Billet de blog 26 avril 2012

Kora Andrieu

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La société civile ivoirienne retrouve la voie du dialogue

Kora Andrieu (1), chercheur, spécialiste des questions de réconciliation nationale, a suivi les discussions des Journées du consensus national, fin mars à Abidjan. Récit.

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Journées du consensus national en Côte d'ivoire, mars 2012. © Kora Andrieu

Kora Andrieu (1), chercheur, spécialiste des questions de réconciliation nationale, a suivi les discussions des Journées du consensus national, fin mars à Abidjan. Récit.


Peu avant la première visite d’Etat, lundi 23 avril, d’Alassane Ouattara dans l’ouest de la Côte-d’Ivoire, particulièrement touché par la crise, visite généralement perçue comme un succès, la société civile ivoirienne s’était réunie, le mois dernier, pour discuter de la reconstruction du pays, moins d’un an après la fin des hostilités. Ces discussions ont mis en lumière les enjeux principaux de la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire.

Organisée par la Convention de la société civile ivoirienne (CSCI), la seconde édition des Journées du consensus national consacrée à la « renaissance » de la Côte-d’Ivoire a réuni pendant quatre jours plus de 400 acteurs, représentant toute la société civile : confessions religieuses, secteur privé, syndicats, partis politiques, ONG, universitaires... L’agenda est précis, et ambitieux : il s’agit, en quelques jours, d’élaborer en sous-commission une liste de vingt résolutions qui seront ensuite, lors des audiences plénières, soumises au débat et au vote des autres participants.

Ce n’est pas tant le contenu même des recommandations, ouvertement « consensuelles », qui compte, que le processus même de leur prise de décision. La réconciliation en Côte-d’Ivoire passerait-elle donc, d’abord, par l’ouverture d’une communication libre et par la création d’un espace public ouvert ? « La réconciliation, c’est s’asseoir à la même table, et manger ensemble dans le même bol », nous avait confié, avant le début des Journées, Ndiga Ndiaye, directeur adjoint du programme de Démobilisation, désarmement et réintégration de l’Onuci. A voir les 400 participants partager chaque jour leur repas dans un brouhaha continu et animé, on aimerait lui donner raison.

La question de la réconciliation nationale sera au cœur de tous les débats. A cet égard, l’option institutionnelle choisie par le Président Ouattara dès le lendemain de son investiture, la commission Dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), est perçue de manière mitigée. Celle-ci  se réfère explicitement au modèle sud-africain, et vante les bienfaits de cette justice « reconstructive » dont Desmond Tutu s’était fait le théoricien. De fait, l’idée d’une « tradition ivoirienne du pardon » reviendra à plusieurs reprises au cours des discussions. Le Père Bony Martial, fidèle à l’interprétation « tutuiste », relie ainsi la réconciliation à la communion, à la paix, à la charité et à l’harmonie. « Une société réconciliée est une société consciente de sa tolérance, empreinte du pardon, et qui donne la primauté à la personne humaine. » Mais la réconciliation, poursuit-il, ne pourra avoir lieu que si la CDVR sait s’entourer d’« hommes d’éthique, d’hommes de valeur ». « Pour nous, la réconciliation, c’est la conciliation », assure quant à lui Franck Hermann, conseiller spécial de Charles Konan Banny et chargé de la communication de la CDVR. Il affirme que son objectif est l’écriture d’une histoire non pas « consensuelle », mais plutôt « non conflictuelle » de la nation. « Nous ne cherchons pas le consensus », souligne-t-il. « Il faut savoir construire différents régimes de vérité. »

Pourtant, la CDVR est très critiquée en raison des modalités mêmes du choix de ses membres et de son Président, Charles Konan Banny, qui semble s’être fait sans consultation préalable avec la société civile. « Le Président a été créé en premier, avant de créer l’organe. Donc l’organe créé a été fait à l’image du Président », explique Traoré Drissa, président de la Commission nationale des droits de l’homme. On dit que Konan Banny est quelqu’un qui n’accepte pas d’être contrarié, que c’est un « roi » : difficile, dès lors, de le voir œuvrer à la réconciliation. Stéphanie Yéo, de l’association FEM-NET, considère quant à elle que la CDVR « est juste là pour plaire au parti au pouvoir », et affirme qu’elle n’ira jamais se confier à « ces gens-là », rappelant que Konan Banny fait directement partie de la crise, et qu’il « n’est pas un Tutu ». L’idée que ce sont les chefs religieux qui doivent prendre en main la CDVR revient à plusieurs reprises au cours des discussions. « Ils sont les seuls à ne pas s’être fourvoyés », rappelle Stéphanie Yéo. L’appartenance partisane de Konan Banny pose particulièrement problème. Les membres du FPI exigent que des représentants de leur parti siègent au sein de la CDVR, « pour ouvrir un vrai dialogue », et pour garantir une forme d’équité.

Mais par delà la CDVR, c’est la question économique qui semble au cœur des revendications. « Les Ivoiriens vivent sous des tentes, et vous nous parlez de réconciliation ? » s’indigne le représentant de l’association des travailleurs de l’ouest de la Côte d’Ivoire, Joseph Séaé. « Tant qu’il n’y aura pas de justice, tant que les gens auront faim et que les entreprises seront fermées, la réconciliation va piétiner .» La région du Moyen Cavally est particulièrement concernée, et l’on répète souvent qu’il faut d’abord « construire la réconciliation » dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. « Je représente la souffrance de l’ouest », s’exclame Joseph Séaé, qui a perdu son propre fils dans le massacre de Duékoué. De toutes façons, la CDVR n’est pas la clé de la réconciliation, et ne doit pas être considérée comme une panacée : « Seule la justice est le socle d’une paix durable », souligne Ali Ouattara, président de la Coalition ivoirienne pour la Cour pénale internationale. Aucune amnistie pour les crimes de sang ne pourra selon lui être accordée sans consultation préalable avec les victimes, car, dit-il, « ce que l’on a appris de l’Afrique du Sud, c’est que le pardon ne s’impose pas ». Il faudra, en tout cas, commencer par « ouvrir toutes les plaies » : ainsi que le souligne Daniel Kpehi, de l’Association ivoirienne pour la sauvegarde de l’enfance en danger (Aised), la réconciliation commence par l’écoute. « Il faut commencer par exposer tous les problèmes, affirme-t-il. Avant de parler de réconciliation, il faut comprendre pourquoi on s’est “déconcilié” », rappelle Stéphanie Yéo. Or, d’après elle, la réconciliation doit d’abord avoir lieu au niveau politique, car « il n’y a pas eu de guerre entre les Ivoiriens, mais seulement entre deux armées ».

Par delà les enjeux de la réconciliation, les participants aux Journées du consensus multiplient donc les appels à la justice, liant étroitement la « renaissance » de la Côte d’Ivoire à la lutte contre l’impunité. Or, sur ce point, le processus semble mal engagé, et se voit souvent qualifié de « justice des vainqueurs ». Daniel Kpehi estime ainsi que la Cour Pénale Internationale (CPI) discrédite la justice nationale, et que Laurent Gbabgo est à La Haye seulement « parce qu’il a perdu les élections ». Quid de Guillaume Soro, lui-même à la tête des Forces nouvelles pendant la rébellion ? Quid des « com’ zones », ces commandants sanguinaires des Forces nouvelles soupçonnés d’être responsables des massacres de Duékoué, Youpougon, et Abobo ? La CPI ne poursuit de toutes façons que les « gros poissons », au maximum 4 à 6 personnes : largement insuffisant pour donner un réel sentiment de justice. « On continue de croiser nos bourreaux dans les rues », rappelle Joseph Séaé. Le cycle de l’impunité, qui continue depuis le coup d’Etat de 1999, doit s’achever : « Les mêmes causes produisent les mêmes effets », rappelle en effet Drissa Traoré. Cette idée est vivement critiquée dans les rangs du Front populaire ivoirien (FPI, pro-Gbagbo), qui craint pour ses propres soldats et exige le retour de ses combattants exilés dans les pays voisins. Georges Akoun, en charge des relations avec les syndicats au sein du FPI, affirme quant à lui qu’une amnistie générale est nécessaire pour rétablir la sécurité : « Il faut pardonner tout le monde », affirme-t-il,  « et on repartira main dans la main, comme en Afrique du Sud ». Jean Yapo, chargé de mission auprès du secrétaire national du FPI, affirme de son côté qu’il n’y aura pas de réconciliation tant que les militants pro-Gbagbo resteront en exil. « On tient à la libération de notre leader charismatique », souligne-t-il, rappelant que le FPI ne peut fonctionner tant qu’il n’est pas représenté à l’Assemblée nationale, et que ses dirigeants sont tous emprisonnés.

L’autre enjeu constamment discuté est relatif à la loi foncière de décembre 1998, dont l’objectif était d’en finir avec le flou juridique qui entoure l’appropriation du foncier rural en Côte d’Ivoire, et de mettre un terme à la théorie houphouëttiste selon laquelle « la terre appartient à celui qui la met en valeur ». La loi visait à en donner la priorité aux Ivoiriens, mais très peu de campagnes de sensibilisation ont été menées jusqu’ici. Le flou juridique demeure, et les conflits fonciers aussi, qui sont décrits comme un obstacle majeur pour la réconciliation. « La loi foncière ne doit plus tuer les gens », affirme Ali Ouattara. Consciente de l’importance d’un règlement pacifique de cette question des terres pour une réconciliation durable, la société civile ivoirienne fera de la sensibilisation à la loi, en particulier dans l’ouest, une de ses résolutions principales. Sans cela, « la question foncière est une bombe à retardement », prévient Drissa Traoré. « C’est la prochaine guerre de la Côte d’Ivoire. » Certains demandent que les personnes qui cultivent des terres en Côte d’Ivoire soient enfin naturalisées, et s’inquiètent des tentatives d’expropriation forcées. A cela, George Akoun, du FPI, se veut rassurant : « On ne veut pas exproprier les gens, dit-il. Il faut juste des équilibres. » Les dozos, ces chasseurs traditionnels et « guerriers de la lumière » qui se sont battus auprès des Forces nouvelles pro-Ouattara, sont au cœur des préoccupations liées aux terres, que l’on dit qu’ils occupent de manière indue, et souvent par la force. « Ils nous ont envahi sous prétexte de nous protéger », s’inquiète Ali Ouattara. A cela, la représentante du ministère de la jeunesse répond : « Les dozos ne sont que des chasseurs, ils nous protègent, parce que l’armée ne le fait pas. » Avant de confier, à voix basse : « Les gens qui n’aiment pas les dozos sont des pro-Gbagbo. » Tout, ici, semble bien être vu à travers un prisme politique.

Cette politisation extrême de la société civile ivoirienne se poursuit jusque dans les débats sur l’identité nationale. Dans un pays mosaïque composé de 60 ethnies, avec 500 000 apatrides et près de 25% d’étrangers, la construction d’un imaginaire national partagé sera effectivement une étape nécessaire pour la réconciliation et la cohésion sociales. Or les partis politiques sont perçus comme étant encore trop attachés à des identités ethniques, et insuffisamment « nationaux ». « Durant la Coupe d’Afrique des nations, certains Ivoiriens souhaitaient que notre pays perde ! » dénonce Joseph Séaé. La société civile ivoirienne proposera donc, dans ses recommandations finale, une réforme de l’éducation civique et morale à l’école, avec un accent mis sur « l’apprentissage de l’hymne, de la devise et des valeurs patriotiques » : union, discipline, travail. Le sentiment envers les immigrés est ambigu. « Il y a des invasions qu’on appelle des flux migratoires », dénonce le représentant des agriculteurs de l’ouest, M. Ouakiri. « On les appelle des immigrants, mais ils occupent nos terrains ». Jean Yapo, du FPI, affirme que son parti politique « n’est pas contre l’immigration » mais qu’« il faut savoir qui rentre et qui sort ». Quant au concept d’Ivoirité, on affirme qu’ « il ne veut rien dire ». « Il faudrait parler plutôt d’ivoirologie », confie Daniel Kpehi qui précise : « l’étude de la psychologie des Ivoiriens ». George Akoun s’estime finalement satisfait des débats, qui confirment selon lui que « les Ivoiriens ont compris que l’on peut affirmer notre identité sans être xénophobe ». Interrogé sur ce que signifie pour lui l’identité ivoirienne, il répond : « Un Ivoirien est quelqu’un qui accepte l’autre, qui est convivial, jovial, qui aime la paix, qui lie amitié avec tout le monde. » Et aussi, ajoute-t-il après un court silence, « quelqu’un qui n’aime pas qu’on empiète sur ses doigts ».

Après quatre jours de débat intense, la société civile ivoirienne se sépare sur une assemblée plénière, où chacun des « groupes sectoriels » représentés (syndicats, ONG, patronat, administration, partis politiques, religieux) annonce sa stratégie pour mettre en œuvre les recommandations. Les promesses sont là. La CSCI assure qu’elle veillera à leur suivi. Qu’elle y parvienne ou non, le processus même de leur formulation peut être considéré, déjà, comme une belle réussite. « Je suis très optimiste, nous confie, en partant, Stéphanie Yéo. « Je crois en la Côte d’Ivoire, je crois que nous allons enfin nous réveiller.»

(1) Maître de conférences à Sciences-Po Paris, chercheur associée à l’Institut des hautes études sur la justice.

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