Thierry Salomon* se livre à un commentaire d'image à propos de l'affiche du Mondial de l’automobile, qui se tiendra à Paris du 4 au 19 octobre.

Aviez-vous remarqué, il y a deux ans, l’affiche du Mondial de l’automobile 2006? Notre planète bleue y était étirée, déformée jusqu’à prendre la forme stylisée d’une voiture lancée à pleine vitesse.

Une affiche à l’esthétisme séduisant, joli «visuel» d’un créatif publicitaire. Mais regardons-la de nouveau de plus près, ou plutôt avec un autre regard.
A l’avant, l’Amérique est le puissant moteur de cette voiture-Terre, propulsée à l’arrière par les dragons asiatiques: double force motrice, une 4×4. La vieille Europe semble conduire ce bolide, à moins qu’elle ne soit plutôt simple passagère d’un véhicule sans pilote.
Le Nord de l’Afrique, comme un poids mort encombrant, ne vaut pas plus qu’une portière, tâche sombre et inutile dans la marche du monde. Quand à l’hémisphère sud, il s’est tout simplement dissous en cours de route…
L’atmosphère glisse sur le capot en se modifiant profondément: la fine couche originelle est écrasée par la vitesse et va jusqu’à disparaître comme notre fragile couche d’ozone. A l’arrière, les gaz d’échappement alourdissent le climat en formant une vaste dépression cyclonique. Un nuage brun couvre l’Asie.
Acte manqué ou lapsus révélateur, cette affiche illustrait à merveille notre monde et sa mondiale chimère: couvrir la planète de voitures jusqu’à la métamorphose ultime, la Terre devenant automobile, l’automobile avalant la Terre, chrysalide devenue bagnole.
C’était en 2006. Deux ans après, pour la grand-messe du Mondial 2008, un nouveau visuel a fait irruption afin d’imprégner de nouveau notre imaginaire…
Cette fois-ci la déesse Automobile ne se cache plus derrière le vernis de quelques préoccupations planétaires. L’affiche réduit en effet la voiture à son plus viril symbole, le levier de vitesse.

Une affiche froide et raide, où les lignes dures, la lumière bleutée célèbrent la machine et son levier de commande, triomphallussement érigé au centre de l’affiche…
Une affiche coup-de-poing: le cuir au bas du levier évoque un gant de boxe, et l’éclat du métal du pommeau brille comme la lame tranchante d’une scie circulaire.
Le Terre en est réduite à faire de la figuration, simple pastille en haut du levier. Elle n’est plus seulement phagocytée par l’automobile, la voilà réduite à présent au rang d’un simple logo.
Notre planète en perd même sa belle forme ronde et ses jolies couleurs: écrasée comme une capsule, elle n’est plus que platitude en noir et blanc.
Une telle arrogance en serait presque risible si elle n’était que l’expression de géniaux créatifs en mal d’idées. Or elle masque en réalité un échec cuisant de l’industrie automobile.
Pas un seul constructeur n’a en effet, malgré de pharamineuses dépenses de recherche-développement, réussi à produire à ce jour ce dont nous avons vraiment besoin: une gamme de véhicules radicalement adaptés à la gravité de nos enjeux énergétiques et climatiques, à très basse consommation d’énergie et à très faible empreinte écologique.
Ainsi la fameuse Coccinelle consommait en 7,5 litres au cent en 1948.
Soixante ans après, la «new Beetle» consomme … toujours 7,5 litres au cent! (2)

De même la nouvelle Golf pèse deux fois le poids du premier modèle, cet embonpoint ruinant toute progression sur les consommations. Et de simple option la climatisation est devenue indispensable pour éviter un stress thermique dans des habitacles survitrés, et donc surchauffés.
La Déesse-voiture est donc devenue Minotaure avalant la Terre et ses occupants après soixante années de pollution et de surconsommation, d’épuisement accéléré des ressources, de congestion urbaine et d’envahissement médiatique. Un monstre à qui l’espèce humaine paye chaque année un incroyable sacrifice: 1,2 millions de morts et 20 à 50 millions de blessés.
Le constat d’échec est flagrant, et le rêve de mobilité automobile universelle devenu l’un des problèmes majeurs de notre siècle.
Or pour toute réponse, face à ces défis pour l’avenir, les grand-prêtres de l’Auto-célébration se plaisent à afficher sans pudeur ni retenue les symboles de la domination prédatrice et de la servitude de la puissance¹…
Jusqu’au crash final ?
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¹ Pour reprendre le beau titre de l’ouvrage de Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hémery sur l’histoire de l’énergie.
* Thierry Salomon, ingénieur, intervient depuis plus de vingt-cinq ans en recherche-développement, formation ou projets sur l’énergie. Il est président de l’association Négawatt qui regroupe une centaine d’experts et praticiens de l’énergie, engagés pour une démarche de sobriété et d’efficacité énergétique, et sur un recours volontariste aux énergies renouvelables. Il s'exprime, dans ce texte, à titre personnel.