Billet de blog 25 février 2011

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Iran: la rue est-elle la solution?

Cherchant à expliquer la relative stabilité du régime iranien face aux révolutions en cours dans le monde arabe, Fariba Adelkhah, chercheuse au Centre d'étude des relations internationales de Sciences-Po (CERI), estime que Mahmoud Ahmadinejad, bien que frappé d'une «grave crise de légitimité» depuis sa réélection contestée en 2009, ne «représente pas une régression ou un renfermement, mais une redéfinition» du système politique en Iran.

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Cherchant à expliquer la relative stabilité du régime iranien face aux révolutions en cours dans le monde arabe, Fariba Adelkhah, chercheuse au Centre d'étude des relations internationales de Sciences-Po (CERI), estime que Mahmoud Ahmadinejad, bien que frappé d'une «grave crise de légitimité» depuis sa réélection contestée en 2009, ne «représente pas une régression ou un renfermement, mais une redéfinition» du système politique en Iran.

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Le péché mignon des Iraniens est de se penser au centre du monde. Ainsi, Mirhossein Moussavi, l'un des leaders du Mouvement vert, a estimé que la révolution égyptienne s'inscrivait dans la continuité de sa propre mobilisation, en 2009. Quant à Ali Khamenei, il en voyait l'origine dans la révolution islamique et anti-impérialiste de 1979. Les deux principaux courants antagonistes de la vie politique iranienne sont au moins d'accord sur une chose, quitte à ne pas en avoir la même interprétation: c'est leur pays qui donne le la au reste de Moyen-Orient. Dans les faits, il n'en est rien, même s'il ne faut pas sous-estimer la circulation de l'information à l'échelle de la région grâce aux nouvelles technologies. C'est plutôt l'absence de toute référence à l'Iran qui a caractérisé les mouvements populaires en Tunisie et en Egypte, même si les Occidentaux restent obsédés par ce précédent qui n'en est pas un. Réciproquement, les Iraniens demeurent perplexes devant leur écran de télévision qui leur montre les images des nations voisines en proie à la fièvre démocratique: les plus vieux n'ont guère envie de revivre l'époque troublée qu'ils ont connue lors de la révolution, les plus jeunes sont trop divisés pour partager des aspirations communes autres que le souhait légitime de leur âge de gagner en liberté, sur un plan éthique autant que politique, et de trouver un emploi, un toit... et l'amour.

En revanche, nul ne peut nier l'importance que revêt aux yeux de Téhéran la déferlante de contestation au Moyen-Orient. D'une part, la chute du régime de Moubarak et l'affaiblissement, au moins temporaire, de l'Egypte qui s'en suivra conforteront l'influence régionale de la République islamique. De l'autre, les dirigeants de celle-ci peuvent craindre d'être à leur tour emportés par la vague démocratique. La reprise de la contestation dans les grandes villes iraniennes, en solidarité avec les peuples tunisien et égyptien, le 14 février, sa répression brutale et la violente campagne d'une poignée de parlementaires contre les leaders du Mouvement vert accusés de collusion américano-sioniste ouvrent une nouvelle page d'incertitude. La République islamique semble avoir épuisé un cycle de son histoire trentenaire depuis que la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République, en 2009, n'a pu se solder par l'un de ces compromis dont elle avait le secret et l'a plongée dans une grave crise de légitimité.

Néanmoins, ce ne sont pas les facteurs généralement avancés, tels que la montée en puissance des Gardiens de la Révolution ou l'effondrement de l'économie sous le coup des sanctions, qui expliquent l'impasse dans laquelle se trouve le régime. De ce point de vue, force est de reconnaître que Mahmoud Ahmadinejad tire sa force du renouveau qu'il introduit, peut-être à son insu, au sein de celui-ci. Contrairement à ce que l'on dit souvent, il n'en représente pas une régression ou un renfermement, mais une redéfinition dont l'orientation et la viabilité restent à comprendre. Ce serait du bricolage scientifique que de le ramener aux simples paramètres de ce que l'on savait, ou croyait savoir, du système politique établi. Quatre facteurs au moins doivent être pris en considération.

1) La crise de 2009 a accentué le processus de déconnexion du religieux par rapport à l'Etat qui s'était enclenché dès les premières années de la République islamique, à l'initiative même de l'Imam Khomeyni, et que la bureaucratisation croissante de l'institution cléricale avait confirmé en dissociant ses intérêts et ses préoccupations par rapport à ceux des acteurs politiques. Déjà, en 2005, l'élection de Mahmoud Ahmadinejad a porté à la présidence de la République un laïque, alors que ses trois prédécesseurs, Ali Khamenei, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani et Mohammad Khatami, étaient des clercs. En 2008, c'est également un laïque, Ali Laridjani, qui a été élu député de la ville sainte de Qom, pour accéder ensuite à la présidence du Parlement. Pendant et après la crise de 2009, les autorités religieuses de Qom ne sont pas non plus parvenues à adopter une position commune et ont achevé de se de l'autre, il sert de repoussoir à la contestation, dans la mesure où le traumatisme de la guerre civile et du conflit avec l'Irak est loin d'être oublié et dissuade sans doute une bonne part de la population de sauter dans l'inconnu politique.

Si le régime résiste à la pression du Mouvement vert, ou à la secousse de sa suppression par la mise en jugement de ses dirigeants, deux sensibilités principales rivaliseront lors de la prochaine présidentielle, en 2013: celle qu'incarnent respectivement Mohsen Ghalibaf, l'actuel maire de Téhéran, et le légataire de Mahmoud Ahmadinejad, que d'aucuns voient en la personne de Esfandiyar Rahim Mashai, son conseiller le plus proche. L'un et l'autre, d'un style personnel très différent, partagent néanmoins une orientation plus nationaliste qu'islamiste, une certaine ouverture au monde extérieur, y compris celui de la diaspora iranienne, et des positions plus libérales à l'égard des femmes et de la jeunesse que celles des conservateurs traditionnels. En revanche, ils se distinguent par leurs alliances: Mohsen Ghalibaf reste fidèle à l'ancienne génération révolutionnaire, à ses institutions et au clergé de Qom, quand les ahmadinejadistes, sous la protection du Mahdi, expriment leur volonté de rupture avec l'establishment politico-religieux de la République et ses «enfants de seigneur» affairistes, et représentent un renouvellement de la classe politique.

Au delà de cette guerre des chefs qui s'annonce, la République tire sa force, jusqu'à preuve du contraire, de trois ressorts. Tout d'abord, le contentieux nucléaire avec les Occidentaux ne doit pas dissimuler qu'en Iran même cette question suscite un véritable unanimisme nationaliste dans l'opinion publique et agit plutôt comme un facteur d'unité de l'Etat et de cohésion de la classe politique, en dépit de ses divisions fratricides. Ensuite, le pétrole et le gaz continuent de donner au pouvoir central les moyens de sa politique et de sa survie, malgré la fluctuation des cours mondiaux. Enfin, la guerre, les sanctions internationales, la politique de subvention des produits de première nécessité ont développé la contrebande et la fraude qui ont fini par engendrer une économie florissante de la frontière. En sont parties prenantes des opérateurs privés aussi bien que des institutions politiques. Y participe également la diaspora des migrants, des expatriés et des exilés, notamment par le biais de leurs remises financières et sociales. Au fil des ans, les provinces périphériques, longtemps déshéritées, ont connu une certaine prospérité qui ont inévitablement entraîné des tensions -comme récemment dans le port de Chabahar- et qui ont accru leur importance politique. Les réformateurs en ont été les premiers bénéficiaires, dans les années 1997-2003. Mais, depuis 2005, c'est incontestablement Mahmoud Ahmadinejad qui en a le mieux tiré parti en sachant jouer des clivages ethnoconfessionnels et en distribuant force crédits à l'occasion de ses tournées présidentielles. Ce qui n'a néanmoins pas empêché son gouvernement de remettre à plus tard le projet d'élections provinciales de crainte de voir s'affirmer par le biais de cette consultation la minorité sunnite qui est localisée pour l'essentiel sur les pourtours du pays, notamment dans le Kurdistan, le Sistan-Baloutchistan, le Khorassan et le Golestan.

Dans la tourmente moyen-orientale actuelle, le sort de Mahmoud Ahmadinejad se joue quelque part entre les sentiments mêlés qu'il inspire à ses concitoyens. Il fait mine de répondre à certaines attentes en matière de justice sociale et de lutte contre la corruption, ce qui ne veut pas dire qu'il y parvient dans les faits tant sa politique économique est parfois erratique, en dépit de l'apparente réussite de la réforme des subventions. Il bénéficie aussi de la pesanteur propre à sa fonction et du soutien d'Ali Khamenei, dans une société qui redoute la résurgence des désordres d'une révolution. Mais, au contraire de ses prédécesseurs, il n'est un gage ni d'honneur ni d'espoir. Sa trivialité, son agitation volontariste, son discrédit sur la scène internationale ne rendent pas fières de leur pays ni ne font rêver les classes moyennes citadines, aujourd'hui majoritaires et qu'inquiète l'aggravation des atteintes aux droits de l'Homme depuis deux ans.
Quant au Mouvement vert, il est bien difficile de cerner sa stratégie et ses objectifs, partagé qu'il est entre ceux qui entendent changer de régime et ceux qui exigent le respect de sa Constitution. La facilité serait d'en appeler, de son confortable fauteuil parisien, à la démocratie par la rue. La rage des deux camps qui se sont affrontés sur la voie publique ces derniers jours suggère que les divisions politiques nées de l'élection de Mohammad Khatami, en 1997, puis de la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005 et 2009, se sont répercutées dans les provinces et les quartiers, dans les administrations et les familles. Le spectre de la guerre civile hante l'Iran, et la boucherie d'une répression de masse des partisans du Mouvement vert ne conduirait pas forcément, par un effet de boomerang, à l'effondrement du régime, tant ce dernier pourrait compter sur la crainte sourde que suscite dans les profondeurs du pays la perspective d'un embrasement généralisé.

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