De quelle lumière faut-il être habité pour penser que le principe de précaution sape les fondements de la société libérale et l'économie même du progrès, alors que c'est la seule tentative de rationalité praticable et à moindre frais. Par Dominique Bourg et Alain Papaux, philosophes.

Les gloses critiques à l'endroit du principe de précaution sont devenues en France un sport national. On a commencé par raconter toutes sortes d'incongruités sur son implication - quant à l'interdiction du trafic aérien à la suite de l'éruption du Volcan islandais Eyjafjöll, au crash du Concorde, en passant par la crise de la fièvre aphteuse du printemps 2001, etc. - laissant l'absence d'analyse voire l'incurie intellectuelle triompher.
Les affaires relatives aux antennes de téléphonie mobile aidant, réglées juridiquement par recours aux règles du droit de voisinage et non au principe de précaution (simplement évoqué), l'affolement a gagné les esprits au point même que certains remettent en cause la constitutionnalisation du principe dans la Charte de l'environnement (art.5). En d'autres termes, bien des critiques ont été émises, lesquelles redoublaient une même paresse de pensée puisque dénonçant des applications du principe de précaution qui n'en étaient en réalité que des mésusages.
Qui plus est, ces critiques arrivent à un moment très particulier de l'histoire humaine : pour le bénéfice de quelques-uns, on est prêt à sacrifier des millions de personnes : développement des subprimes, véritable jeu de l'avion à l'échelle international, mais surtout trahison de l'office même de la banque par refus, via la titrisation hors maîtrise de quiconque, de sa responsabilité sociétale (qui seule justifie ses revenus), attaques spéculatives contre l'Euro (dette grecque, notation des pays européens), pour ne pas parler du climat et plus généralement des dégradations joyeusement anonymes de la biosphère. Comment faire mieux pour ne pas assumer le risque ? La couardise face au risque ne réside-t-elle dans ce refus d'assumer ces responsabilités plutôt que dans quelques interventions modestes du principe de précaution pour le bien de tous ?
Quelle communauté entre ces mésusages et les critiques du principe de précaution erronément élaborées à partir de ceux-ci ? Non seulement la faiblesse cognitive des arguments mais encore leur puérilité : au moment où l'humanité devient l'enjeu, où elle parie son propre destin, au moment où la démesure c'est-à-dire l'absence de règles devient la règle, on attaque la seule tentative, bien modeste au demeurant, de rationalité incarnée, praticable hic et nunc et à moindre frais. Le pari scientiste, lui, n'est pas rationnel ; seule la science l'est mais non le fait que tous ses productions seraient ipso facto inoffensives et qu'elle nous assurerait à tous coups un avenir radieux.
De surcroît, l'obsession de l'omniprésence du principe ignore une double restriction constitutive de la précaution. D'une part, l'idée originelle de précaution ne concerne qu'un nombre extrêmement restreint de risques : les seuls risques visés sont ceux dont la réalisation provoquerait primo des dommages graves et irréversibles, soit à l'environnement, soit à la santé publique ; et secundo dans un contexte de connaissance scientifique partielle. La traversée d'un nuage volcanique, par exemple, n'ajoute rien aux fondements de la vulcanologie ; l'interruption momentanée et localisée du trafic aérien vise à protéger des milliers de vies humaines non dans le cadre de la santé publique mais dans celui de l'ordre public. D'autre part, la traduction juridique du principe (art. 5 de la Charte de l'environnement) en limite encore la portée à la seule intervention et responsabilité des autorités publiques.
Ne voir dans le principe de précaution qu'un simple mécanisme de frein en manque le ressort incitatif, par exemple dans le domaine des énergies low carbon. Concernant l'idée de précaution : quel mal d'exiger moralement de certains producteurs qu'ils explorent les risques afférents à leur activité pour, in fine, mettre sur le marché un produit meilleur pour la société dans son ensemble (bien commun) ? Concernant le principe : que d'illégitime à contraindre certains entrepreneurs à cette recherche, par exemple dans le domaine des biotechnologies et des OGM, afin de commercialiser des produits plus sûrs ?
Dans l'un et l'autre cas, toujours l'état de la recherche prime et le principe de précaution ne peut fonder des décisions politiques non étayées par un dossier scientifique solidement documenté, comme le fit pourtant le gouvernement avec le Mon. 810[1]. A contrario, le dossier scientifique sur le climat est autrement solide que les décisions prises au nom du principe en la matière, aussi rares que molles.
Voulût-on abolir le principe de précaution au nom d'un soi-disant courage d'entreprendre, il faudrait alors en toute cohérence aller jusqu'à supprimer l'idée de précaution et par là abandonner les quelques réussites rationalistes d'endiguement de la démesure moderne : qui voudrait que l'on mette sur le marché des substances chimiques sans les avoir jamais testées au préalable, comme l'impose heureusement l'autorisation de mise sur le marché des médicaments ou la directive REACH ?
De quelle lumière faut-il être habité pour penser que le principe de précaution saperait les fondements de la société libérale et l'économie même du progrès alors qu'il n'impose aucun changement dans les fins collectives ? Le principe de précaution n'est en rien contradictoire avec l'accumulation des moyens techniques ; il veille simplement à la sûreté de ces moyens et au fait qu'ils puissent bénéficier au plus au grand nombre et non exclusivement à quelques investisseurs impatients. Aucune contradiction donc entre l'idéologie des sociétés libérales - la recherche du progrès matériel - et la mise en œuvre du principe.
Le retour dans l'actualité du scandale antillais de l'usage du chlordécone rend plus puériles encore les élucubrations néolibérales sur la précaution. Dès lors, le problème ne réside pas dans le principe de précaution lui-même, et moins encore dans sa constitutionnalité, mais dans l'incurie intellectuelle régnante. Curieusement seul le principe, dans sa lettre comme dans son esprit, échappe à cette confusion. Certes on ne peut que reconnaître les difficultés auxquelles nous confrontent son interprétation comme sa mise en œuvre. En cela rien de plus perturbant que dans toute autre notion dite open textures : liberté, égalité, équité, solidarité, souveraineté populaire, ordre public, etc.
Dominique Bourg, Faculté des géosciences et de l'environnement, Université de Lausanne
Alain Papaux, Faculté de droit et des sciences criminelles, Université de Lausanne
[1] Dans L'inquiétant principe de précaution (PUF, Paris, 2010, p. 124 note 1), les plus inquiétants encore G. Bronner et E. Géhin, fustigent par exemple, à juste titre, le refus gouvernemental d'assumer l'absence de risque scientifiquement documentée concernant le Mon. 810, mais disqualifient « la théorie classique de l'effet de serre » au motif de leur rejet de la pensée unique (sic !) : la science n'est donc pas toujours... la science.