Des dizaines d'enseignants et de chercheurs des Ecoles nationales supérieures d'architecture lancent un appel à la ministre de la Culture. Refusant de voir ces ENSA traitées seulement comme des écoles d'art, ils demandent un rattachement et une véritable reconnaissance par le ministère de l’Enseignement supérieur: «Nous effectuons un travail universitaire et attendons qu’il soit reconnu comme tel.»
Appel des enseignants et chercheurs des ENSA
Mesdames les ministres Filipetti et Fioraso ont récemment affirmé l’absence de projet de cotutelle avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche sur les établissements d’enseignement du ministère de la Culture, tout en n’excluant pas que ces derniers intègrent des communautés d’établissements dans une logique territoriale (Libération, 1 février 2013). Cette proposition va dans le bon sens. Toutefois les écoles dites « de la culture » ne peuvent être toutes confondues. Elles n’ont ni les mêmes histoires, ni les mêmes publics et visées pédagogiques (quoi de commun entre une école du cirque, de cinéma, et une école d’architecture ?), ni les mêmes fonctionnements et rapports à l’enseignement supérieur et à la recherche.
Parmi celles-là sont mentionnées pourtant les écoles nationales supérieures d’architecture pour lesquelles a été mise en place une concertation nationale qui touche maintenant à sa fin. Or aucune école d’architecture n’apparaît parmi les signataires de la tribune du 25 janvier (Libération) à laquelle répondent nos deux ministres. Et pour cause, depuis de nombreuses années des voix s’élèvent de ces établissements pour précisément demander un rattachement et une véritable reconnaissance par le ministère de l’Enseignement supérieur, comme c’est le cas majoritairement en Europe. Cette question a d’ailleurs été remise en débat par de nombreuses contributions à la concertation nationale.
En effet, les écoles d’architecture sont aujourd’hui dans une situation de « double contrainte » intenable. D’un côté les enseignants des écoles sont exhortés à faire de la recherche (prévue dans les missions des établissements), de l’autre ils n’en ont pas les moyens avec un statut de maître assistant (et non de maître de conférences), qui non seulement ne prévoit pas cette mission mais n’aménage pas les conditions de travail équivalentes à celles de nos collègues universitaires. Alors qu’un enseignant en école d’architecture fait 320 d’heures d’enseignement, son collègue universitaire en fait 192. Pour autant, les deux sont évalués par l’Agence d'évaluation de la recherche dans l'enseignement supérieur (AERES) sur les mêmes critères. Cette disjonction entre missions et statut est devenue intenable. Là encore, c’est le message qui est majoritaire dans les contributions à la concertation. Celui sur lequel vous êtes, madame la Ministre, sans doute le plus attendue.
Sur un autre registre, celui de la « gouvernance », ce sont plus de 40 enseignants qui ont signé dans le cadre de la concertation nationale un appel à la refonte des modes de fonctionnement des écoles d’architecture, appelant à plus de démocratie et de collégialité et dénonçant, entre autres choses, l’opacité de fonctionnement de ces établissements due à leurs statut et modes de direction.
C’est un fait, les écoles nationales d’architecture ne sont plus aujourd’hui seulement des écoles d’architectes. Elles forment à une discipline et dispensent une pédagogie faite de l’apport de nombreux savoirs constitués (art, histoire, sciences sociales, droit, sciences de l’ingénieur…). Après quarante ans de recherche architecturale et urbaine s’est créé un espace d’échange des « sciences de l’architecture et de la ville » qui n’est pas réductible à la seule liturgie du projet et de la création, comme voudraient le laisser penser les tenants d’une recherche dite « par le projet » et la « pratique » (pour exemple la charte AEEA).
Les écoles n’ont d’ailleurs pas démérité pour accepter de se réformer et organiser leur passage aux rythmes européens du LMD. De même, leurs équipes de recherche constituées, en l’absence de statut, ont produit des savoirs qui circulent aujourd’hui dans le monde universitaire. Des laboratoires sont aujourd’hui établis et reconnus, des thèses de doctorat sont soutenues et dirigées. Les travaux sur les trajectoires sociales des diplômés d’architecture montrent que tous les diplômés issus de ces établissements n’exercent pas le métier d’architecte sous sa forme classique de la conception de bâtiments en agence, ce qui est souvent d’ailleurs le cas des femmes. De fait, les écoles forment à des métiers et compétences diversifiés. Elles offrent un socle de connaissances large et pluridisciplinaire sur les questions liées à l’espace et à son aménagement qui est une force. Autrement dit, elles ont plus à voir avec l’enseignement supérieur et la recherche qu’avec une conception restreinte de l’exercice d’une profession qui à terme risque de limiter la capacité de repositionnement des diplômés et par voie de conséquence la diffusion de la culture architecturale dans les métiers et secteurs du cadre de vie.
Pour toutes ces raisons, les Ecoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) méritent de ne pas être traitées seulement comme des écoles d’art. Elles sont aussi des lieux qui ont depuis longtemps largement engagé le dialogue avec l’enseignement universitaire supérieur et la recherche. Ne pas engager la réflexion sur les rapports à l’enseignement supérieur, sur le statut d’enseignant chercheur et les activités de recherche, sur le statut et le mode de gouvernance de ces établissements, reviendrait finalement à nier cette histoire et le travail des individus qui depuis maintenant de longues années travaillent au développement de ces établissements en assumant par exemple de développer des activités de recherche sans reconnaissance statutaire, en développant des partenariats avec les filières universitaires… Bref, en œuvrant à la construction d’une formation à l’architecture comme discipline ouverte, c’est-à-dire non réduite à une forme d’exercice du métier ou aux seuls beaux-arts.
La concertation nationale sur les écoles d’architecture ouverte a suscité beaucoup d’espoirs. Toutefois, les premiers retours de cette dernière provoquent déjà beaucoup de défiance. Ainsi, dans l’entretien que Vincent Feltesse, rapporteur de cette concertation, a accordé à la revue Le Moniteur (24 janvier 2013), la question du statut d’enseignant chercheur est quasiment posée comme un non problème, tandis que s’esquisse une image des écoles d’architecture comme outils au service de collectivités territoriales sous la forme de contrats quadriennaux. Outre que cette idée est marginale parmi les contributions à la concertation, elle suscite déjà une grande défiance de la part des enseignants et risque de diviser fortement les écoles avec, d’un côté, des écoles provinciales de territoire et, de l’autre, des établissements parisiens ouverts sur l’international.
Certes les écoles d’architecture peuvent contribuer au développement d’un territoire, mais elles ne peuvent être réduites à cela. Elles sont aussi des lieux de production de savoir et d’invention. Des lieux qui, pour innover et inventer, produire de la connaissance et la transmettre, ont besoin d’un espace autonome, d’une liberté de discussion. Comme dans toute activité universitaire, l’expression libre et critique doit non seulement y être autorisée mais la nature même de l’activité la suppose.
Enseignants et enseignants chercheurs des Ecoles nationales supérieures d’architecture, nous vivons notre activité comme un service public national selon la logique de l’enseignement supérieur et de la recherche publics. Nous effectuons un travail universitaire et attendons qu’il soit reconnu comme tel. En conséquence, nous appelons, Madame la ministre de la Culture, à saisir le moment de cette concertation nationale sur l’enseignement de l’architecture pour apporter des réponses à des questions trop longtemps laissées dans l’ombre par les gouvernements précédents : le statut des établissements, la gouvernance, le statut des enseignants et le rapport au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Un beau chantier vous attend, madame la ministre, et si vous souhaitez vous y atteler vraiment nous serons là pour vous aider !
Liste des premiers signataires :
Gérard Baudin, Ensa Marne La Vallée ; Frédéric Bertrand, Ensa Paris Belleville ; Véronique Biau, Ensa Paris Val-de-Seine ; Gilles Bienvenu, Ensa Nantes ; Jean-Marie Billa, EnsaP Bordeaux ; Jean Lucien Bonillo, Ensa Marseille ; Fréderic Bonneaud, Ensa Toulouse ; Martine Bouchier, Ensa Paris Val-de-Seine ; Pierre Bourlier, Ensa Paris Malaquais ; Vincent Bradel, Ensa Nancy ; Severine Bridoux Michel, Ensa Lille ; Serge Briffaud, EnsaP Bordeaux ; Didier Bur, Ensa Nancy
Chantal Callais, EnsaP Bordeaux ; Christophe Camus, Ensa Bretagne ; Antoine Carolus, Ensa Nancy ; Patrice Cecarrini, Ensa Paris Val-de-Seine ; Olivier Chadoin, EnsaP Bordeaux ; Enrico Chapel, Ensa Toulouse ; Sabine Chardonnet Darmaillacq, Ensa de Paris Malaquais ; Isabelle Chesneau, Ensa Paris Malaquais ; Thierry Ciblac, Ensa Paris La Villette ; Anne Coste, Ensa Grenoble
Anne Debarre, Ensa Paris Malaquais ; Alessia De Biase, Ensa Paris La Villette ; Dominique Dehais, Ensa Bretagne ; Nicolas Depoutot, Ensa Strasbourg ; Catherine Deschamps, Ensa Paris Val-de-Seine ; Laurent Devisme, Ensa Nantes ; Xavier Dousson, Ensa Paris-Malaquais ; Gilles Duchanois, Ensa Nancy ; Sabine Dupuy, Ensa Normandie
Elisabeth Essaïan, Ensa Paris Val-de-Seine ; Isabelle Estienne, Ensa Bordeaux
Isabelle Fasse-Calvet, Ensa Marseille; Michael Fenker, Ensa Paris La Villette ; Yankel Fijalkow, Ensa Paris Val-de-Seine ; Kent Fitzsimons, EnsaP Bordeaux ; Amélie Flamand, Ensa Clermont Ferrand
Hervé Gaff, Ensa Nancy ; Jean-Philippe Garric, Ensa Paris-Belleville ; François Guena, Ensa Paris La Villette ; Solenn Guevel, Ensa Paris Belleville ; Daniel Gross, Ensa Nancy ; Catherine Grout, EnsaP Lille ; Isabelle Grudet, Ensa Paris La Villette ; Alain Guez, Ensa Nancy ; Hubert Guillaud, Ensa Grenoble
Damien Hanser, Ensa Nancy ; Bernard Haumont, Ensa Paris Val-de-Seine ; Laure Heland, Ensa Paris La Villette ; Ghislain His, Ensa Lille ; Rainier Hodde, Ensa Lyon
Ioana Iosa, Ensa Paris La Villette
Corinne Jaquand, Ensa Paris Belleville ; Thierry Jeamonod, EnsaP Bordeaux ;Noel Jouenne, Ensa Toulouse ; Annicka Julien, Ensa Normandie
Richard Klein, Ensa Lille ; Marilena Kourniati, Ensa Paris Val-de-Seine
Raphaël Labrrunye, Ensa Normandie ; Guy Lambert, Ensa Paris La Villette ; Gérard Lami, Ensa Nancy ; Caroline Lecourtois, Ensa Paris La Villette ; Daniel Léonard, Ensa Nancy ; André Lortie, Ensa Normandie
Catherine Maumi, Ensa Grenoble; Guillemette Morel Journel, Ensa Marne-la-Vallée
Amélie Nicolas, Ensa Nantes
Patrick Perez, Ensa Toulouse; Alexis Pernet, Ensa Clermont-Ferrand ; Pierre Pinon, Ensa Paris Belleville ; Juliette Pommier, Ensa Grenoble ; Bruno Proth, Ensa Normandie
Gilles Ragot, Ensa Bordeaux ; Boris Roueff, Ensa Lyon ; Elise Roy, Ensa Nantes
Sylvie Salle, Ensa Paris Val-de-Seine ; Françoise Schatz, Ensa Nancy ; Catherine Semidor, EnsaP Bordeaux ; Nathalie Simonnot, Ensa de Versailles
Géraldine Texier, Ensa Clermont Ferrand ; Estelle Thibault, Ensa Paris Belleville ; Dominique Troisville, Ensa Clermont-Ferrand ; Yannis Tsiomis, EHESS et Paris La Villette
André Vaxelaire, Ensa Nancy ; Marc Verdier, Ensa Nancy ; Frank Vermandel, EnsaP Lille ; Jean-Louis Violeau, Ensa Paris Malaquais
Bendicht Weber, Ensa Paris La Villette ; Boris Welliachev, Ensa Paris Val-de-Seine ; Xavier Wrona, EnsaP Bordeaux
Patrick Yiu, Ensa Paris Val-de-Seine
Jodelle Zetlaoui, Ensa Paris La Villette