Trois députés socialistes, Danièle Hoffman-Rispal, Pierre Bourguignon et François Brottes, cosignataires d'une proposition de loi proposant notamment l'abrogation du bouclier fiscal reviennent pour Mediapart sur la définition donnée par le secrétaire d'Etat de la philosophie de la loi TEPA: « ne pas être spolié de plus de 50% de ses revenus».
Monsieur le Secrétaire d'État,
Le mercredi 26 mars dernier, nous vous avons interrogé sur le devenir du « bouclier fiscal », ajoutant notre souhait de voir abrogée la loi l’établissant. Vous avez répondu que « la philosophie du bouclier fiscal, c’est de ne pas être spolié de plus de 50% de ses revenus ».
On aurait pu croire à un accident de langage, si cette manière de qualifier l’impôt en général ne courait depuis quelques temps dans les couloirs de l’Assemblée nationale, sur les lèvres des membres du gouvernement et des rares députés UMP qui s’obstinent à défendre ce qu’ils appellent une « mesure de justice ». Afin d'éviter que vous, ou tout autre membre de votre majorité, ne répétiez la même erreur, nous avons jugé utile de revenir sur le sens des mots. Ainsi, l'esprit clair et dégagé de toute confusion sémantique, vous pourrez examiner la proposition de loi socialiste « hauts revenus et solidarité », dont le titre Ier vise à supprimer le bouclier fiscal.
Spolier, le terme est fort, qui signifie dépouiller, voler, déposséder. Il appelle une réponse, car à ce mot nous voyons trois objections.
Primo : L’impôt figure dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, « Article XIII - Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés ». Cette contribution, les représentants la souhaitaient volontaire, ce fut un échec, ils imposèrent.
L’impôt se développa avec l'État, comme celui-ci étendait son action dans les écoles, les hôpitaux et l’assistance sociale. Tout au long de cette période, il se heurta à la propriété.
De l’opposition entre un devoir naturel, celui de contribuer au bien commun, et un droit naturel, celui de posséder, les discussions souvent houleuses entre libéraux, républicains et plus tard socialistes aboutirent à un compromis ; la propriété est la part garantie par la loi des biens d’un individu.
Énoncé en 1793, repris en 1946, lors de la rédaction du préambule à la Constitution de la IVème République, conservé en tête de la Constitution de la Ve République, cet arbitrage confie à la loi le soin de délimiter la part de sa production qui revient à l’individu, et celle qui est soumise à l’impôt. Dans ce cadre légal, les seules spoliations possibles sont des fraudes, l'État spoliant l’individu s’il l’impose au-delà du droit, le citoyen spoliant l'État, donc le peuple, en trichant sur ses déclarations de revenus et patrimoine.
En somme, l’impôt n’est pas une spoliation, au regard du droit naturel, principe de la République, comme du droit positif, sa réalisation.
Secundo : Il suffit d’envisager les fonctions de l’impôt pour juger de son caractère. D’abord, il nourrit l'État, l’administration, et permet aux services publics de remplir leurs missions, aux routes de demeurer ouvertes, aux écoles d’accueillir nos enfants, aux hôpitaux de nous recevoir.
Ensuite, en se séparant des Églises, la République a évincé les instruments de la charité, marque d’une société hiérarchisée qui descendait du riche au pauvre. Pas à pas, la représentation nationale leur a substitué la solidarité, qui s’exprime par le biais d’un agent neutre, l'État, à travers les impôts que les individus versent au Trésor, au profit des plus démunis, de ceux d’entre nous qui tombent et ont besoin d’aide pour se relever. L’impôt a cette faiblesse, faiblesse dont vous abusez pour l’accabler, qu’il met une grande distance entre le citoyen qui aide et celui qui reçoit ; cette distance seule en garantit l’équité.
Tertio : Puisque vous et bon nombre de vos collègues vous prétendez les héritiers des Libéraux, permettez-nous de vous rappeler un point de leur doctrine, que nous empruntons à Jean-Baptiste Say, introducteur parmi d’autres de cette pensée en France. Dans son Cours d’économie politique, il écrit : « A parler rigoureusement, la société ne doit aucun secours, aucun moyen de subsistance à ses membres ». Mais quelques lignes plus loin, il ajoute : « Telle est la rigueur du droit; mais […] il n’est pas dans l’intérêt du corps social de s’en tenir à la rigueur du droit. L’homme, s’il ne doit pas aux autres, se doit à lui-même, au perfectionnement de son être, d’écouter, de cultiver cette bienveillance qui l’élève tant au-dessus de la brute, qui l’honore à ses propres yeux, qui lui donne des droits à la bienveillance d’autrui […].. » Et notez bien que Say ne parle pas de charité chrétienne, mais d’une solidarité naturelle entre les hommes, naturelle donc neutre, indifférenciée et impersonnelle, dont le meilleur véhicule est l’impôt, obligatoire à défaut de pouvoir être volontaire. Notez enfin qu’en quelques lignes, Say nous rappelle que le libéralisme n’est pas une doctrine toute économique, qu’elle vise à l’émancipation de l’individu, à son élévation, plutôt qu’à satisfaire sa soif de richesses matérielles, qui est le propre « de la brute ».
Notre conclusion, Monsieur le Secrétaire d'État, sera moins théorique, moins doctrinale. Jetons bas les masques, nous vous renvoyons votre verbe, spolier, et vous posons trois questions.
Lorsque, par un effort continu, votre gouvernement désengage l'État tout en maintenant l’impôt, lorsqu’il lui retire ses missions traditionnelles pour les confier aux collectivités territoriales sans allouer à ces dernières le budget correspondant, qui spolie ? Le citoyen, dont la confiance est bernée, qui est dépossédé d’un service qu’il a financé, ou le gouvernement, qui prend l’argent et oublie ses devoirs ? Quand vous modifiez la loi au profit de quelques milliers de contribuables, quand vous distribuez à 834 personnes un chèque de 368 000 €, soit 30 ans de SMIC net, montant dont ils n’ont pas besoin mais qui manquera au budget de la solidarité, qui est spolié ? Enfin, lorsque vous créez une loi en faveur d’une si faible part du peuple français, ne rompez-vous pas, en fait sinon en droit, avec l’égalité des citoyens devant la loi, donc devant l’impôt, si bien qu’au fond votre politique n’aurait qu’un but, rétablir des privilèges ?
Mais il est vrai qu’à vos yeux, ces pauvres gens sont spoliés, et qu’il faut protéger ces faibles opprimés de la rapacité d’un peuple. Soit, mais alors, que croyez-vous qu’engendre une loi dont on ne profite que si l’on est riche ? Un sentiment de justice ou bien une frustration généralisée ?
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Secrétaire d'État, l'expression de notre considération la plus distinguée.
Danièle Hoffman-Rispal, Députée de Paris
Pierre Bourguignon, Député de la Seine-Maritime
François Brottes, Député de l'Isère