La Cour Pénale Internationale (CPI) est l'accomplissement d'années d'investissements intellectuels, moraux et politiques au service d'un idéal de justice universelle et permanente. Le départ du premier procureur élu et les premiers jugements sont certainement une bonne occasion de faire un bilan critique de cette nouvelle institution créée en 2002. L'engagement des personnes ayant contribué à l'existence de cette Cour et des professionnels qui tentent de la faire fonctionner quotidiennement mérite cependant mieux que l'ironie. Si le livre de Stéphanie Maupas a la vertu d'ouvrir le débat sur le fonctionnement de cette institution, les sarcasmes devant les difficultés de la justice pénale internationale à s'affirmer davantage dans les relations internationales font plus sourire qu'ils ne font réfléchir.
La CPI est le résultat d'un long et complexe processus de négociations multilatérales, qui a abouti à la signature du traité de Rome en 1998. Comme son texte fondateur n'est pas le fruit d'une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies, la Cour ne fonctionne pas sur le même modèle que les Tribunaux Internationaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda auxquels il faut la comparer avec prudence. Alors que les Nations Unies ont circonscrit les compétences territoriales et temporelles des tribunaux ad hoc, le Procureur de la CPI doit faire ses propres choix politiques: il détermine et délimite ses enquêtes par lui-même, au plus près de la commission des crimes, à un stade où les enjeux politiques sont vifs. En réalité, si le Procureur de la CPI est soumis à une critique plus intense que ses homologues, c'est parce qu’il dispose de davantage de pouvoir et de liberté d’action. A travers la création de la Chambre Préliminaire, les signataires du Statut de Rome ont choisi de remplacer le contrôle politique a priori de l’action du Procureur par le Conseil de Sécurité par un contrôle judiciaire exercé par des juges.
Le nombre d'États membres de la CPI n'a cessé de croître depuis sa création pour atteindre aujourd'hui 124 signataires: 34 États d'Afrique, 19 d'Asie et du Pacifique, 18 d'Europe orientale, 28 d'Amérique latine et des Caraïbes, 25 d'Europe occidentale et autres Etats. En dépit du refus de plusieurs grandes puissances à signer pour l'instant le traité de Rome, il est remarquable que de si nombreux Etats se soient trouvés prêts à s'accorder sur l'idée que les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les crimes de génocide ne sauraient rester impunis et surtout qu'aucune qualité officielle n'immunise une personne contre des poursuites judiciaires. En revanche, il n'y a rien de particulièrement étonnant à ce que ces mêmes États ne soient pas spontanément d'accord sur les modalités de mise en oeuvre de la justice pénale internationale et que de nombreuses questions restent encore ouvertes. Au sein de l'Assemblée des Etats Parties, les pays signataires du traité de Rome confrontent leurs intérêts politiques, tentent d'articuler leurs traditions juridiques nationales et cherchent à trouver des réponses communes aux nombreuses interrogations soulevées par l'institutionnalisation de la lutte contre l'impunité : comment garantir une meilleure coopération des Etats ? L’immunité d'un chef d'Etat non partie au Statut, comme le Soudan, est-elle opposable à la Cour ? Convient-il de repenser le système procédural pour le rendre plus efficace ? Au lieu de s'étonner que les Etats soient mus par des motivations politiques, on préféra noter qu'aucun d'entre eux n'a encore retiré son adhésion à la CPI.
Si l'on se tourne maintenant vers la pratique judiciaire, nous pouvons donner quelques exemples aussi bien de l’originalité du Statut de Rome que de la créativité des juges qui le mettent en oeuvre. Inspirée des modèles continentaux, la création d'une Chambre Préliminaire assure un contrôle judiciaire inédit sur le travail et les enquêtes du Procureur. Ainsi, dans l'affaire Laurent Gbagbo, les juges ont demandé au Procureur d'élargir son enquête aux exactions prétendument commises par les partisans du président Alassane Ouattara, qui est encore en exercice en Côte d'Ivoire. Dans d'autres cas, les magistrats ont refusé le renvoi en procès de plusieurs affaires faute de preuve solides, ce qui constitue peut-être une échec pour le Procureur, mais un signe de bon fonctionnement de la justice. Par ailleurs, la CPI reconnait un droit des victimes à participer aux procédures et à être représentées à l'audience, qui n'existaient dans aucune juridiction internationale jusqu'ici. Cette participation accrue des victimes à la procédure devrait être en mesure de mieux intégrer les attentes des populations concernées dans les jugements. Enfin le refus des juges d'autoriser le Procureur à s'entretenir et à préparer ses témoins avant d'entrer dans la salle d'audience apporte des nouvelles garanties à la défense. Si les rétractations des témoins paraissent davantage fréquentes à la CPI, c'est tout simplement parce qu'elles ont lieu publiquement et non dans les coulisses.
En terme comptable, il faut reconnaître que le bilan de la Cour Pénale Internationale est relativement maigre. Il n'a pas été à la hauteur des attentes des victimes, de la société civile, des États parties et même du personnel de la Cour. Une part de la responsabilité revient certes à l'institution qui n'a réussi à juger que quatre accusés en quinze ans d'existence, mais elle incombe aussi aux Etats, qui n'ont pas arrêté les suspects, et également au Conseil de Sécurité, qui se contente de renvoyer des situations à la Cour sans prendre des mesures contre les Etats qui refusent de coopérer et sans non plus lui donner les moyens matériels d’assurer ces nouvelles saisines. Ces résultats doivent cependant être mis en perspective avec le défi de la Cour, qui consiste rien moins qu'à tenter de trouver le juste équilibre entre les intérêts de la justice, les intérêts politiques, l'impératif d'efficacité et la garantie d'un procès équitable. A notre sens, la détermination et l'élan de la CPI à réaliser cet exploit reste intact.