Didier Boeno, médecin et bénévole pour Médecins du monde à Marseille, évoque ses rencontres avec les jeunes Tunisiens qui ont quitté leur pays après la révolution. Dans cette Europe qu'ils ont tant idéalisée mais où ils deviennent peu à peu des clochards, le «renoncement au rêve» laisse bientôt place au «début du cauchemar…»
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«La révolution, c’est nous qu’ont l’a fait!» Cette phrase, affirmée avec la force d’un slogan, je l’ai entendue au détours d’une consultation au Centre d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) de Médecins du monde à Marseille. Mais quel est ce parcours, qui, des rues insurrectionnelles de Tunis, mène au pavé de Marseille?
Ils sont de plus en plus nombreux à Marseille, ces jeunes Tunisiens, âgés de 20 à 25 ans, 30 ans pour les plus âgés. Epris de liberté, ils ont quittés la Tunisie dès leur révolution aboutie.
Tous décrivent les conditions misérables de leur jeunesse tunisienne, le pouvoir corrompu, l’ivresse des émeutes, l’orgueil de leur succès. Par leur détermination, admirée du monde entier, ils ont tourné une page abhorrée.
«La révolution, c’est nous qu’ont l’a fait!»
Et pour ceux que l’on rencontre en France, la première victoire revendiquée, c’est la possibilité de découvrir, de voyager, de passer la frontière. Et gagner l’Europe, c’est aussi tenter sa chance ailleurs, un ailleurs idéalisé, rêvé, utopique avec pour première étape, l’Italie, après la traversée de la Méditerranée, traversée toute contraire au parcours touristique. Cette migration puis l’accueil à Lampeduza dans des conditions sommaires leur a déjà coûté beaucoup d’énergie. Mais qu’importe, de l’énergie ils en ont qui leur a permis de tenir le coup dans ces camps d’urgence où l’angoisse tend à se mêler à l’euphorie.
Quand enfin ils obtiennent des autorités italiennes les laissez-passer nécessaires, ils peuvent alors envisager dans un avenir proche, un lendemain européen.
Voilà presque trois mois qu’il est arrivé à Marseille.
Il a d’abord connu les nuits dans la rue. Il y a rencontré les nombreux SDF qui hantent les abords de la gare Saint-Charles. Les nuits à même le sol, les quelques nourritures récupérées dans les poubelles. Il n’y est pas le bienvenu. Il n’est pas accueilli à bras ouverts par ceux qui depuis des années connaissent la débrouille, la galère. Ici, pas question de partage. Un de plus, c’est un abri en moins. Un de plus, c’est un repas en moins. Un de plus à faire la manche, c’est quelques centimes en moins. Et la violence toujours présente qui est la première règle, la première loi parmi cette population d’exclus.
Pourtant, la rue est préférable à l’hébergement d’urgence. La rue, c’est un accident de parcours, un accident qui ne peut être qu’une situation temporaire, anormale. Tandis que se presser le soir vers 17 heures aux portes de l’accueil de nuit pour espérer un lit et un repas, c’est le début du renoncement au rêve ou c’est peut-être le début du cauchemar… C’est certainement l’aggravation de la blessure narcissique.
La nuit dernière, il l’a ainsi partagée avec les clochards de longue date, ceux qui savent que ce foyer d’urgence est devenu, au fil des années, leur deux pièces-cuisine, leur seul lien social, leur seul avenir, et qui ne tiennent le coup que parce que l’alcool, les hypnotiques, les joints, la drogue anesthésient leur sentiment d’appartenir à cette humanité qui s’acharne à persister en eux. On ne partage ici que les parasites, les poux, la gale, la promiscuité, le manque d’hygiène. Le manque de sommeil bientôt précipite l’épuisement physique et psychique.
La peau est le premier organe qui manifeste cet épuisement. Démangeaisons, furoncles et l’odeur si caractéristique du manque d’hygiène où se mêlent sueur, tabac, urine et crasse, cette odeur qui imprègne les vêtements, le jean et les deux tee-shirt qu’il possède encore. Les douleurs viennent s’ajouter, douleurs gastriques, ballonnement abdominal, témoins d’une alimentation hasardeuse tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Très fréquentes sont également les algies lombaires et dorsales. Les muscles sont tendus, douloureux, inoccupés, frustrés de n’être plus une force utile au travail.
Et l’éloignement, la famille qui manque tant et à laquelle il faut mentir au téléphone, l’absence de toute présence féminine habituellement si réconfortante, épouse, mère, sœur. La solitude, l’isolement, l’espoir déçu d’une solidarité communautaire entraînent petit à petit le repli sur soi.
Le jeune homme qui est en face de moi ce matin connaît encore une autre situation. Il partage avec deux autres une petite chambre meublée d’un lit et d’un canapé de brocante, dans laquelle s’organise un roulement sur les vingt-quatre heures pour le plus grand profit d’un bailleur sans scrupule ni humanité.
Mais que dire à un homme de 25 ans qui pleure à chaudes larmes et avoue sa honte, entre deux sanglots, de n’avoir pas changé de chaussettes depuis une semaine.
Alors je tente avec lui d'opposer à ce présent si douloureux le souvenir de ses journées révolutionnaires, je tente de lui rappeler la fierté légitime qu’il peut encore éprouver.
Combattant de la liberté, je t’admire et te félicite pour la page d’histoire que tu viens d’écrire. Rappelle-toi, «dégage, Ben Ali», et un malheureux sourire vient interrompre ses larmes. Peut-être puis-je aussi te suggérer qu’un jour tu devras revenir vers ce pays qui reste à construire. Mais cette hypothèse reste encore trop douloureuse à envisager. Le retour devra être précédé par un difficile travail de deuil et par la nécessité de surmonter l’angoisse d’affronter le regard de ceux qui sont restés, à qui il faudra pourtant raconter, sans pouvoir cependant réellement communiquer toute la détresse vécue dans cette expérience européenne.
«La révolution, c’est nous qu’on l’a fait!» et d’ajouter avec maintenant une lueur de malice dans les yeux: «Et toi, tu l’aimes Sarkozy?»