Billet de blog 24 juin 2013

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Le déni du droit d’asile en Suisse: entre amalgames discriminatoires et droit d’exception

Très malmené depuis trente ans par tous les partis politiques, le droit d'asile en Suisse vient encore d'être révisé pour imposer plus de restrictions, critique Claude Calame, directeur d'études à l'EHESS. Sévère avec les étrangers les plus précaires, l'Helvétie mène « une politique où l’humanitaire n’est plus que le masque de pratiques discriminatoires au profit des nantis ». 

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Très malmené depuis trente ans par tous les partis politiques, le droit d'asile en Suisse vient encore d'être révisé pour imposer plus de restrictions, critique Claude Calame, directeur d'études à l'EHESS. Sévère avec les étrangers les plus précaires, l'Helvétie mène « une politique où l’humanitaire n’est plus que le masque de pratiques discriminatoires au profit des nantis ». 


Comme d’autres pays d’Europe, la Suisse connaîtrait une « explosion » des demandes d’asile. Les chiffres montrent que l’impression est toute relative. Le nombre total des demandeurs d’asile et des réfugiés en Suisse représente moins de 1 % de la population. Depuis les années 1980, on assiste néanmoins à de constantes restrictions dans le droit d’asile ; d’abord sous l’impulsion du parti national-libéral d’extrême droite de l’UDC (responsable de l’interdiction des minarets), puis désormais avec l’accord de tous les partis acquis au néolibéralisme et au néocolonialisme qui en découle (socialistes inclus). Pourquoi donc autour des demandeurs d’asile et des réfugiés ces psychodrames politiques à répétition, lancés au Parlement, consacrés par les autorités fédérales et largement relayés par les médias ?

En septembre dernier, le Parlement requérait une révision « urgente » d’un droit malmené pratiquement depuis son entrée en vigueur en 1981. Les associations de défense de l’asile et des migrants ont immédiatement organisé un nouveau référendum contre un nouveau renforcement de ce qui est devenu un droit d’exception. A la mi-juin, les nouvelles mesures restrictives ont néanmoins été approuvées par près de 80 % des votantes et votants… Dans le processus référendaire, quatre restrictions supplémentaires étaient en jeu : la suppression de la désertion comme motif d’asile ; la mise en place de centres spécifiques pour demandeurs « récalcitrants » ; la suppression des demandes d’asile dans les ambassades ; la possibilité pour le gouvernement d’introduire des procédures « test », par exemple en réduisant le délai de recours.

Les cibles des trois premières restrictions, avec leurs conséquences dramatiques, sont connues : les déserteurs érythréens pourtant condamnés à une répression féroce ; les milliers de demandes déposées aux ambassades d’Egypte et de Syrie pendant la guerre destructrice conduite par les Etats-Unis en Irak et laissées en souffrance par l’Office fédéral des migrations ; les demandeurs d’asile très minoritaires commettant des erreurs mineures, désormais stigmatisés par une étiquette pour le moins floue. Quant aux procédures d’examen des demandes d’asile que le Conseil fédéral sera en mesure de « tester », elles constituent un droit d’exception qui échappe aux instances judiciaires pour être laissé à la discrétion du pouvoir politique. Ce n’est rien d’autre qu’une atteinte fondamentale à l’Etat de droit.

Par ailleurs, aux mesures « urgentes » largement acceptées par les électrices et électeurs à la mi-juin et à un enième durcissement imposé par le Parlement en décembre dernier pour interdire au requérant d’asile de prendre part à toute manifestation politique, s’ajoute une réforme plus fondamentale : voulue par la ministre de la justice, Simonetta Sommaruga (socialiste), elle prévoit l’institution de camps fédéraux centralisés à côté des camps spéciaux pour « récalcitrants ». Dans cette perspective, le Conseil fédéral pourra procéder aux « tests » mentionnés en dehors du cadre juridique et judiciaire donné par la loi. Sous prétexte d’accélération dans le traitement des demandes d’asile, les délais d’examen et de recours seront drastiquement réduits.

C’est ici qu’il convient de faire un peu d’histoire. Depuis plusieurs décennies, l’Helvétie s’offre au cœur de l’Europe comme le terrain d’essai pour des restrictions de plus en plus sévères dans un droit d’asile à l’origine assez généreux. Dès 1983, une première révision prévoit le renvoi en cas de décision négative, la suppression de l’une des instances de recours, et une possible interdiction de travailler. Révision après réforme, la Suisse est devenue la championne des mesures discriminatoires censées « décourager » les demandeurs d’asile –en dépit des protestations du Haut commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR).

De ce point de vue, 1986 marque un premier tournant : dans une nouvelle révision, on prévoit par exemple une rétention administrative de trente jours en vue du refoulement. Désormais, le demandeur d’asile n’est plus une victime de persécutions attentant à son intégrité morale et physique et une personne cherchant protection ; il est un suspect dont il s’agit de démontrer la mauvaise foi pour mieux le refouler. On entretient ainsi un premier amalgame : demandeur d’asile = réfugié économique. À une logique juridique de l’accueil se substitue une logique du dénigrement et l’expulsion.

Le second tournant a été pris en 1995 par l’introduction dans la loi des « mesures de contrainte ». À la suite d’une campagne politique et médiatique animée non pas par l’UDC mais par ce qui est devenu le Parti libéral-radical autour de la scène zurichoise du Letten, la détention administrative en vue du refoulement est étendue à neuf mois ; elle est assortie de la possibilité d’une « détention préparatoire » de trois mois. Désormais, le requérant d’asile est considéré comme un délinquant en puissance. Il est passible de ce qui devient un droit d’exception. Second amalgame : demandeur d’asile = dealer et criminel.

Discrimination, criminalisation, expulsion, telle est la logique qui préside désormais à la politique conduite à l’égard des étrangers les plus précaires. Des déboutés de l’asile, la détention administrative a été étendue aux étrangers en situation irrégulière, provoquant un troisième amalgame : entre réfugiés politiques et « sans papiers » (une dénomination en elle-même trompeuse). L’exigence de distinguer la détention administrative de la détention pénale a conduit à la création de centres de rétention comme celui de Frambois, près de l’aéroport de Genève. Ces prisons de fait anticipent sur la construction en France des Centres de rétention administrative (CRA). La « carte des camps » publiée par Migreurop dans sa cinquième édition révèle l’existence en Europe de près de 430 lieux d’enfermement. En 2009, plus d’un demi-million de déboutés de l’asile et de migrants sans permis de séjour ont été enfermés en vue de leur refoulement. La Suisse se distingue avec une concentration particulière de camps pour des étrangers en instance d’expulsion et de prisons de droit commun utilisées pour la détention administrative. Comme corollaire le pays est devenu spécialiste en matière de « vols spéciaux » : 6 439 renvois par avion en 2011 dont près de 300 sous « escorte policière ». Les entraves imposées pendant le transfert sont si contraignantes qu’elles sont déjà responsables de trois décès.

Illustration 1

L’Helvétie de la discrimination, pionnière, une fois encore, mais pas à l’égard de tous les étrangers. Bien différente, on le sait, est la politique d’accueil que le pays a toujours adoptée vis-à-vis des riches : étrangers très fortunés, avides de pouvoir bénéficier de généreux « forfaits fiscaux », et puissantes multinationales, soucieuses d’« optimisation fiscale ». Mais c’est là l’autre volet d’une politique où l’humanitaire n’est plus que le masque de pratiques discriminatoires au profit des nantis. Depuis plus de trente ans, toute la politique des partis de droite et de gauche inspirés par le national-libéralisme de l’UDC a été de reporter sur les groupes d’étrangers connaissant les situations les plus précaires les peurs des victimes du démontage social qu’ils ont eux-mêmes organisé.

Claude Calame, directeur d’études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), professeur honoraire à l'Université de Lausanne

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.