Billet de blog 26 avril 2012

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Je suis à Hama, donc je suis

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Pour célébrer le cinéma de la révolution syrienne, trois rencontres se sont déroulées en février et mars 2012 à Paris et dans sa région. Hala Alabdallah, cinéaste syrienne, qui a contribué à l’organisation de ces rencontres et qui a dédié la première à Omar Amiralay (grand cinéaste et documentariste de Damas décédé en février 2011), a qualifié le travail des jeunes cinéastes qui filment durant la révolution et qui diffusent souvent leurs travaux sur youtube de «documentaires d’auteurs».

Le texte suivant est une synthèse que ces cinéastes ont rédigée collectivement, racontant en une ou plusieurs voix leur travail et leur relation avec la nouvelle Syrie qui est en train de naître sous leurs yeux et sous leurs caméras.


« Au commencement, il s’agissait de curiosité, ou plus précisément, de la vérité, le ressenti, la vie, une recherche de soi-même. Munis de nos questions, de notre coeur, de nos yeux et d’une caméra, nous avons quitté Damas-la morte, en quête d’une ville qui nous revivifie.

Tout ce que vous allez voir est blessant, douloureux, amer, et continue de me faire souffrir nuit et jour. Pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, je sais qu’avoir vécu cela est une chance.

C’est en arrivant à Hama que j’ai entendu ma voix pour la toute première fois. La ville et son chanteur m’ont embarquée avec eux sur leur tapis volant, une camionnette Suzuki aux baffles défoncées. Je n’avais plus d’autre choix alors que d’être, d’être moi-même, cette individualité qui n’avait pu auparavant exister et qui se révélait désormais dans la potion magique du collectif.

Je cesse d’être orphelin, la ville vient de m’adopter : je suis à Hama, donc je suis.

A Hama, nous avons nettoyé les rues à mains nues après la manifestation, nous les avons lavées à l’eau de nos maisons, et la sérénité du foyer se répandit jusqu’aux panneaux de signalisation. Nous avons possédé la ville, elle s’est offerte à nous. Nous lui avons insufflé notre âme et, pour la première fois, je comprends, ressens et vis le sens du mot « patrie », du mot « citoyen».

Après Hama, je ne suis plus la même personne qu'avant.

Le chanteur mourut. Moi, je vécus, nous vécûmes, la ville et les chants, la douleur et la survivance.

Premiers instants à Homs : sur le bitume de la rue du stade municipal, des pierres, des douilles de cartouches et de grenades, à perte de vue, témoins d’un violent affrontement. Je fais un pas, trébuche sur des oignons, sur des bouteilles de boissons gazeuses, utilisées pour soulager la brûlure des gaz lacrymogènes.

Mes yeux quittent l’asphalte, à hauteur d’un mètre à peine ; je vois alors une scène que je n’oublierai jamais tant que je vivrai : ma mort.

Je suis de ceux qui ont suivi les événements depuis leur début, regardant toutes les vidéos postées sur Internet, ne laissant pas une seule prise, même photographique, m’échapper.

Je savais parfaitement ce qui se passait. Pourtant, rue du stade municipal, ce que j’avais déjà vu des milliers de fois sur l’écran de mon ordinateur ou à la télé, me tua sans que je comprenne comment ni pourquoi, quand cela arriva devant moi sur le terrain du réel. C’est comme si j’avais nié la  réalité jusqu’à ce qu’elle vienne me saisir, que je la voie de mes propres yeux.

Je n’ai pas pu croire ce que j’ai vu, et ne le pourrai jamais : le tueur est mon frère. C’est pour cela, semble t-il, que je suis morte.

Là-bas, dans une rue de Homs, de derrière les strates infinies de fumée, ils surgirent comme des héros de films hollywoodiens, ces soldats en uniformes militaires olivâtres qui tiraient à balles réelles.

Imaginez la scène, les voyant s’extirper des nuages de vapeurs lacrymogènes et ouvrir le feu, comme des stars d’Hollywood.

Je me trouve en plein milieu de la rue, j’incline la tête sur la droite, la relève, comme le ferait quelqu’un face à une créature extraterrestre dont il ne peut admettre l’existence. J’essaie d’ajuster ma vision, m’efforçant de croire ce que je suis en train de voir. Figée sur place, je ne suis plus qu’une immense prunelle, englobant la ville entière.

Là-bas, à Homs, Talbissa et Rastan, je fus déchue de mes sens. Plus d’être, plus d’humain, je ne suis plus, depuis cet instant-là, qu’un corps mouvant, géré par l’instinct de survie, le réflexe de conservation. L’enfant en moi est mort là-bas. L’innocent en moi est mort là-bas.

J’ai cédé mon âme, afin que les héros d’Hollywood ne puissent plus jamais l’atteindre, qu’ils restent de simples personnages d’un film fictif, incapables de m’affecter réellement.

Des mois plus tard, je me défends encore farouchement pour préserver ce qui en moi reste à tout le moins capable d’oindre d’images les plaies douloureuses de mon pays, et les miennes. C’est la seule chose que je puisse supporter de faire, et qui soit en mon pouvoir. Je me suis protégée de mon impuissance face à la mort par la mort. J’ai compensé la négation que le régime opère sur mon être comme individu au sein d’une société, en transposant la réalité de ce que j’ai vu et vécu en images. C’est tout ce que je possède, c’est tout ce que j’ai jamais possédé.

Là –bas, dans cette rue, alors que les balles fusaient, j’ai entendu quelqu’un crier « Hé ! Les gars ! Ne fuyez pas ! Le chemin du paradis se trouve par là », alors qu’il pointait son doigt vers la mort, vers les militaires.

Dans ce pays, la mort est devenue une « aspiration », une « fin en soi », la mort est le « chemin » vers l’autre monde qui, comme jamais auparavant, se définit maintenant sous les termes d’« avenir » et de « vie ». 

Aujourd’hui, des mois plus tard…. 

J’erre dans Damas, ville dépourvue de couleur, de saveur ; ville sans prophètes. Après que j’ai donné naissance à quatre films, sans le décider ni le choisir, sans y œuvrer volontairement, sans que leur « Père qui est aux cieux comme sur terre » n’en écrive le texte : des villes qui m’ont possédée et ne m’ont jamais lâchée depuis.

Avant mars 2011, nous essayions de faire du cinéma en Syrie, ce qui relevait de l’impossible. Non seulement parce que celui qui règne sur le pays le prohibe, mais aussi parce que nous-mêmes n’étions pas nés alors.

Avant mars 2011, pour créer un film, on posait des mots sur une feuille, et on entrait dans un songe d’une intensité à en fendre le ciel tant il était difficile de trouver une façon acceptable d’incarner nos sensations, nos pensées.

Aujourd’hui, il est impossible de porter une caméra sans être condamné à mort ou à la réclusion. Aujourd’hui est un jour sans place pour la feuille, pour la réflexion, ni même pour la vie. Aujourd’hui est un jour où nous pourchassons le temps, où nous ignorons où nous serons la minute d’après. Aujourd’hui est un jour où nous vivons l’instant comme s’il s’agissait du dernier ; un jour où le sentiment, la transparence et la relation à la beauté ne nous sont plus accessibles. Et c’est aujourd’hui précisément, de façon inconsciente, impensée, que le cinéma sort de nous. Il nous fait naître aujourd’hui, jour où nous mourons. Par lui, nous ressuscitons. Aujourd’hui, le cinéma est en train de nous concevoir, l’image de nous enfanter, et cela fut écrit et enseigné : « Il ne parla pas selon son bon vouloir, mais selon ce qui lui fut révélé. »

Aucun nom ne figurera dans ces films. Et ce, pas tant pour des raisons de sécurité ni pour protéger ma vie ou celle de ceux qui apparaissent dans le film. Mais plutôt pour préserver les enseignements de la révolution de l’Homme en Syrie. Aucun nom ne sera mentionné car nous avons réchappé au Mal : le règne du « Je » et la négation de l’autre.

On dit, à propos de la littérature, qu’un texte a une portée d’autant plus universelle qu’il s’ancre dans le local. Je suis désormais convaincue que l’indépendance du « Je » est fonction du respect accordé à l’autre, et que la capacité du « Je » à se mettre de côté conditionne le brio qui en émane d’entre les lignes. Le cinéma, c’est ça. La quintessence du film documentaire se trouve là.

Un verbe conjugué à la voie passive a davantage de longévité que celui conjugué à la voie active. Ce n’est pas celui qui a conçu le film qui importe, ni celui qui y parle. C’est le pays qui est important, le film en soi qui est important, c’est ce que le cinéma transmet et raconte qui est essentiel, qui dit l’essence de l’existence, la vérité du métier et de la citoyenneté.

Voila ce que j’ai appris concernant la Syrie et le cinéma, dans des villes et des rues dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. C’est ce à quoi la Syrie orpheline tente aujourd’hui de s’accrocher pour ressusciter sous une forme différente de tout ce qu’elle fut, sans l’aide de personne, ne comptant que sur la pulsation de son coeur et sur son désir de s’affranchir de la dictature et de la mort.

En Syrie, la souffrance est à l’agonie et l’espoir en gestation.

Il en va pour elle comme pour nous. Ceux d’entre nous qui meurent, ceux d’entre nous qui sont détenus, ceux qui écrivent, chantent ou filment, tentent tous une seule et même chose. Définir ce qu’est « exister » et la façon dont nous voulons exister.

A l’instar du chanteur mort pour que vivent les chants, les mélodies et les paroles, en un mot pour que vive le sens, nous pouvons dire que la tristesse et l’égoïsme se meurent en nous désormais pour que vivent l’amour et la liberté.

Je suis désolée d’écrire avec tant de tristesse, mais c’est là la tristesse de ce que traverse mon pays, la tristesse de me séparer de tant de membres de ma famille, celle que je ressens à devoir abandonner mes quatre enfants, ces quatre films. Ma seule consolation, c’est de les savoir sevrés, d’avoir la conscience tranquille, sachant que je leur ai donné mon âme toute entière.

A leur tour désormais de frayer seuls leur destinée, sans moi, sans les villes avec lesquelles je les ai conçus. Il est temps qu’ils vous parviennent.

Peut-être deviendrons-nous tous autant que nous sommes moins seuls, moins tristes, plus aptes à reconnaître à voix haute notre souffrance, et à la surmonter.

Car seuls les mots et leur partage guérit. C’est pour cela que fut créé le cinéma...


A regarder ici, deux films projetés lors de ces rencontres.

Homs, The chant of survival

© freeSyrianTranslator

The road of convoys

© freeSyrianTranslator

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