La dernière campagne de publicité de produits de beauté Nivea, destinée aux hommes noirs, est une opération «ethnico-commerciale», aux «relents nauséabonds», estime Laurence De Cock, membre du bureau du CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire).
---------------
C’est du «vintage»: une petite boîte ronde métallique qui recèle les secrets de l’hydratation familiale. Une crème fouettée, peu odorante que l’entreprise Nivea a décliné jusqu’à plus soif, vantant ce côté nature, écologique, simplement simple.
On aimerait céder à l’appel nostalgique de la petite boîte bleue qui échappe aux procédés les plus vulgaires de la «com», qui écrase les fossés générationnels, l’anti «mesdames vous resterez éternellement lisses» ; presque la crème de la décroissance au fond qui flatte notre bonne conscience militante. Mais, pas de peau, ici comme ailleurs, dans les coulisses de cette entreprise multi/transnationale, se cache toute la machinerie de la quête de profit. Une entreprise comme Nivea ne peut pas non plus prendre une ride, mesdames monsieur, elle a besoin de nouveaux concepts. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la dernière campagne de publicité révélée par le Nouvel Observateur.
Il est homme, il est beau, il est jeune, il est noir. Il était donc africain, crépu et barbu avant que sa route ne croise celle de barbe-bleue (entendre, mousse à raser Nivea) qui, comme dans les meilleurs contes de fée, transforma le vilain crapaud.
Soupir de satisfaction, l’entrée dans l’histoire sera pour les noirs comme une seconde jeunesse. Si cela vous rappelle les discours racistes d’un autre temps ou encore les discours prétendument non racistes de notre temps (celui de Dakar du Président Sarkozy en juillet 2007 par exemple), oubliez, vous n’y êtes pas du tout. Car, en France, dans le staff Nivea, il y a des personnalités que l’on peut difficilement soupçonner de flirter avec les sphères réacs et qui sans doute nous protègent de ce genre de dérapages.
Notez donc: depuis 2007, le CNRS co-organise, avec l’«observatoire Nivea» colloques et appels à projets sur des sujets aussi savants et savoureux que «corps et couleurs» (voir doc 1) ou encore l’«écologie corporelle» comme en témoigne cette attribution du prix (20000 euros) «observatoire Nivea» (doc 2) à deux jeunes chercheurs.
Chez Nivea français, on travaille donc «main dans la main» avec des éminents chercheurs (payés par l’Etat) afin de montrer que «l’image du corps prend une importance qu’elle n’avait pas avant. Les individus, les modes de vie et la société dans sa globalité donnent au paraître un rôle clé dans la construction de l’individu et de son image. Car paraître, c’est aussi construire son identité. La peau et le corps deviennent alors des outils de construction du soi.»
La campagne publicitaire récente n’est qu’une maladresse ? C’est ce que Nivea a reconnu depuis le tollé provoqué par l’affiche. Une maladresse qui s’inscrit pourtant tout naturellement dans la vague du «marketing ethnique», un concept dans l’air du temps, y compris en France où il est «paradoxal de penser que le marketing ethnique reste tabou alors que la France est un foyer d'immigration majeure. Jean-Paul Tréguer estime à environ 12 à 14 millions de personnes les communautés ethniques en France, soit plus de 20 % de la population. Sur ce nombre, environ 5 à 6 millions seraient en provenance des pays d'Afrique du Nord (immigrés, étrangers et “beurs” nés en France), entre 3,5 et 6 millions seraient d'origine antillaise ou africaine, plus d'un million serait d'origine asiatique et environ 2 millions d'origine européenne.»
On ne feindra guère d’être étonnée par l’appétit du gain et les stratégies marketing toujours plus inventives et cyniques des multinationales ; mais on est en droit de s’interroger sur la nature d’un partenariat recherche-entreprise qui, sous prétexte de stimuler la recherche, inféode la production scientifique aux finalités marchandes. Les membres du comité scientifique de l’observatoire Nivea ont publié, il y a deux ans, un ouvrage portant sur la peau comme «enjeu de société».
On mesure alors, dans la bévue de la campagne publicitaire anglo-saxonne de Nivea, l’incongruité de cette coopération qui appellerait, au minimum, un communiqué des chercheurs français malencontreusement indirectement associés à cette opération ethnico-commerciale. Le partenariat CNRS-Nivea-France interroge et provoque un certain malaise quand on peut y soupçonner la participation des sciences humaines et sociales, anthropologie en tête, à une fabrique de nouveau produit-cible et de slogans aux relents nauséabonds.
Laurence De Cock, membre du bureau du CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire)
Co-auteure de Mémoires et histoire à l’école de la république (Armand Colin, 2007), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France (agone, 2008), et La fabrique scolaire de l’histoire (agone, 2009)