Pour le sociologue italien Salvatore Palidda (université de Gênes), « si l’Italie glisse encore vers l’abîme », et laisse à peine une illusion de démocratie, « c’est aussi parce que dans les autres pays, et dans toute l’Europe, il n'y a pas un gouvernement qui soit l'expression politique effective des électeurs, et pas plus un Parlement européen avec de vrais pouvoirs ».
Comme toujours, commentateurs et politologues prétendent tout expliquer du cas italien. Mais dès qu’on essaye de comprendre sérieusement ce qui se passe en Italie, on ne peut que rester assez déçu. Regardons d’abord l’essentiel des faits.
Dans les années 1960-70, l’Italie était devenue l’une des six premières puissances économiques du monde. Un succès vanté par la démocratie-chrétienne qui a gouverné pendant quarante ans (jusqu’en 1992) à travers toutes sortes de combines, affaires louches, discussions et compromis avec la mafia, et jouant des équilibres « impossibles » entre son allégeance totale à l’allié dominant (les Etats-Unis), son pro-arabisme, son Östpolitik et son « indiscutable » vocation européiste. De leur côté, les petits partis revendiquaient leur rôle modérateur, le patronat prétendait avoir été le véritable artisan de la réussite, tandis que la gauche et les syndicats revendiquaient d’avoir été décisifs en tant que forces super-responsables dans la défense de l’assise démocratique, le vrai « anticorps sain » du pays pour contrecarrer les continuelles tentatives réactionnaires (coups d’Etat, terrorismes, surtout de droite et même de «gauche») et pour avoir convaincus les travailleurs de supporter des sacrifices immenses et de lourdes renonciations.
Ceci dit, encore dans les années 1980, malgré tous les maux, les affaires louches, les mafias, les terrorismes et les innombrables injustices, on peut dire que la majorité de la population italienne était plutôt satisfaite : presque 80% des familles étaient propriétaires de leur logement, avaient pu acheter (à crédit) voiture et électroménager, et un pourcentage croissant de jeunes arrivait à l’université. En effet, le régime démocrate-chrétien et son compromis tacite ou explicite avec la gauche, tout comme celui entre patronat et syndicats, avait assuré une démocratisation considérable dans un pays où, encore juste après le fascisme, subsistaient des résidus féodaux, un analphabétisme de masse, parfois la vente des enfants comme main d’œuvre et le jus primae noctis (droit de cuissage) dans certains fiefs, etc.
Mais l’économie de cette puissance mondiale était devenue plus que jamais une nébuleuse de familles jouant sur tous les tableaux, y compris avec les mafias, le pays des spéculateurs capables de dévaster tout le territoire, des escrocs transformistes, des banquiers parfois usuriers et abreuvés à toutes sortes de combines, le Vatican lui aussi mouillé, même avec la mafia et, surtout, une économie particulièrement imbriquée avec les affaires transnationales. Donc, une économie assez indépendante de l’Etat, surtout après que la démocratie-chrétienne perde ses capacités de «parti-Etat».
Le tournant néo-libéral qui s’impose avec les privatisations des années 1990 consigne l’économie italienne aux jeux internationaux. L’Italie devient le pays le plus marqué par ce tournant, ce qui se traduit par une déstructuration totale de toute l’assise de la société industrielle précédente. Cela se passe grâce à une véritable conversion néo-libérale du leadership de la gauche et la passivité et impuissance des syndicats et de quasi tous les intellectuels. C’est la fin de la gauche en Italie.
Les grandes et moyennes industries ferment, jouent avec les délocalisation itinérantes dans les pays tiers, tandis que les grandes fortunes se donnent uniquement à la spéculation financière. Le cas de Fiat est emblématique : après avoir drainé les financements publics pendant des décennies (et depuis le XIXe siècle) et avoir profité des renonciations des syndicats, il n’en reste presque rien, car la famille Agnelli-Elkan a placé ses avoirs ailleurs. Parmi d’autres, le cas du textile (Benetton entre autres) ou de la chaussure est tout aussi emblématique: presque tout est délocalisé et jamais les gouvernements n'ont établi de lois contrôlant sérieusement ces affaires, ni sur la fuite de capitaux et même pas sur la fraude communautaire de la part des grandes firmes. Et rien de sérieux n'a été fait pour contrecarrer l’énorme croissance des économies semi-souterraines ou totalement illégales (plus de 35% du PNB), ce qui veut dire environ huit millions de travailleurs entre semi-légal et au noir, la «nécessaire» reproduction de l’immigration irrégulière, bref le néo-esclavagisme d’Italiens et d’immigrés, une fraude fiscale sans équivalent dans les autres pays de la vieille Europe (mille milliards par année dans toute l’Europe, 181 en Italie, 160 en Allemagne, 121 en France, 74 au Royaume-Uni et 72 en Espagne selon Tax Research LLP).
Dans un tel pays, encore plus que chez ses voisins, les risques de désastres sanitaires et environnementaux ont conduit à la répétition continuelle de catastrophes qui probablement vont s’aggraver, étant donné le manque de ressources financières pour l’assainissement et encore moins pour la mise en place de dispositifs et agences de prévention et de contrôles (malgré un taux d’effectif policier le plus haut du monde mais avec une quasi totale négligence pour les véritables insécurités de la population).
C’est dans ce contexte que des personnages comme Berlusconi et ceux de la Ligue du Nord ont pu s’imposer avec un consensus qui continue à être assez élevé. Rappelons que, une fois sauvé (par la gauche des D’Alema, Veltroni et Violante) de la banqueroute certaine de 1994, Berlusconi est le seul grand capitaliste resté en Italie car ses affaires, il ne peut les pratiquer que dans son pays (grâce aux lois lui donnant une position dominante dans les médias et la publicité), alors que les autres riches ont transporté leurs affaires ailleurs. Le centre-gauche n’arrive pas à obtenir davantage de soutien car jusqu’à présent il n’a rien proposé de sérieusement crédible face aux bouleversements économiques et sociaux connus surtout depuis le début des années 1990. Ce n’est donc pas un hasard que le principal concurrent de Berlusconi et de la gauche soit un nouveau démagogue (Grillo et son guru Casaleggio) dont le discours mêle à la fois toutes les critiques que la gauche devrait faire, et aussi un peu d’arguments de droite, y compris racistes ; bref, une sorte de «pasteur-père-patron» pour le « troupeau d’Internet », c'est-à-dire pour un peuple qui ne trouve pas de possibilité ni de capacité d’agir en politique – ce qui ne veut pas dire qu’une partie de ces militants ne puisse pas acquérir des capacités d’action autonome.
Force est donc de constater que l’histoire de ce pays a conduit à une situation dont on ne ne comprend pas elle va vers l’abîme ou si elle va trouver (mais comment?) le chemin du salut.
Le paradoxe apparent est que selon le classement par PIB, l’Italie est encore le 4e pays d’Europe après l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Son grand «défaut» est qu’elle a une dette publique qui a atteint 127% de son PIB et qui n’arrête pas d’augmenter, malgré les acrobaties des gouvernements de l’après Berlusconi. La fameuse troïka et l’Allemagne ont imposé à l’Italie une «thérapie» qui de toute évidence ne change rien. Pire: comme dans tous les pays, et même davantage, la distance entre richesse et pauvreté ne cesse d’augmenter, les riches sont encore plus riches qu’avant la crise.
En effet, rien ne pourra changer et probablement même pas avec le «miracle» que prétend réaliser le nouveau «prophète» Renzi. La première explication d’une telle perspective pessimiste est plus qu’évidente: si on voulait réduire considérablement la dette publique et relancer l’économie, il suffirait taxer surtout les 10% de la population qui détiennent 45% de la richesse du pays (qui est d’environ 8500 milliards, soit plus de 4 fois la dette publique). Mais comme par hasard, la grande majorité du Parlement actuel refuse catégoriquement une telle hypothèse.
Remarquons que le démagogue Grillo n’a pas fait pression sur le centre-gauche afin qu'il vote une loi pour taxer les riches et les quasi-riches et pour faire payer la dette à tous ceux qui l’ont produite (on peut très bien savoir qui ils sont). Par ailleurs, alors que depuis des années tout le monde parle de spending review, on ne voit pas encore de mesures sérieuses pour éliminer le gaspillage flagrant, à commencer pas les revenus des grands commis de l’Etat jusqu’aux dépenses militaires et aux grands travaux inutiles, surtout pour faire face à l’urgence de prévenir les désastres sanitaires et environnementaux. En effet, de droite à gauche, les partis sont complices et il y a aussi une certaine base, massive, qui bénéficie de ces dépenses inutiles sinon scandaleuses. Le Président de la République lui même défend à tout prix les soi disant missions militaires «de paix» à l’étranger et les ressources pour le militaire, alors qu’elles sont une violation de l’art.11 de la Constitution. Rappelons que le Parti démocrate, issu de la fusion entre les anciens communistes et une partie des anciens démocrates chrétiens, désormais plus ou moins presque tous néo-DC et catholiques, est le parti le plus proche du lobby militaire-policier.
Ainsi, on assiste à une pantomime pénible voire anesthésiante : pour gouverner et pour chercher à faire ses réformes, Renzi mise sur des ex-berlusconiens (en majorité réactionnaires et en partie même sous enquête judicaire pour différents délits) et sur l’entente directe avec Berlusconi lui-même.
Dulcis in fundo, on assiste à l’absurdité totale : la Cour constitutionnelle a déclaré illégale la loi électorale avec laquelle les Italiens ont voté trois fois pendant les huit dernières années; mais, comme si de rien n’était, le gouvernement Renzi, avec l’accord du parti de Berlusconi, a fait voter une nouvelle loi qui prévoit des règles tout autant illicites que celles cassées par la Cour. Ainsi les avocats qui ont sollicité cette décision de la Cour ont déjà annoncé que très probablement la nouvelle loi sera annulée.
De plus, même si des élections se déroulent avec cette nouvelle loi (selon certains pire que la précédente), il existe un très haut risque d’avoir à nouveau un Parlement comme l'actuel, c'est-à-dire bourré de gens nommés par les patrons des partis et des lobbies.
Face à tout cela, comment ne pas penser qu’on n’a même plus la possibilité d’une illusion de démocratie? A ce propos, l’Europe ne semble pas mieux lotie ; l'espoir d'une participation populaire au gouvernement de la res publica apparaît vain un peu partout. Voilà pourquoi le cas italien mérite d’être très attentivement suivi. Si l’Italie glisse encore vers l’abîme, c’est aussi parce que dans les autres pays, et dans toute l’Europe, il n'y a pas un gouvernement qui soit l'expression politique effective des électeurs, et pas plus un Parlement européen avec de vrais pouvoirs. Difficile de dire quand et comment on pourra voir se déclencher une dynamique effectivement novatrice, pour permettre une nouvelle expression politique effectivement démocratique et de gauche. L’indignation est sans doute importante, mais la sensation d’impuissance est accablante et risque de conduire à un scepticisme « cosmique » qui pourra être utile seulement s'il renoue avec la force de la parrhésie que Foucault a suggéré dans ses derniers travaux.