique/canada/350531/la-fin-des-assos-etudiantes
(5) Voir É. Martin – M. Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Montréal, Lux éd., 2011.
(6) http://icp.ge.ch/po/cliotexte/sites/Arisitum/cdf/bul.html