Pour Steve Ohana, professeur de finance à l’ESCP, l'Europe s'est enfermée dans les dogmes de l'austérité et de la déflation salariale pour faire face à une crise qu'elle s'est largement auto-infligée. Il en appelle au président français pour « délivrer l’Europe de ses chaînes » et « rassembler les Européens derrière un grand projet alternatif mobilisateur ».
Dans son discours d’investiture de 1933, Franklin Delano Roosevelt a déclaré : « Cette grande nation survivra, se régénèrera et prospèrera […]. La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ! »
Comme l’Amérique des années 30, l’Europe fait face aujourd’hui à une crise largement auto-infligée. La résolution de la crise dite « des dettes périphériques » passait en effet par quelques efforts de solidarité très simples des pays « cœur » envers les nations dites « périphériques ». Cependant, aucun mécanisme de mutualisation des risques n’ayant été envisagé antérieurement à la crise, il s’est avéré après coup politiquement difficile pour la France et l’Allemagne d’assumer leurs responsabilités dans sa genèse et son développement. Or leurs responsabilités sont triples : elles ont été les architectes imprévoyants d’une zone monétaire sans Etat fédéral ; elles ont laissé leurs banques financer sans discernement des bulles d’endettement colossales dans les nations périphériques ; elles ont refusé de partager les coûts de la crise avec les nations périphériques et ont choisi de punir les citoyens européens plutôt que les créanciers.
Les Européens se sont englués dans une vision morale stérile ainsi que dans des dogmes et des représentations erronés qu’ils ont bâtis aux toutes premières heures de la crise, dans un contexte d’urgence, de panique et de défiance réciproque. Ces dogmes (austérité, déflation salariale, réformes structurelles), dont le fonctionnement technocratique de l’Europe ne permet pas la remise en question et la discussion, échouent tout d’abord dans les objectifs mêmes qu’ils se fixent : ramener la confiance, contenir les déficits, réduire l’endettement. Certains économistes, comme Paul Krugman, l’avaient pourtant prédit dès le début de la crise. Les remèdes prescrits peuvent avoir une certaine efficacité quand ils sont appliqués de manière très localisée dans des contextes économiques bien précis : croissance globale dynamique, relance dans les pays partenaires, possibilité de dévaluer, de baisser les taux d’intérêt, préexistence d’un secteur exportateur fort, etc. Mais, généralisés sans discernement à tous les membres de l’union monétaire, en pleine crise de surendettement, ils conduisent aujourd’hui l’Europe vers une trappe déflationniste « à la japonaise » combinant croissance et inflation nulles, taux réels trop élevés, augmentation de la dette et demande intérieure atone.
Mais il y a plus grave : semant chômage, appauvrissement et désespoir, les politiques européennes détruisent la cohésion nationale et sapent les fondements du pacte social d’après-guerre. Elles entachent l’essence même du projet européen. Les crispations nationalistes, identitaires ou régionalistes ont le vent en poupe. La désaffection des citoyens européens envers leurs gouvernants et leurs institutions n’a jamais été aussi grande. Les partis d’extrême droite ou d’extrême gauche sont en pole position en Grèce, en Italie et en France. Le vent de la révolte est en train de souffler sur l’Europe.
Les leçons d’une des pages les plus sombres de l’histoire européenne, celle des années 30, n’ont pas été tirées. Les mêmes politiques d’austérité et de déflation, menées dans le but semblable de préserver un autre système de change fixe (l’étalon-or), avaient alors conduit au désastre économique, social et politique que l’on sait.
Une libération de la parole peut être aujourd’hui observée parmi nos élites. Romano Prodi, qui était le président de la Commission européenne lors du lancement de l’euro, a dénoncé il y a quelques jours dans une interview au Quotidiano Nazionale « l’obsession allemande de l’inflation » et appelé de ses vœux l’émergence d’un « front latin » en faveur d’une politique de « reflation » en Europe. Son prédécesseur Jacques Delors a récemment mis en garde contre une Europe « Père Fouettard » qui désespère les citoyens européens et alimente les mouvements populistes et anti-européens.
Cependant, malgré ces prises de position courageuses et bienvenues, le statu quo délétère de la zone euro n’évoluera probablement pas de manière spontanée. Sa remise en cause se heurte en effet aux intérêts à court terme de nos voisins allemands ainsi qu’aux tabous très pesants de la « confrontation avec l’Allemagne » et de la « fin de l’euro ».
C’est vous, monsieur le président, et vous seul, qui pouvez délivrer l’Europe de ses chaînes. Il vous faudra pour cela rompre radicalement avec la vision mortifère qui nous est actuellement proposée et rassembler les Européens derrière un grand projet alternatif mobilisateur, un « New Deal pour l’Europe ».
Le volet prioritaire, celui de la relance monétaire, consiste à réviser les mandats de la Banque centrale européenne en faveur d’une politique de croissance en Europe : objectif de convergence des taux d’intérêt entre pays cœur et pays périphériques, double objectif de stabilité des prix et de plein-emploi. Le deuxième volet, celui de la relance salariale et fiscale, consistera à revaloriser les salaires dans les pays les plus compétitifs de la zone et à débloquer immédiatement une enveloppe de plusieurs centaines de milliards par an pour financer de grands projets d’infrastructure et de technologies d’avenir : réhabilitation des infrastructures publiques vétustes, transports et habitat écologiques, nouveaux modes de production et de stockage d’énergie, économie numérique... Le troisième volet, celui de la restructuration bancaire, consistera en la mise en place d’un fonds fédéral de recapitalisation du système bancaire européen, destiné à remettre le système bancaire européen en état de marche. La dernière étape, celle de la refondation institutionnelle, verra la constitution d’un parlement et d’un gouvernement dédiés pour les peuples de la zone euro, de manière à doter la zone monétaire d’un pouvoir exécutif légitime.
Bénéficiant du soutien d’une majorité d’Européens, ce projet alternatif mettra l’Allemagne face à ses responsabilités : soit elle s’y joindra, ce qui lui permettra de pérenniser son industrie et de panser les plaies de sa politique brutale de compression des salaires, soit elle prendra la décision responsable et salutaire de revenir d’elle-même au mark, ce qui permettra aux autres pays de la zone euro de rembourser leur dette en euros dévalués et de retrouver leur souffle. Dans un cas comme dans l’autre, l’Europe sera sauvée.
Oser le grand saut vers l’avenir ou se résigner au statu quo et s’exposer au risque d’une troisième déflagration européenne : telle est, monsieur le président, l’alternative qui est devant nous.
L’Amérique, il y a un peu plus de 80 ans, a montré au monde la voie de l’audace, de l’espérance et du renouveau. Puisse l’Europe ne pas choisir une nouvelle fois celle de l’autodestruction.
Steve Ohana, professeur de finance à l’ESCP Europe, auteur du livre Désobéir pour sauver l’Europe, ed. Max Milo.