Billet de blog 26 novembre 2014

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L'artiste italien Alessandro De Francesco répond aux signataires de la tribune intitulée L'art n'est-il qu'un produit de luxe? et critiquant la nouvelle Fondation Louis Vuitton. Pour lui, cette fondation « n'est pas que Bernard Arnault, du moment qu'elle existe désormais comme pôle de création artistique ».

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L'artiste italien Alessandro De Francesco répond aux signataires de la tribune intitulée L'art n'est-il qu'un produit de luxe? et critiquant la nouvelle Fondation Louis Vuitton. Pour lui, cette fondation « n'est pas que Bernard Arnault, du moment qu'elle existe désormais comme pôle de création artistique ».


Je souhaite répondre à la lettre intitulée L'art n'est-il qu'un produit de luxe ? signée par un certain nombre d'artistes et intellectuels français et internationaux et publiée dans Mediapart le 20 octobre 2014. 

Je souhaite répondre parce que cette lettre cible la Fondation Louis Vuitton (FLV), récemment ouverte à Paris, où j'ai créé le 1er novembre 2014 une performance dans le cadre du programme Poésie Now, conçu et dirigé par Jérôme Game. Lors de mon intervention à la FLV, j'ai eu l'occasion de rencontrer une équipe professionnelle qualifiée, des curateurs eux-mêmes aux régisseurs, en passant par l'équipe d'accueil qui gère chaque jour avec gentillesse et efficacité une immense affluence de public ; j'ai vu de mes propres yeux que le travail qui s'y fait est sérieux et approfondi, et cela mérite d'être rappelé avant tout, étant donné que la FLV n'est pas que Bernard Arnault, du moment qu'elle existe désormais comme pôle de création artistique auquel participent de nombreux collaborateurs.

La lettre L'art n'est-il qu'un produit de luxe ? est signée par des collègues pour lesquels mon estime est très grande, avec lesquels je me suis entretenu dans plusieurs occasions artistiques ou académiques, et avec lesquels j'ai même, pour certains d'entre eux, collaboré plus ou moins étroitement selon les cas. Cela m'a bien évidemment poussé davantage à rendre publique mon opinion, d'autant plus que la lettre elle-même souhaite, je la cite, « ouvrir un débat qui se fait attendre »

Votre lettre découle d'une intention noble, celle de séparer la création artistique des lois du marché capitaliste, mais elle ne tient pas compte, me semble-t-il, d'un certain nombre d'éléments essentiels. Elle est signée par d'illustres écrivains et philosophes, mais j'ignore l'identité de son ou de ses véritable(s) auteur(s), au(x)quel(s) ma réponse critique est tout d'abord adressée. Ma réponse s'articule, très brièvement et simplement, en quelques points étroitement reliés. 

Le premier, déjà en partie abordé, consiste à rappeler un aspect fondamental : que le personnel de la FLV est qualifié et respecté dans le domaine de compétence qui est celui de la FLV mais aussi de n'importe quelle autre institution, privée ou publique, focalisée sur la création contemporaine, et que la programmation qui s'y fait est soignée et sérieuse. J'ajouterai à cet argument que les artistes invités à la FLV jusque-là, eux aussi, sont des artistes respectés, qui interviennent très souvent et en même temps dans les institutions publiques de création que vous, les amis de la lettre L'art n'est-il qu'un produit de luxe ?, mettez en avant. 

En outre, dans votre lettre, vous dévaluez quelque part la puissante critique de l'art, comme si vous-mêmes aviez peut-être un peu perdu confiance en l'art en tant que langage qui, au-delà des contextes sociaux à travers lesquels il passe, demeure tout à fait indépendant en se situant au-dessus des dimensions contingentes qui croient l'encadrer. Le geste artistique peut encore produire par lui-même, pourvu qu'il soit sincère et puissant, des dimensions critiques qui ne sauraient être réduites aux bassesses du système capitaliste.

Il y a aussi, en amont de tout cela, la question de la valeur financière des œuvres artistiques. Pour ma part, si je suis fortement critique à l'égard de la violence des règles qui régissent le marché capitaliste et à la façon dont l'œuvre d'art est parfois traitée en son sein, je suis en même temps tout à fait favorable, et je tiens à le souligner ici, à la commercialisation de l'œuvre d'art en tant que moyen de récompense d'un travail accompli, comme n'importe quel autre produit ou service. Mais, en revanche, il serait temps – aussi et justement pour la cause de l'art et de sa reconnaissance – de se remettre au travail pour imaginer un système commercial qui ne soit en même temps pas capitaliste, un système où l'argent soit un moyen et pas un but. C'est cela qu'il faudrait avant tout viser. 

Il faudrait aussi que l'on aborde en amont la question, cruciale, de la qualité de l'œuvre de tel ou de tel autre artiste, qu'elle soit présentée à la FLV ou, par exemple, au Palais de Tokyo, de même que celle du niveau parfois peu élevé de la création contemporaine, car ceci est justement un problème que l'on observe également dans les institutions publiques ; un problème qui dépend de facteurs multiples, dont aussi la nature des financements, bien sûr, mais cela n'autorise pas de séparation éthique ou ontologique, à l'heure actuelle, entre le privé et le public.

Je m'explique : votre lettre laisse entendre qu'un problème essentiel réside dans le fait que le public, les institutions culturelles publiques, flirtent avec le privé, en baissant pour cela le niveau et l'indépendance de la production artistique (et que dans le privé la production artistique ne peut pas être indépendante et respectable car elle dépend d'intérêts extérieurs). Cela me paraît une lecture quelque peu manichéenne : en termes généraux, la question n'est pas que le public flirte trop avec le privé jusqu'à se dénaturer, mais que la sphère publique, telle qu'elle est conçue dans le système capitaliste, ne peut qu'être liée à double fil à celle des banques, de la finance et des pouvoirs privés, et vice versa, sans solution de continuité. Ceci ne peut pas être à l'origine de la baisse du niveau et de la liberté d'expression artistique que cette lettre pointe du doigt. Celles-ci sont plutôt dues, depuis toujours, au pouvoir, public ou privé, macrocosmique ou microcosmique, et aujourd'hui en particulier à la manipulation de l'éducation et des médias, aux politiques culturelles, au maintien des différences sociales, tels que ces phénomènes se vérifient, bien sûr, dans le système capitaliste. 

En d'autres termes, est-ce que l'on peut encore croire, j'ai envie de le demander d'abord aux amis qui ont signé cette lettre, que le public au sens de l'étatique, du parlementaire, du ministériel, du démocratique, au sens donc des pouvoirs qui régissent les collectivités et donc aussi les institutions culturelles, serait à la base plus « pur », plus détaché de la sauvagerie capitaliste que la sphère privée, indépendamment de son domaine d'action ? Cela a commencé bien avant Monsieur Arnault ou Monsieur Hollande. Si vous commencez cette critique il faut aller jusqu'au bout : cela doit être une critique de la finance mais aussi, alors, et en même temps, de façon indissoluble, de l'état, du pouvoir, de la « démocratie » (qui ne peut évidemment pas exister, en réalité, dans un système comme le nôtre ni a-t-elle existé dans les systèmes pré-capitalistes), de la politique parlementaire, donc du public. 

Cela, je dirai, va au fond même au-delà du capitalisme et de la finance : la violence du pouvoir étatique, parlementaire, pseudo-démocratique, donc public au sens codifié, est un modèle qui existe depuis des siècles, donc bien avant l'affirmation du système capitaliste mondial, qui s'est corrompu depuis ses débuts et qui continue d'être appliqué dans les systèmes politiques malgré les innombrables désastres qu'il a causés, les alternatives prospectées n'étant que celles, tout aussi abominables et tout aussi étatiques, du communisme dictatorial, des états religieux ou d'autres formes dictatoriales diverses et variées. Mais l'existant n'est qu'une moindre, et souvent pauvre, partie du possible. C'est ce possible qu'il faut alors repenser.

Dans le microcosme de l'art, comment peut-on penser que les rapports de force et les accords politiques qui agissent dans n'importe quel centre d'art public pourraient pour ainsi dire être ontologiquement différents de ceux qui agissent dans un centre d'art privé ? Et que ce centre d'art hypothétique, que cela soit la FLV ou la Fondation Cartier, le Centre Pompidou ou la Tate Modern, tout comme l'économie étatique et mondiale in toto, ne soit pas régi par un mélange complexe de revenus et d'intérêts provenant de rapports de pouvoir, d'enjeux sociaux, de capitaux réels ou symboliques, de faveurs, et bien évidemment aussi de cette – en effet effrayante – immatérialité de la richesse financière ? 

En outre, je le répète, les personnes qui opèrent dans le domaine de l'art, curateurs, théoriciens, praticiens, etc. sont les mêmes, dans le privé comme dans le public, ces professionnels développent des projets là où ils ont la possibilité de le faire, parfois, en effet, parce qu'il y a un besoin d'hyper-présence et de production de richesse qui entache la valeur de l'œuvre de la même façon que les rapports de force qui l'entourent dans la sphère privée aussi bien que dans la sphère publique, mais d'autres fois pour une autre raison fondamentale : qu'il est difficile de réaliser des projets innovants malgré ou peut-être même à cause de la démultiplication confuse, et de l'homologation conséquente, des initiatives culturelles.

De ce point de vue la FLV a au moins eu le mérite, de mon point de vue d'artiste aux lisières inconfortables de la poésie, des arts plastiques et de la théorie, d'ouvrir ses portes dès le début à des projets novateurs. Parmi ceux-ci il y a le programme Poésie Now, se situant à mi-chemin entre poésie et performance, auquel j'ai accepté de participer au même titre que d'autres poètes-performeurs dont la qualité du travail, il suffit de regarder la programmation, est indiscutable. 

De plus, si, dans ce contexte, les institutions publiques, elles d'abord, commençaient à repenser leurs politiques culturelles en visant avant tout la qualité des projets, si elles recommençaient à oser plus dans la promotion de la création contemporaine en se souciant moins de la visibilité médiatique, et donc économique, d'un tel, ou de l'intérêt politique, et donc économique, d'un autre tel, la situation serait déjà en partie différente.

Quoi qu'il en soit, la FLV n'est pas, en réalité – je vous invite à considérer cette possibilité – la vraie cible de votre critique. 

Il n'y a, à mon avis, pour conclure et aussi pour défendre mes choix artistiques et politiques, absolument pas plus de cynisme dans le fait d'accepter une invitation de la FLV que de n'importe quelle grande institution publique. Vous-mêmes vous avouez d'ailleurs avoir accepté de collaborer avec des institutions privées dont vous ignorez, sans doute, le détail de leurs modalités de financement. Mais dans ce contexte, c'est souvent la nature de l'invitation qui compte presque plus que l'institution qui la formule, en d'autres termes ce qui compte c'est tout d'abord ce qu'on y fait. Une institution culturelle est une réalité complexe, réunissant de bons et de mauvais projets, des gens plus compétents et des gens moins compétents, et la FLV – en suspendant momentanément le jugement sur l'architecture du bâtiment, ce qui pourrait faire l'objet d'un autre débat peut-être plus pertinent d'ailleurs – me semble pour l'instant se situer quand même sur un niveau artistique respectable. 

Je reprends donc, et je termine : un système comme celui dans lequel nous nous trouvons ne peut être changé que radicalement ; c'est beaucoup trop facile d'attaquer aujourd'hui la FLV en opposant le monstre financier et la sphère publique. L'état des choses est bien plus compliqué que cela et je serais à ce propos honoré, plutôt, de prendre vraiment le temps avec vous tous afin de reformuler – dans le sillage de vos nombreux travaux et de vos œuvres, que j'aime – des modalités de pensée et d'action critiques qui nous mènent, peu à peu, vers un nouveau possible. L'art, où qu'il soit, nous guide toujours dans cette direction.

Alessandro De Francesco, poète, artiste et théoricien et fondateur du Language Art Studio (son site)

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