Ingrid Galster, qui a consacré l'essentiel de ses travaux à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, revient sur le récent livre de Jean-Pierre Azéma, Vichy-Paris. Les collaborations. Histoire et mémoires. Elle reproche à l'historien de s'accrocher à un «mauvais procès rétrospectif» envers Jean-Paul Sartre.
Trente-sept ans après son premier livre sur le sujet, l’historien Jean-Pierre Azéma a voulu renouveler son texte sur la Collaboration en France occupée en profitant de l’ouverture de fonds d’archives, de ses propres recherches et des travaux de nombreux historiens et de leurs publications de grande qualité, comme il le précise dans l’avertissement de son nouvel ouvrage, Vichy-Paris. Les collaborations. Histoire et mémoires (André Versaille, 2012). Entre temps, on dispose également de catégories plus fines pour juger l’attitude d’institutions et de personnages face à l’occupant. Comme d’autres spécialistes de l’époque, il apprécie en particulier le terme “ accommodement ” mis en circulation en 1995 par l’historien suisse Philippe Burrin.
On s’intéressera ici en particulier à la partie sur « la vie culturelle et sociale pendant la Collaboration », qui occupe une vingtaine de pages dans cet ouvrage synthétique. La documentation utilisée reste assez limitée. Certes, on comprend que l’auteur n’ait pas pris la peine de consulter des ouvrages non traduits en français tels que l’étude fondamentale d’Eckhard Michels sur l’Institut allemand (1993) ou celle de Kathrin Engel sur le cinéma et le théâtre (2003): il n’est pas le seul à négliger les textes en langue étrangère. Mais même pour les publications en français, ce livre ne correspond pas toujours à l’état des lieux.
Prenons le cas de Sartre. Dans son classique consacré à la période entre Munich et la Libération de la Nouvelle Histoire de la France contemporaine (1979), Jean-Pierre Azéma avait mis en doute le caractère contestataire des Mouches. Si on l’admet, écrivit-il, pourquoi ne pas faire résistant d’honneur l’auteur d’Antigone et jacobin l’auteur de La Reine morte, Henry de Montherlant, qui a fait dire à l’un de ses protagonistes «En prison se trouve la fleur du royaume»? Pour la mise à jour en 2012, Azéma semble avoir lu (sans le citer) un court article publié en 2005 par son ami Michel Winock qui, lui, prend en compte les progrès de la recherche, mais le préjugé d’Azéma est apparemment indéracinable. « Il est clair, écrit-il, qu’après avoir été célébré pour une certaine audace dans ses pièces, on trouve aujourd’hui que les allusions politiques qu’on aimait relever dans Les Mouches ou dans Huis clos égratignaient plutôt la morale vichyssoise que l’ordre nazi » (p. 102).
On trouve aujourd’hui? Mais les archives de la réception en 1943 et 1944 ont été publiées! Azéma aurait pu lire l’original d’un rapport des Renseignements généraux (n° 26137) transmis à la Propagandastaffel et précisant que, selon certains, la pièce serait une « apologie de la liberté » et risquait « de provoquer des réactions, notamment de la part des milieux universitaires où l’auteur passe pour avoir manifesté des sympathies aux partis d’extrême-gauche avant la dernière guerre ». Il aurait pu examiner tous les textes de la polémique, à propos des Mouches, qui opposa en 1943 critiques collaborationnistes et défenseurs de Sartre. Il aurait même pu voir que le correspondant parisien de l’hebdomadaire Das Reich, organe officieux de Goebbels à Berlin, caractérisait Les Mouches comme « un défi ininterrompu » - sans parler de l’organe de la Milice où se trouvent aussi des allusions à la signification politique de la pièce, et non pas à la morale vichyssoise, cible de Huis clos, pièce pour laquelle Sartre n’a jamais réclamé une nature résistante!
Le droit au défi, ce sont les femmes qui l’ont dans l’ouvrage d’Azéma car on peut se demander, écrit-il, si maintenir un niveau d’élégance bien française n’a pas été une façon de narguer les oppresseurs (p. 94)! Sartre, lui, s’est simplement accommodé aux circonstances avec la particularité que, dans son cas comme dans d’autres, l’accommodement prit facilement l’allure de la liberté de l’esprit. La preuve? Pour lui ou pour Beauvoir, « on pouvait écrire dans l’hebdomadaire généraliste Comoedia qui paraissait neutre » (p. 100). En réalité, Sartre, rentré de captivité fin mars 1941 et ignorant encore les consignes, avait accepté d’enthousiasme la chronique littéraire, mais l’abandonna immédiatement après la première livraison, à l’instigation de Beauvoir d’ailleurs, il est vrai pour y retourner deux fois par une interview sur Les Mouches en 1943 et une contribution à un hommage à Giraudoux décédé en 1944.
Il est évident que Jean-Pierre Azéma fait à Sartre, sur la base d’éléments très sélectifs et, en partie, faux, “ le mauvais procès rétrospectif ” contesté en 2008 pour le domaine de l’édition par Jean-Yves Mollier. On ne spéculera pas ici sur ses motifs. Mais on se demande bien ce qu’il en est pour les autres parties du livre. Après le premier feu d’artifice de louanges présenté par André Versaille sur son site, on saura peut-être bientôt ce que pensent les spécialistes indépendants.
Ingrid Galster, Université de Paderborn (Allemagne), est l'auteure ou éditrice de cinq livres sur Sartre (Seuil, PUR, La Découverte, L’Harmattan) et trois livres sur Beauvoir (Tallandier, PUPS, Champion).