Journaliste et écrivain tunisien,Taoufik Ben Brik écrit et vit à Tunis. Auteur de plusieurs livres importants sur le contexte politique et social tunisien, son dernier essai, Je ne partirai pas, est paru 2007 en Algérie. Figure importante de l'opposition tunisienne régulièrement harcelée par le régime de Ben Ali, il est l'une des rares personnalités à mener son combat en Tunisie même. Ce texte, que Taoufik Ben Brik a écrit pour Mediapart (par ailleurs inaccessible en Tunisie), est sa façon, nous dit-il « de contrer Ben Ali», dont la réélection à la présidence de la Tunisie apparaît comme inéluctable lors du scrutin prévu à la fin du mois d'octobre.

Tunis n'est pas Tunis. Pas de bas-fonds. Pas de pègre. Un nulle part. Ce n'est pas un roman noir, un film policier. Elle vit la paix bucolique des villes saoudiennes. Une ville où il n'y a pas de trottoirs, de maisons closes, un pays qui pue le mâle, a besoin de défenseurs des belles de la nuit. Mes belles, sont une troupe bigarrée de jupes qui voltigent, manteaux, châles râpés qui ont connu des jours meilleurs. Je les suis, toutes. Depuis les filles aux joues fardées, qui, quelques heures par jour, échangeaient leur corps contre les misères d'autrui jusqu'aux joyeuses danseuses de cabarets, le Crazy Horse ou la Boutonnière, qui n'étaient pas pressés de tomber amoureuse d'un flic ou d'un commerçant grossiste. Je rôde toujours dans leurs jupes : dans les bars, les salons de narguilé, les antichambres de bordels ou les arrière-boutiques. A part ça...Tunis part en lambeaux. Benaligrad prend sa place.
Tunis trouvait au sud son prolongement prolétaire dans les banlieues de Bir El Kassâa, Jebel Jloud, Ben Arous... Des bourgades reliées à la ville par des routes qui partaient de n'importe où. Des rues empierrées qui formaient des labyrinthes, des ruelles qui débouchaient toujours sur les grandes usines chimiques qui occupaient les bâtiments d'anciens haras. Entourées de crasseuses maisons prolétaires attribuées aux travailleurs, les usines suaient la teinture. Autour des maisonnettes, on trouvait de petits jardins où les ouvriers travaillaient quelques heures par semaine, essayant de ne pas oublier leurs origines paysannes. Au sud, il pleuvait. Et cette ville née de la pluie, la pluie la rendait folle. Les rues se transformaient en torrents qui convergeaient vers la petite place de Megrine. Automobiles et camionnettes pleines de marchandises s'enlisaient dans les rivières de boue. Cela rendait fous les cyclistes et nerveux les policiers qui patrouillaient régulièrement dans le secteur. Dans le café l'Olivier Bleu, au nord, la pluie était aussi violente. Un vendeur de cigarettes s'était abrité sous l'arcade et me bouchait la vue de la rue Azouz Errbaï. Mon colon me faisait souffrir: une douleur douce et diffuse autour du bas ventre. Cela m'empêchait de me concentrer. La pluie me rappelle les vieilles histoires d'amour. Presque toujours des amours gâchées par l'impatience et le désir de propriété qui semblent devoir toujours accompagner l'amour.
C'est un samedi après-midi et, suivant la coutume, les bonnes se promenaient au bras de petits policiers dans l'avenue Mohamed V. Au parc Gambetta, les couples étaient particulièrement nombreux. À cette heure de l'après-midi, où les premières ombres grignotaient la lumière, le centre ville se transfigurait. Les commerces et les restaurants, normalement ouverts à tous commençaient à changer de clientèle. Les populations d'origine rurale s'appropriaient les rues. Le vin caché au début du jour dans les débits et autres étalages, sortait timidement à l'air libre. Mendiants, pères de famille ou amoureux éperdus se transformaient en ivrognes. Des épaves humaines s'écroulaient dans les rues et les gens les enjambaient sans y faire attention.
La pluie avait rendu boueux le sol empierré des rues mal éclairées. J'avais échappé à un vendeur de jasmin qui me poursuivait avec son plateau. Il s'arrêta devant le restaurant «chez Slah ». Mon visage fut illuminé à deux reprises quand la porte battante s'ouvrit. Deux couples étaient en train de manger et deux visages pâles buvaient en parlant affaire avec un Sénégalais, près d'un comptoir laqué de rouge. À cette heure, l'endroit était plutôt désolé. Après avoir observé attentivement la porte de derrière, par laquelle le garçon s'était éclipsé, j'avais allumé une cigarette et je me préparais à foutre le camp. Je me sentais étranger. Au fond, je suis tunisien par accident. Où est Tunis ? Tunis de mes bottes.
Il y avait, monsieur Abdallâh le boiteux, le petit gros boulanger qui, tous les jours vers 18 heures, sortait de son appartement, au 9 bis avenue de la Liberté, avec sa démarche inimitable et chaloupée. La tête rentrée dans Les épaules, il passait en vitesse devant la mosquée El Fath, entrait par la porte, et dans la pénombre ambiante, psalmodiait:
Par le ciel et par l'étoile du soir
Mais comment sais-tu que c'est l'étoile du soir?
C'est l'astre à clarté perçante...
Il y avait monsieur Lakhdar, le maître réparateur des tourne-disques qui, tous les matins à 8 heures, levait le rideau de sa boutique située derrière la rue de Palestine, jetait un coup d'œil sur la vitrine étroite près de la porte pour savoir si tout allait bien, si aucun appareil n'avait bougé pendant la nuit, puis entrait dans le magasin, s'asseyait derrière la table de travail, sur la chaise spécialement adaptée à son dos bossu, chaise dont le dossier était troué et matelassé à la hauteur de la bosse, allumait sa cigarette préférée, une Arti, et par sa façon de souffler longuement la fumée vers le haut pendant qu'en deux mouvements rapides il éteignait l'allumette dans l'air, annonçait à la ville qu'il avait ouvert et qu'on pouvait lui envoyer les tourne-disques à faire chanter. Il y avait monsieur Mahmoud, le beau professeur du Lycée Bab El Khadhra qui, tous les vendredis après-midi, faisait monter avec lui dans son studio situé à l'avenue Madrid une lycéenne en fleurs, intéressée par l'art des échecs, pour qu'après s'être dévoués à cette passion jusque vers 18 heures, ils se penchent finalement par la fenêtre et, contents, souriant l'un à l'autre, constatent: tout est trop bruyant en bas, il n'y a qu'ici, en haut, que règne un silence suffisant pour Les échecs. Et il y avait l'ivrogne et terriblement chétif docteur Marchika le Maltais; qui outre sa capacité à calmer en quelques mots même l'enfant que la fièvre ne cessait de faire pleurer, était surtout connu parce qu'en dépit de tout conseil de bonne volonté et toute supplication, il n'allait jamais en visite chez ses patients sans chevaucher une mobylette. Ce n'était donc pas étonnant qu'au moins une fois par semaine, il tombât dans le bas côté avec le même engin, puisque aussi soudée que fût la moto à son propriétaire, elle ne pouvait garder, sans défaillir, sur sa selle l'homme constamment ivre. Il y avait monsieur Abdelaziz, le juge que seul l'art de collectionner les timbres intéressait et qui, sur les étagères en chêne de sa bibliothèque vitrée, alignait des albums de timbres à n'en pas finir. Il était en correspondance avec soixante pays du monde pour échanger de temps en temps l'une des pièces rares de sa collection hors pair contre une pièce encore plus rare. Et il y avait monsieur Merdassi, le pâtissier toujours un peu agité qui, au beau milieu de ses baklawas et sorbets, ne trouvait sa tranquillité que s'il pouvait s'en affranchir, en sautant, avant L'ouverture du matin et après la fermeture du soir, sur son vélo de marque allemande, habillé du maillot jaune dans lequel, jeune il avait gagné une fois une course d'amateurs, pour pédaler pendant des heures et des heures vers un ruban d'arrivée imaginaire. Et il y avait monsieur Manoubi, l'unique aventurier de Tunis qui, de ses aventures, était revenu ici, notamment du Pakistan, au bout de longues années, avec Houriya, sa magnifique épouse pachtoune qui, pendant des mois, voire des années, enfiévra la ville; ils se jetaient l'un sur l'autre avec une régularité hebdomadaire et, à La grande consternation et indignation des voisins, passaient des nuits entières à se rouer de coups et à crier en une langue non identifiable, c'est-à-dire afghane avant de se taire brusquement. Et il y avait Monsieur S'lah, le couturier de la rue Abbès EL Akkad qui noyait son amour insatiable à l'égard des femmes dans l'étude approfondie des poètes soufis; c'est ainsi qu'il était devenu le préféré des femmes de la ville, car pour cela, c'est-à-dire pour devenir ce genre de brise glace, il avait suffi de jouer sur la capacité des femmes à ressentir; par ses étranges tirades béates lors de la prise des mesures, monsieur S'lah essayait simplement d'exprimer ses compliments inconditionnels et sincères à leur égard; à partir de là, le fait qu'elles ne pouvaient point s'y retrouver devant la complexité de sa prose n'avait aucune, mais alors aucune importance, car que pouvait faire une femme, où n'importe qui, de Tunis de la question de savoir par exemple si le fossé du SUBLIME le plus insurmontable se situait entre Ibn Arabi et Niffari, ces immenses soufis du XIIIe siècle. Et il y avait monsieur Sarkachi, le coiffeur hâbleur de la place Jeanne d'Arc, qui circulait entouré de nuages des parfums les plus pénétrants du monde, et qui n'arrêtait pas d'expliquer que cela lui avait été infligé tout simplement par le destin, rançon du métier. Et il y avait monsieur Riahi, le chanteur homo, dont le chien bâtard à courtes pattes, sans âge, traînant son ventre par terre et cherchant sans cesse, les yeux voilés et la voix glapissante, le regard des gens, faisait peur à tout le monde sans exception. Et il y avait monsieur Garmadi, le poète, qui, un jour de printemps, choqua les jeunes esprits de Tunis, en leur déclarant que, finalement, n'est poète que celui qui est prêt à sacrifier sa vie pour un seul et magnifique vers, pour une seule et magnifique danseuse du ventre.
C'était vraiment comme ça qu'ils existaient. Lorsque j'avais voulu poser mon regard sur eux, il arriva quelque chose de vraiment, vraiment stupéfiant, à savoir que tout disparut brusquement, et un jour, ON AVAIT PERDU POURTOUJOURS TUNIS. À plusieurs reprises, j'avais essayé de savoir ce qui avait pu se passer. Je m'aperçus tout de suite que la ville n'était pas à sa place, pis, non seulement elle n'était pas à sa place, mais elle n'existait plus, du tout, et j'errais, hanté et perdu, dans une ville qui se prétendait être Tunis, mais qui ne l'était plus. Je parcourais les rues et interrogeais les gens, mais en vain, personne ne savait rien, personne ne se souvenait de rien.
Et, ce qui était plus grave, ils n'avaient que de faux souvenirs et essayaient de parler d'un passé dans lequel quelque chose s'était perdu, mais soient ils ne savaient pas ce que c'était, soit ils estimaient que ce n'était guère dommage; en un mot, ils avaient occupé la ville, détruit ce qui avait existé, et en avaient construit une autre pour eux. D'abord, ils avaient rasé l'ancienne, ensuite, ils s'y étaient installés, et avaient fait comme si de rien n'était et que de la matière poétique d'antan, ils ont fait quelque chose de brutalement neuf dont ils disaient que c'était l'ancien même. Au début, ils savaient qu'ils mentaient, puis ils ne le savaient même plus, car ils l'avaient oublié. Je leur demandais s'ils se souvenaient de monsieur S'lah ou de monsieur Riahi, ils m'avaient répondu: « Non, nous ne nous souvenons pas ». Je leur demandais s'ils se souvenaient de monsieur Garmadi. Ils disaient: «Non, nous ne nous souvenons pas de la poésie qui était dans cette ville ». Je voyais que, pour eux, cela ne serait pas une perte. J'arrêtais donc de les interroger, je constatais seulement que le Palmarium, la grande salle de Cinéma, était occupée par un grand complexe répugnant et tout autour une salle de jeu répugnante, Une friperie répugnante, et je constatais que le café Chez les Nègres était colonisé par une bande de crapules.
Taoufik Ben Brik