Les auteurs de l'enquête « Police et minorité visible : les contrôles d'identité à Paris », Fabien Jobard et René Lévy (1) réagissent à la polémique sur les contrôles discriminatoires et aléatoires soulevée par les propos de M. Vidalies. Ils rappellent un résultat (étonnant) de leur enquête : les porteurs de gros sacs, notamment à Gare du Nord, sont sous-contrôlés. « La question n’est donc pas de savoir si les policiers sont légitimes à sélectionner, trier, contrôler, mais de savoir sur quels critères ils le font et en vue de quelle finalité. »
Il y a quelques années, Mediapart et Le Monde avaient publié les résultats de l’enquête que nous avions menée, avec John Lamberth, sur les contrôles d’identité. Cette enquête, qui s’était déroulée sur 5 lieux parisiens (dont le quai d’arrivée du Thalys), avait comparé les caractéristiques de 525 contrôlés avec les caractéristiques de environ 38000 personnes présentes sur les lieux des contrôles (l’enquête complète est disponible ici). Médiapart avait sollicité Marie Lajus, à l’époque porte-parole de la Préfecture de police, qui avait indiqué (lire l'article ici) qu’il importait de veiller à ce que les contrôles ne suscitent pas de sentiment de discrimination. Elle soulignait également que les fonctionnaires de police n’était « pas payés pour faire de l’échantillonnage aléatoire ».
Six ans après, et quelques jours après l’attaque déjouée d’une rame du Thalys, le ministre des transports M. Vidalies propose qu’afin de lutter contre le risque terroriste l’on procède à des contrôles « aléatoires ». Une polémique a immédiatement jailli, fondée sur l’équation selon laquelle : « aléatoire = discriminatoire ». Equation à première vue surprenante car s’ils sont « aléatoires », les contrôles visent tout le monde équitablement : c’est la définition du terme « aléatoire », où « aléatoire » est l’antonyme de « discriminatoire ».
Sémantiquement, on ne s’y retrouve pas; mais c’est souvent le cas dans les débats sur les discriminations. Du point de vue de la rationalité de l’Etat concernant la conduite de l’action policière, la superposition des propos de Mme Lajus et de M. Vidalies n’aide pas non plus à la clarté. On a le sentiment que la doctrine évoluerait entre deux bornes sans médiation possible, équité et efficacité, aléatoire et discriminatoire : soit les contrôles sont aléatoires, et alors ils sont équitables, mais inutiles; soit les contrôles sont discriminatoires, ils sont injustes et illégaux, mais efficaces, ou en tout cas plus efficaces. M. Vidalies a d’ailleurs indiqué, dans une nouvelle intervention, que soit l’on discrimine, soit l’on est « spectateur ».
Cette opposition des couples « efficacité-discriminatoire » / « équité-aléatoire » a-t-elle cependant un fondement empirique ? Quelle serait l’information empirique qui voudrait que le contraire de « discrimination » ne soit pas « aléatoire », mais « impuissance » ? Nous voudrions éclairer le débat actuel en rappelant, pour cause de proximité avec les événements qui en sont le point de départ, notre propre enquête.
Notre enquête avait montré que les contrôles à l’époque menés, notamment à Gare du Nord à Paris, étaient non pas aléatoires, mais discriminatoires. Ils visaient en premier lieu une population masculine, jeune, habillée de manière typiquement jeune (casquette, capuche, etc.), maghrébine ou noire - pour reprendre les catégories de l’enquête). Dans les lieux dans lesquels les jeunes hommes issus de minorités et habillés de manière typiquement jeunes étaient sur-représentés, comme la zone RER de la Gare du Nord, ils étaient sur-contrôlés. Et dans les zones où ces personnes étaient sous-représentées, ils étaient tout aussi bien sur-contrôlés, sur le quai du Thalys, tout particulièrement. D’autres recherches, menées depuis lors sur la base d’autres méthodes, ont confirmé nos résultats (comme celle de N. Jounin et ses étudiants, disponible ici et dont Médiapart a également rendu compte).
L’enseignement majeur qui a été tiré de notre enquête est que les contrôles policiers, tels qu’ils étaient pratiqués à Paris, n'étaient pas aléatoires, mais discriminatoires. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en va autrement aujourd’hui. A cette aune, la polémique actuelle est difficilement déchiffrable : pour discriminer, M. Vidalies abrogerait les contrôles tels qu’ils se déroulent aujourd’hui ? Laissons là ce débat sémantique, et attirons l’attention sur une variable de notre enquête très peu exploitée dans les échanges autour de ces questions : celle des bagages portés par les passants.
Dans les échanges sur les contrôles policiers, on définit souvent les personnes sur un critère : la couleur de peau, ou l’origine supposée. Dans notre enquête, nous avions 5 critères : l’origine supposée, l’âge, le sexe, le type d’habillement, et la taille du sac ou bagage éventuellement porté par le passant susceptible d’être contrôlé. Conscients que nous travaillions sur une compétence policière, le contrôle, que cette compétence vise la prévention, notamment, d’actes attentatoires à la sécurité des personnes, et que d’autre part nous étions en plan Vigipirate visant explicitement la prévention de l’acte terroriste, nous avons intégré la variable « sac », selon 3 modalités : pas de sac, sac ordinaire, gros sac ou bagage. Notre hypothèse était que les policiers voient les personnes comme un agglomérat de signes, parmi lesquels le sac qu’ils portent, et que par référence aux sacs à dos piégés transportés par les terroristes londoniens en 2005, un gros sac était un indice possible d’un transport d’explosifs, d’armes ou de matériels « pouvant servir à une attaque terroriste », écrivions nous.
Mais cette hypothèse fut démentie par nos résultats : par rapport à une personne ne portant pas de sac, un individu portant un « gros sac » avait un risque entre 3 et 13 fois inférieur d’être contrôlé (selon les lieux). Voilà bien un résultat qui nous a surpris, moins de 10 ans après les attentats de New York, moins de 5 ans après les attentats de Londres et Madrid (commis dans des gares ou des transports publics) : dans les lieux de très forte affluence (la Gare du Nord est la plus fréquentée en Europe), le fait de porter un gros sac était un facteur minorant le risque d’être contrôlé. Le quai du Thalys tranchait légèrement sur cette question : les résultats convergeaient avec les autres lieux, mais à la différence de ces derniers de manière non significative; en revanche le fait de porter un simple sac y minorait également la probabilité de contrôle.
La variable « sac », cette variable négligée, éclaire l’articulation « efficacité/équité », et montre que la notion de discrimination ne saurait à elle seule fonder la conduite de l’action policière. Celle-ci se fonde sur le déchiffrage de signes extérieurs et contextualisés : comment la personne est, dans quelles circonstances, comment elle se meut, avec qui elle échange, comment elle agit et réagit, par exemple à la vue des policiers, ce qu’elle arbore et ce qu’elle porte... Le contrôle est une sélection, un tri parmi un stock de passants; aléatoire, il devient absurde. Que, dans la perspective d’un contrôle d’identité, les policiers et les gendarmes ne prissent pas, au cœur de Paris, les lourds bagages ou gros sacs comme des signes pertinents montre que les contrôles s’opéraient selon des critères qui n’étaient pas publiquement défendables (ce qu’illustrait bien le déni systématique à l’époque de discrimination de la part des policiers et des politiques). La question n’est donc pas de savoir si les policiers sont légitimes à sélectionner, trier, contrôler, mais de savoir sur quels critères ils le font et en vue de quelle finalité. L’ampleur du défi terroriste appelle une clarification qui permettrait aux politiques de s’exprimer en pleine transparence sur la question, et aux policiers de justifier auprès des personnes contrôlées l’acte auquel ils se livrent. Sélectif, le contrôle le serait toujours, mais sans la dimension vexatoire qui le caractérise aujourd’hui essentiellement. Une nuance aux conséquences incalculables.
(1) Fabien Jobard est directeur de recherche au CNRS au Centre Marc Bloch à Berlin et René Lévy, directeur de recherche au CNRS au CESDIP, à Guyancourt.