Billet de blog 29 octobre 2013

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Quand l'écotaxe réveille les revendications bretonnes

Le professeur Yves Morvan revient sur le « modèle » et le « miracle breton » pour expliquer la crise actuelle, qui se focalise sur l'application de l'écotaxe sur le transport routier. « On devrait moins parler de “crise” que de métamorphose de l’ensemble régional », estime-t-il.

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le professeur Yves Morvan revient sur le « modèle » et le « miracle breton » pour expliquer la crise actuelle, qui se focalise sur l'application de l'écotaxe sur le transport routier. « On devrait moins parler de “crise” que de métamorphose de l’ensemble régional », estime-t-il.


Les problèmes se bousculent aux portes de le Bretagne, à ce point qu’on a pu parler, ici ou là, de « déclin de la région », de la « mort d’un pays », d’ une « page catastrophique de l’histoire d’une région au bord du gouffre » ! On a même sonné le tocsin dans les bourgs ruraux, le 16 octobre. Signal lugubre, quand les menaces de fermeture se multiplient à l’horizon.

En réalité, bon nombre de statistiques, même les plus récentes, révèlent un état de santé de la région qui n’est pas plus inquiétant qu’ailleurs, et même souvent bien meilleur que dans d’autres régions françaises : seuls quelques territoires sont gravement touchés. De plus, de nombreux mécanismes nationaux ou européens de redistribution, s’ils sont peu visibles et mal cernés, sont pourtant efficacement à l’œuvre pour réduire les inégalités territoriales. Pour autant, les problèmes sont nombreux et le débat sur l’écotaxe a été une occasion bénie pour attirer l’attention sur les difficultés, et même, de façon plus générale, sur les dangers, mais aussi les espoirs, de la métamorphose du « modèle breton ».

Car il y a bien eu un « modèle breton », construit dans les années 60-70, quand les Bretons, pour attirer l’attention du pouvoir central, inventaient une forme moderne et originale de revendication : la prise de sous-préfecture ! Ce modèle breton s’est bâti sur deux jambes : d’un côté, la jambe de l’Etat, invitant, avec force subventions, des entreprises publiques ou privées à s’installer dans la péninsule armoricaine : ce fût l’essor de la croissance importée, avec l’installation de l’électronique, de l’automobile, du pneumatique, d’activités métallurgiques, etc., avec une logique : « Paris pense et la province produit ». La Bretagne avait des atouts : main-d’œuvre abondante, pas chère, plutôt peu remuante… et les « hangars à OS » ont fleuri dans la lande bretonne. Et puis, la seconde jambe du modèle, ce fût la jambe des Bretons eux-mêmes, développant une activité agricole jusque là modeste, où les aides européennes ont joué un rôle important (mais souvent moins qu’ailleurs) et où des dévaluations successives ont fait sentir leurs conséquences heureuses. Dans le même temps a surgi toute une production agroalimentaire, à partir de petites unités qui, au fil des années, sont souvent devenues de puissants complexes ; pour autant, leur production est restée longtemps basique, à faible valeur ajoutée, avec des qualifications bien faibles et des coûts élevés. Bref, les quarante années des « Trente Glorieuses » ont connu des taux de croissance tels qu’on n’a pas hésité à parler de « miracle breton » !

Mais, aujourd’hui, à un moment où le monde s’agite tant aux portes de la Bretagne, on devrait moins parler de « crise » que de métamorphose de l’ensemble régional. Comme partout, dans ce tohu-bohu où seul le changement est permanent, le système productif se panse et se repense : des pans entiers du système productif montrent des signes de faiblesse (automobile, télécommunications, pêche…), tandis que, dans les grandes villes, et même les villes moyennes, surgissent de nouvelles activités (logiciel, santé, phytosanitaire, énergies…), s’articulant autour de nouveaux marchés (souvent lointains) et empruntant de nouvelles technologies. Bref, on assiste moins à la fin de la Bretagne qu’à la fin d’un temps de celle-ci.

Actuellement, bien des activités agricoles sont en péril, face à une concurrence souvent très déloyale et des coûts d’intrants croissants. Mais surtout, les géants de l’agroalimentaire font de plus en plus face à des défis auxquels ils avaient jusque là, tant bien que mal, réussi à échapper ; chez certains d’entre eux (comme dans les établissements Gad, Le-Clezio-TDI, Boutet-Nicolas, Doux, Tilly-Sabco, Marine Harvest dans le saumon…), on est conduit à de douloureuses menaces de fermeture.

Les causes des difficultés des sites touchés sont bien connues, nombreuses, et même deviennent cumulatives au sein d’une filière (qui n’en est pas véritablement une) : taille insuffisante pour bénéficier d’économies d’échelle significatives et surtout d’un pouvoir de marché puissant, face à des centrales d’achat puissantes, peu nombreuses et disposant d’une grande force de frappe commerciale ; flambées des cours des matières premières ; surcapacités de production, manque de « minerais » locaux suffisants, quand tout a été conçu pour une saturation des moyens de production ; erreurs de stratégie, ou opérations de croissance externe ou de délocalisations mal réussies ; et, surtout, orientation vers des productions basiques, à faible valeur ajoutée, alors que, dans le même temps, les coûts restent relativement élevés, en partie parce que, paradoxalement, la production n’a pas emprunté de voies assez capitalistiques et productivistes, contrairement aux options de certains de nos concurrents européens : souvent, les limites du système, pourtant depuis longtemps prévues par toutes sortes d’experts, ont été ainsi atteintes, et les marges profondément réduites.

Néanmoins, il convient quand même de noter, face à tous les discours apocalyptiques, que toutes les entreprises de l’agroalimentaire breton ne sont pas touchées par ces difficultés structurelles, aggravées par des conjonctures bien peu porteuses : bon nombre d’entre elles, qui embauchent (Even, Société Laitière de Vitré…), ont su diversifier leurs productions, miser sur la différence et la valeur ajoutée, faire autre chose que des tonnes de jambon et créer des marques à forte notoriété. Le respect de l’environnement n’y est pas toujours perçu comme un obstacle, mais plutôt comme une invitation à développer de nouvelles pratiques, souvent plus économes. Le catastrophisme qui se développe dans l’opinion doit donc  éviter des généralisations dangereuses.

C’est dans cette ambiance qu’a surgi la menace de la fameuse écotaxe. Déjà, dès que fût votée à l’unanimité, fait exceptionnel, cette « taxe nationale sur véhicules de transport de marchandises », présentée à l’initiative de Jean-Louis Boorlo (2008), la pression organisée du patronat breton a vite permis d’obtenir, presque sans grande difficulté, une réduction de moitié des contributions qui auraient pu être exigées des Bretons. Il est vrai que cette taxe allait à l’encontre des avantages dont avait profité jusque là la Bretagne, afin de lutter contre les inconvénients de l’éloignement de la péninsule : défiscalisation des transports de certaines marchandises, gratuité (tant enviée) des quatre voies, annexe B Ter, octroyant des avantages pour le transport ferroviaire, soutien aux exportations aériennes de choux-fleurs vers le continent américain…

Mais les récentes fermetures annoncées ont constitué des puissants déclencheurs pour exiger un report, quand ce n’est pas une annulation pure et simple de cette taxe, cette fameuse « taxe de trop », vite apparue comme une provocation. Les leaders politiques de droite, s’affichant avec les délégués patronaux dans diverses instances de concertation mises en place pour éteindre l’incendie, ont vigoureusement relayés les arguments des acteurs économiques. De leur côté, hésitants au début dans les positions à adopter, les leaders de gauche, dans une région qui, lors de la présidentielle, a apporté un soutien important à F. Hollande, ont très vite, et très majoritairement, rejoint les contestataires, avec parfois des justifications quelque peu alambiquées. Quant aux maires bretons, ils se sont unis pour réclamer la suppression, sans conditions, de « l’impôt maudit ».

Il est vrai que cette taxe, malgré les aménagements qui ont pu y être apportés (elle ne concerne pas la RN 64, la fameuse « route de l’agroalimentaire, par exemple), pose maints problèmes incontestables : évidemment elle n’est pour rien dans les difficultés actuelles de l’agroalimentaire… puisqu’elle n’est pas en place ! Mais, en pesant sur les coûts de transport, elle pourrait constituer une charge indéniable pour les entreprises, surtout pour celles dont les marges bénéficiaires nettes voisinent les 2 ou 3%, si l’on veut bien admettre que cette taxe représenterait, selon divers calculs parfois contradictoires, il est vrai, de 0,5 à 0,8% du chiffre d’affaires, et souvent jusqu’à la moitié du résultat net  –ce qui n’est certainement pas neutre.

En outre, l’écotaxe pénalise d’autant plus les Bretons que leur région est une des régions françaises où les transports routiers sont les plus développés, à cause d’un large étalement des activités liées à l’agriculture sur un vaste territoire ainsi qu'à cause du caractère périphérique de la péninsule armoricaine. Par ailleurs, si cette taxe a pour objectif de lutter contre la pollution engendrée par les transports routiers et d’inviter les entreprises à utiliser d’autres moyens de transport, on imagine mal dans l’immédiat comment on pourrait utiliser le train (ou les canaux, comme proposent certains) quand ces moyens de transport sont si mal adaptés pour transporter des produits frais, ou pour répondre rapidement à des commandes imprévues et changeantes… Ajoutons que le montant total des sommes attendues servira non seulement à financer des infrastructures fort onéreuses, gérées par un consortium d’entreprises, de sorte que le total de ces frais représentera une part exagérément élevée de cette collecte (qui, de surcroît, profitera à des acteurs bien étrangers à la région).

C’est somme toute un impôt à faible rendement fiscal et à faible efficacité environnementale qui est demandé aux Bretons. De surcroît, il faut dire que les sommes attendues pèsent d’un faible poids par rapport aux dépenses publiques, et particulièrement à celles de l’Etat et de l’Union européenne consacrées à la modernisation des infrastructures régionales (LGV, mise aux normes des routes, continuité de la RN 164…) et aux soutiens apportés aux collectivités qui investissent.

Mais ce qui est notoire, c’est qu’au-delà des problèmes soulevés par l’écotaxe, au-delà aussi de la cristallisation des tensions que celle-ci a provoquées, cet accroissement d’impôt est vite devenu comme un prétexte pour justifier toutes sortes de revendications, comme un symbole non seulement d’« un ras-le-bol fiscal », mais, de façon plus générale, d’un trop grand interventionnisme dans les affaires régionales; il a été fortement instrumentalisé, sur fond de revendications certes politiques, mais aussi largement régionalistes. 

Ici, on stigmatise l’intervention d’un Etat en déshérence, « niant les intérêts des Bretons », « les privant de leur indépendance intellectuelle » et manifestant « trop de condescendance pour une région qui, par ses impôts, le nourrit », avancent des responsables éminents de l’agroalimentaire. Comme si les pouvoirs publics pouvaient tout ! Mais il est sûr qu’à force de le laisser croire, les gouvernements s’exposent à de violents retours de bâton. En tout cas, il est vrai que la révolte des Bretons n’est pas nouvelle : si, dans les rangs des opposants à l’écotaxe, lors des violents affrontements du week-end dernier, on portait les bonnets rouges d’Armor Lux, c’est en souvenir de cette action violente du XVIIe siècle qui  (déjà) contestait les impôts que prélevaient les châteaux et les abbayes. Et tout ceci près d’un siècle et demi avant la Révolution !

L’Etat d’aujourd’hui est accusé de manquer de visions prospectives, de mépriser les régions, « de faire preuve d’ingratitude vis-à-vis de la Bretagne qui se sent abandonnée »… et il lui est demandé un « vaste plan d’ensemble pour sauver la région », comme à l’époque où le général de Gaulle avait promis toutes sortes de délocalisations et de soutiens dans son discours historique de Quimper, en 1969. Mais, dans le même temps, il est demandé à l’Etat, souvent par les mêmes, de ralentir sa pression fiscale, de mettre fin à un acharnement réglementaire et de laisser finalement « les Bretons agir en toute liberté, eux seuls sachant vraiment ce qui est bon pour eux » ! Toujours la même mécanique de la trompette et de la sébile : d’un côté, on chante sa propre gloire et on vante sa réussite ; d’un autre, on tend la main pour obtenir subsides, aides et dégrèvements ! Néanmoins, « l’heure est à la résistance ! », déclare un élu divers gauche, lui qui invite tous les acteurs bretons à manifester sur la place du même nom, à Quimper, samedi prochain.

Là, on ne manque pas l’occasion de partir en guerre contre un Etat centralisateur, jacobin, méprisant les régions, « confiscant tous les pouvoirs et tous les moyens financiers » et allant même jusqu’à brider la langue bretonne et à s’opposer à la réunification de la Bretagne, qui n’aurait jamais due être séparée de la Loire-Atlantique… Bon nombre de voix s’élèvent pour réclamer un surcroît de décentralisation, quand ce n’est pas, pour certains, une autonomie « qui devrait conduire à l’indépendance » : cette fois, la région pourrait prendre en main son destin, maîtriser son épargne, définir sa stratégie et enfin sortir alors aisément des pièges qui lui sont tendus par une mondialisation débridée. « Le problème de la Bretagne, c’est la France », n’hésite pas à avancer un ancien chef d’entreprise, alimentant le vieux slogan ressorti pour l’occasion : « vivre, décider et travailler au pays ».

En réalité, l’écotaxe, même si elle vient d’être suspendue (provisoirement ou définitivement ?) par le premier ministre, a réveillé toutes sortes de démons, suscité maintes formes de revendications larvées et permis aux tenants d’une économie régionalisée d’exprimer au grand jour des revendications anciennes. « Un temps en cache toujours un autre » dit un vieux proverbe bigouden. Et il n’y a aucune raison que l’histoire s’arrête là.

Yves Morvan, professeur émérite des Universités. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.