Alors que l'avocat de Dany Leprince devait déposer ce mardi une demande de grâce de son client, condamné à perpétuité pour un quadruple meurtre commis en 1994 dans la Sarthe et dont la requête en révision a été rejetée début avril, Dominique de Courcelles, historienne des idées, revient sur la valeur à la fois cognitive et émotive qu'a joué le langage lors de l'audience du 17 mars, à laquelle elle assistait.
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Le rapport de la Commission de révision des condamnations pénales, 1er juillet 2010: l'affaiblissement du «fait»
La Commission de révision des condamnations pénales a donné le 1er juillet 2010 une décision tendant à la révision de l'arrêt de la cour d'assises de la Sarthe en date du 12 décembre 1997. Par cet arrêt, la cour d'assises de la Sarthe a condamné Dany Leprince à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une période de sûreté de 22 ans pour le quadruple meurtre le 4 septembre 1994 de son frère, de sa belle-sœur et de deux de ses nièces. Il est intéressant de savoir que la demande de révision a été demandée en 2005 par les avocats de Dany Leprince suite à une contre-enquête effectuée par un tiers, Roland Agret, lui-même victime d'une erreur judiciaire. Pendant cinq ans, de nombreuses et nouvelles investigations ont alors été réalisées sur l'ordre de la Commission.
La Commission, selon le rapport de sa Présidente Anzani, a refusé de prendre en compte trois témoignages recueillis après 1997, dont l'un extrêmement curieux qui pourrait être à la fois vrai et faux et qui retient d'emblée l'attention du sémiologue, alors qu'il est d'emblée écarté par le juriste. En revanche, la Commission a pris en considération ce qu'elle a dénommé cinq «éléments qui constituent des faits nouveaux inconnus de la juridiction au jour du procès, de nature à faire naître, concernant la commission des quatre crimes, un doute sur la culpabilité du condamné» et elle a soigneusement motivé sa prise de considération. Mais, si l'on se réfère ici aux définitions de l'analyse pragmatique contemporaine selon laquelle un élément, en tant que contenu propositionnel ou élément d'information délivrée, est un acte de discours performé dans un espace et dans un temps particulier, la Commission en affirmant que les «éléments» constituaient des «faits nouveaux» a pris le risque de donner au fait le statut d'acte de discours et elle a oublié que seulement un nombre très restreint d'éléments sont immédiatement et absolument indéniables.
Elle a donc affaibli le «fait» qui est synonyme de connaissance valide et elle a porté atteinte, en dépit de son travail, à la légitimité de la triple conséquence immédiatement (trop immédiatement) énoncée: il y a «nécessité de nouveaux débats devant une cour d'assises», il faut «saisir la Chambre criminelle statuant comme Cour de révision» et, à «la demande de l'avocat de Dany Leprince», «ordonner la suspension de l'exécution de la condamnation». Il faut noter ici que, si l'Avocat général de la Cour de Cassation a justifié la saisine de la Chambre criminelle, il a estimé que la suspension de la condamnation était «prématurée».
La décision de la Commission ne remet pas en question le fonctionnement du jury d'assises. Elle remet en question essentiellement le fonctionnement de l'enquête et le déroulement des investigations, c'est-à-dire le fonctionnement de l'appareil judiciaire au niveau le plus basique. La décision de la Commission donne ici toute sa valeur à la notion de présomption d'innocence, même si la notion en elle-même n'a pas été mentionnée; et c'est pourquoi, dans cette logique, elle va jusqu'à suspendre l'exécution de la condamnation, l'Avocat général, par prudence et parce qu'il est membre de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, préférant ne pas accorder cette suspension. Le 1er juillet 2010 Dany Leprince est donc libéré en attendant l'arrêt de la Cour de révision, ce qui constitue un cas tout à fait unique dans les annales judiciaires.
L'audience générale, 17 mars 2011: entre émotion et cognition
Le 17 mars 2011, l'audience générale de la Cour de Cassation, avec la présence du condamné et de son épouse, de leurs soutiens, de nombreux journalistes et de quatre observateurs a duré presque quatre heures, ce qui, en soi, est surprenant. Le conseiller rapporteur a lu intégralement son rapport pendant plus d'une heure. Tous les détails de l'affaire sont énoncés, la voix du conseiller est claire, son ton très neutre. Dany Leprince écoute absolument impassible, immobile; il a deux ou trois fois seulement une moue de protestation; il lui arrive d'écrire sur un petit carnet. Ses soutiens assis en ligne derrière lui sont presque tous des femmes, l'une d'elles lui caresse le cou ou l'épaule, plusieurs ont les larmes aux yeux ou pleurent. Les journalistes présents prennent fébrilement des notes sur leurs ordinateurs portables. J'écoute et j'observe. La longueur du rapport est à la fois fastidieuse et éprouvante, car les faits rapportés sont horribles, misérables, sordides. Je me dis: oui, évidemment, comme il s'agit d'une révision d'une condamnation à perpétuité, comme les journalistes et les soutiens sont là, il est logique que tous les faits soient rappelés en préliminaires. Le langage du conseiller rapporteur a ainsi une fonction symbolique, c'est-à-dire descriptive, cognitive.
L'Avocat de Leprince prend ensuite la parole. L'émotion de l'Avocat est visible, il est agité et il paraît beaucoup plus ému que Leprince. Il a commencé son discours par un geste dramatique en désignant à toute l'assemblée son client assis à côté de lui, «cet innocent», puis il a désigné l'épouse «médecin» de l' «innocent», il a dénoncé la «cruauté» de la condamnation, a employé à plusieurs reprises les termes «cruauté», «cruel», pour qualifier ce que pourrait être une nouvelle condamnation pour la personne «innocente» assise à côté de lui. Ce terme résonne de façon étrange dans ce contexte, car il vient du mot latin «cruor» qui signifie précisément le sang, le sang du meurtre, dont le conseiller rapporteur nous a donné de longues descriptions. Je me sens presque accusée par l'Avocat de participer à cette «cruauté», et je me demande surtout si ce ton est adéquat au lieu solennel de l'audience et si une plus grande sobriété ne serait pas de mise, n'aurait pas beaucoup plus de puissance et donc d'efficacité dans un lieu en lui-même théâtral.
Je m'interroge également sur la pertinence (et l'imprudence) de l'affirmation répétée de l'«innocence» du condamné. On est ici dans la fonction émotive du langage, qui cherche à exprimer et à susciter des sentiments ou des attitudes. Le langage n'est plus seulement envisagé dans sa dimension cognitive, dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'il veut dire. Tout est ici dans le blâme ou dans l'approbation, ce qui n'apporte aucune connaissance. L'Avocat s'exprime pendant presque une heure. Il a un dossier devant lui, mais il parle sans regarder ses papiers. Il lui arrive d'être confus et de se répéter, s'emmêlant dans certains détails, y compris dans les noms. Je n'aurais pas imaginé que ce ton emphatique pouvait être de mise et cela me semble infiniment démodé! Mon incompréhension me paraît très semblable à celle que pourrait éprouver tel Persan de Montesquieu en pareille situation! Comme toute l'affaire vient d'être décrite par le conseiller rapporteur, j'ai parfois le sentiment que je pourrais «souffler» certaines répliques. Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu pour l'Avocat, en ce lieu particulier, ne pas chercher à occuper l'espace et le temps par une parole démesurée et confuse, émotive, mais reprendre de façon raisonnable, mesurée et bien construite les cinq «éléments» constituant des «faits nouveaux» selon l'analyse de la Commission de révision, afin de prouver leur validité objective, leur caractère de connaissance valide par opposition aux affaires d'opinion et de croyance? Il aurait ainsi fourni une base solide à l'Avis de l'Avocat général.
Après le discours de l'Avocat, épuisant pour les auditeurs, est énoncé avec rigueur et clarté l'Avis donné par l'Avocat général à la Cour de révision (Chambre criminelle de la Cour de Cassation statuant comme Cour de révision). Cet Avis rappelle d'abord que la remise en cause de l'autorité de la chose jugée ne peut être qu'exceptionnelle au nom de la sécurité juridique et qu'il convient de respecter l'infaillibilité qui est reconnue au jury populaire. Puis il prend soin de s'inscrire dans la ligne des recommandations annuelles de la Cour de Cassation, en faveur de la motivation des arrêts de cour d'assises et en faveur de la nécessaire conservation des scellés. C'est ainsi que j'apprends que, dans le cas de cette condamnation à perpétuité, susceptible depuis janvier 2001 d'une procédure d'appel des décisions des Cours d'assises, il a été procédé à la destruction des scellés en juillet 2001. J'apprends également que les affirmations de l'arrêt de mise en accusation sont une «contre-vérité», comme le martèle à plusieurs reprises l'Avocat général.
C'est sur les définitions de «fait nouveau» et «élément inconnu» qu'est ensuite centrée la démonstration de l'Avis, reprenant les «éléments» ou «faits nouveaux» présentés par la Commission. L'Avis précise de façon tout à fait rigoureuse et indiscutable, dans la ligne des analyses classiques de l'anthropologie structurale: «La force de ces faits nouveaux ou éléments inconnus ne doit pas être appréciée isolément, ce qui pourrait les affaiblir. Ils forment un tout et doivent être mis en perspective les uns par rapport aux autres et avec des éléments antérieurs du dossier, donc nécessairement connus de la juridiction de jugement mais qui n'a pu de ce fait qu'en avoir une connaissance imparfaite». On ne saurait mieux exprimer que le tout n'est pas seulement la somme des parties et que chaque partie s'insère dans un ensemble lui donnant, par cette insertion même, signification et pertinence. Juger, c'est très précisément mettre en perspective. Le philosophe Kant explique bien cela en disant qu'il s'agit de «comparer», de «rassembler beaucoup de connaissances possibles en une »; juger, c'est « relier des contenus de représentation à l'unité de la conscience»; il s'agit de relier des perceptions elles-mêmes «dispersées et isolées»
Les diverses investigations, recommandées en conclusion par l'Avocat général à l'appréciation de la Cour de révision, sont éminemment surprenantes, dans la mesure où elles laissent supposer que ces investigations n'ont pas été effectuées auparavant: or il s'agit d'expertises médico-légales, de recherches sur les plaies, de recherches sur les armes des crimes, de recherches sur les programmes télévisuels mentionnés par le condamné, son ex-femme et sa fille. Les «faits nouveaux» ou «éléments inconnus» seraient donc présents dès le départ dans l'histoire, sans avoir jamais été décisivement examinés et auraient donc ainsi conservé toute leur «nouveauté». Les conclusions de l'Avis sont donc rigoureuses en quatre points: annulation de la condamnation du 16 décembre 1997, renvoi devant une autre Cour d'assises, maintien de la suspension de l'exécution de la condamnation et recommandations des diverses investigations sur les «faits nouveaux», en complément de celles déjà effectuées sur ordre de la Commission de révision, réouverture de l'action publique par le parquet compétent. C'est ainsi que l'Avis de l'Avocat général propose une réconciliation des deux fonctions rivales du langage, la fonction symbolique, descriptive, explicative, et la fonction émotive, en permettant l'explication rationnelle de l'apparition des sentiments moraux d'approbation ou de blâme par la Cour de révision à qui est destiné son Avis. Ce qui provoque chez le condamné de 1997 une réaction intéressante -immédiatement maîtrisée après un échange de regards avec son épouse- de colère, puisque l'Avocat général n'a pas conclu à son innocence et n'a donc pas été sensible à la seule fonction émotive du langage. Le très bref discours de Dany Leprince, qui clôt alors l'audience générale, constitue en soi un acte de langage détaché de son Avocat, puisqu'il déclare seulement qu'il aspire à retrouver une vie normale, à se reconstruire.
L'arrêt de la Cour de révision, 6 avril 2011: il n'y a rien à voir... et pourtant
Le 6 avril 2011, en quelques minutes, dans le plus absolu contraste avec l'interminable audience générale du 17 mars, le président de la Cour de révision prononce deux phrase: «La chambre criminelle de la Cour de Cassation rejette la requête et met fin à la suspension de l'exécution de la condamnation. L'audience est levée». C'est la stupeur générale et l'incompréhension de tous les assistants. L'accusé dit de façon presque inaudible: «Je suis innocent, je ne comprends pas». L'Avocat demande le texte de la décision et de l'arrêt. «Il est à votre disposition, maître», répond le président avant de quitter la salle. La scène est dramatique, sans paroles, occupée par les corps stupéfaits avant de se disperser, cependant que le président de la Cour est parti, signifiant ainsi clairement qu'il n'y a plus rien à voir, plus rien à dire. Rien dans un théâtre dont les lumières s'éteignent. «Cruauté», dit l'Avocat sur les marches du palais de la Cour de Cassation. Quant à l'Avocat général, il prend lui-même les dispositions nécessaires à la réincarcération immédiate de l'accusé, après 16 ans d'emprisonnement et 9 mois de liberté surveillée!
Il n'est pas certain que l'arrêt de la Cour de révision s'inscrive en totale contradiction avec la décision de la Commission de révision. La Cour de révision tire les conséquences d'une part de la faiblesse des «faits nouveaux», laissée patente par la décision de la Commission en dépit de la motivation de ces mêmes faits, et, d'autre part, du caractère «prématuré», selon l'Avocat général lui-même, de la suspension de l'exécution de la condamnation. Elle tire aussi les conséquences de la fonction émotive revendiquée par le discours confus de l'Avocat, lors de l'audience générale, qui n'a pas su présenter une synthèse convaincante et s'est sans doute cru en Cour d'assises par le ton qu'il a employé. Elle rejette donc d'une part la «présomption d'innocence» de celui qui a été affirmé «innocent» par son Avocat, et elle rejette aussi, d'autre part, l'annulation de la condamnation et le renvoi devant une autre Cour d'assises requis par l'Avocat général, en déclarant qu' «il n'existe aucun fait nouveau ou élément inconnu... de nature à faire naître un doute sur la culpabilité de Dany Leprince» et donc à justifier de nouveaux débats. La Cour de révision paraît ainsi refuser d'être mise devant ce qui pourrait paraître un fait accompli: l'affirmation de l'innocence du condamné lors de l'audience générale, comme l'ont cru nombre d'assistants. Nettement et fermement, elle refuse d'envisager la possibilité de tout «doute sur la culpabilité» qui lui paraît purement émotif, c'est-à-dire qu'il ne renvoie à aucun donné empirique, qu'il ne fait qu'exprimer une attitude émotionnelle envers le sujet déclaré comme «innocent». Ce qui pourrait expliquer qu'elle ne juge pas nécessaire de motiver son refus d'examiner par de nouvelles investigations les faits «nouveaux» présentés dans la décision de la Cour de révision et dans l'Avis de l'Avocat général.
Dans la ligne de l'énoncé du rapport du conseiller rapporteur, dans lequel la description a valeur d'affirmation, avec le concept de vérité qui lui est associé, la Cour de révision refuse de prendre au sérieux l'Avis de l'Avocat général, selon lequel il convient de mettre en perspective les faits, tous les faits, pour rendre un jugement motivé. Et il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que, dans une logique d'attachement à l'autorité symbolique qui découle de toute intervention de la justice pénale, elle semble accorder paradoxalement moins de poids aux recommandations annuelles de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation qu'aux principes de sécurité juridique et d'infaillibilité des jurys populaires qu'elle a su pourtant remettre en cause par ailleurs.
Or, la recommandation méthodologique de l'Avocat général a valeur non seulement juridique mais aussi éthique. Elle souligne la complexité des pensées et des actions humaines, de toutes les énonciations extérieures, de l'agir sur l'être de l'autre, et l'importance d'une réflexion globale sur l'intervention du droit pénal. De façon pragmatique, elle trouve une alternative à la rivalité entre la fonction symbolique et la fonction émotive du langage et propose, par là-même, une reconsidération de l'éthique langagière de la justice pénale. Réclamant l'examen des «faits nouveaux» par de «nouvelles investigations», elle contribue à conférer ou à rendre au «fait» sa valeur sensible d'expérience réelle, d'événement ou données factuelles dont toute connaissance véritable doit tirer sa légitimité. Ce qui, sans aucun doute, peut permettre d'éviter les excès et de réduire les menaces qui en découlent pour l'exercice du juste jugement et l'évaluation de la juste sanction.
Il est donc regrettable que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation statuant comme Cour de révision n'ait pas jugé opportun, dans la société du spectacle qui est la nôtre, de choisir l'équilibre, certes difficile parce qu'il impliquerait sans doute une réforme en profondeur de la vie policière et judiciaire, entre la fonction émotive et la fonction cognitive non seulement du langage mais de toute activité publique et, plus généralement, humaine.