Philippe Marchesin, spécialiste des relations Nord-Sud et de l'aide au développement à l'Université Paris 1, décrypte le budget de l'« APD » tel que soumis au Parlement: « opaque », « insincère » et où les besoins des pays censés en être destinataires sont sacrifiés « sur l'autel du commerce et de la sécurité ».
Alors que la session parlementaire vient de s'achever, la lecture des documents émanant de la représentation nationale sur l'aide publique au développement (APD) permet d'envisager l'un des budgets les plus atypiques de la République. Pour ce faire, «Il était une mauvaise foi», le titre de l'émission de Jean-Pierre Gauffre, sur France Info, semble constituer un bon fil conducteur. De fait, nous sommes dans un domaine où l'écart entre discours et actes est considérable, alors que se précisent de nouvelles orientations en matière d'aide. L'examen des documents parlementaires permet de dégager trois traits majeurs qui caractérisent ce budget.
1 – L'opacité.
Ce travers est dénoncé depuis longtemps, l'aide au développement s'apparentant à bien des égards à un véritable maquis budgétaire seul compréhensible –et encore– des spécialistes. Un bon connaisseur en la matière, Serge Michailof, s'est déjà exprimé à ce sujet: «La présentation des budgets de la coopération est d'une opacité exceptionnelle, à tel point que les experts eux-mêmes ne s'y retrouvent pas».
Il faut ici préciser que la mission APD, à propos de laquelle la question de l'aide est discutée au Parlement, ne regroupe que trois programmes sur les vingt-six qui concourent à cette politique publique. Autrement dit, seuls 31% (3,3 milliards d'euros) de l'effort global d'APD (10,85 milliards d'euros en 2012) sont examinés à cette occasion par le Parlement au moment de la discussion budgétaire. Il existe bien un document de politique transversale qui propose une vision d'ensemble, incluant les vingt-six programmes. Las. Depuis deux ans, malgré les promesses des ministres concernés, ce document n'a pas été transmis à temps aux assemblées parlementaires, ce qui a empêché députés et sénateurs d'assurer normalement leur travail de contrôle de l'action gouvernementale. D'où ce commentaire du rapporteur spécial Henri Emmanuelli, à l'Assemblée nationale: «Dans ces conditions, rapporter devant la commission des Finances sur les crédits de la mission Aide publique au développement relève plus de l'exercice de bonne volonté que du véritable contrôle démocratique».
2 – L'insincérité.
Les commentaires de certains parlementaires, de divers bords politiques, sont sans équivoque. «Entreprise de camouflage» (Claudine Lepage), «budget "fourre-tout"» (Robert Hue), «thermomètre largement faussé» (Jean-Claude Peyronnet et Christian Cambon). Ici aussi, la critique est récurrente. Le gouvernement n'hésite pas à comptabiliser en APD ce qui pour de nombreux observateurs n'en relève pas. Quelques exemples: les frais d'écolage d'étudiants venant de pays en développement, qu'ils retournent ou pas chez eux à la fin de leurs études; les dépenses pour l'accueil et l'hébergement, en France, des demandeurs d'asile; les dons et prêts en faveur des collectivités d'outre-mer (si Mayotte n'est plus concernée depuis cette année, Wallis-et-Futuna l'est toujours); les dépenses relatives à la promotion de la francophonie dans les pays pauvres. Bref, autant d'engagements dont on distingue mal le rapport direct avec le développement des pays du Sud.
On rajoutera à cette liste les annulations de dettes qui correspondent depuis plusieurs années à un pourcentage significatif de l'aide déclarée alors qu'il s'agit le plus souvent d'un effacement comptable de fonds qui n'auraient de toute façon pas été remboursés et dont on peut poser la question de la légitimité.
Toutes ces dépenses que la fédération d' ONG Coordination Sud qualifie d'«aide artificielle» s'élèvent à près de 40% de l'APD de la France. Last but not least, ce catalogue prend des allures d'inventaire à la Prévert si l'on inclut, à la lecture des documents d'information parlementaires, les crédits afférents au sarcophage de Tchernobyl, un programme permettant à des étudiants chinois de perfectionner en France leur formation de juges ou encore un compte d'affectation spéciale «Engagements en faveur de la forêt dans la lutte contre le changement climatique» dans lequel le département des Landes est concerné...
3 – La dissimulation.
On sait depuis les débuts de l'aide qu'au-delà de l'objectif proclamé de développement, se cache la recherche d'intérêts d'ordre économique ou géopolitique. Rien que de très normal, a-t-on toujours répondu, s'agissant d'une politique publique. Mais pourquoi, alors, ne pas le dire explicitement? Il se pourrait, si l'on suivait cette voie, que l'affichage «développement» se réduise à une peau de chagrin. L'aide semble à ce sujet actuellement à un tournant. Les considérations marchandes et sécuritaires prennent de plus en plus d'importance, de façon toujours plus explicite, sans toutefois que les responsables de l'aide énoncent clairement les conséquences de tels choix quant à la dimension développement. En quoi l'aide subit-elle la pression conjointe de la diplomatie commerciale et militaire qui caractérise de plus en plus la politique étrangère de la France ?
Le tropisme économique a pu se vérifier tout d'abord par la présence conjointe, lors de la discussion budgétaire, du ministre de la Coopération et du secrétaire d'Etat au Commerce extérieur pour présenter la mission Aide publique au développement. A cette occasion, Pierre Lellouche a donné clairement le ton, en appelant à «cesser la naïveté». «A l'heure des grands choix budgétaires», a-t-il poursuivi, «l'efficacité de nos politiques n'est plus un luxe mais une exigence».
Le message a particulièrement bien été entendu par l'Agence française de développement (AFD), opérateur-pivot de l'aide française. Au fil des rapports parlementaires, cette dernière est présentée beaucoup moins comme une agence de développement que comme une banque à la recherche de clients solvables. La part des dons destinés aux pays les plus pauvres diminue au profit des prêts dont le taux est de plus en plus proche de celui du marché. Ce faisant, l'AFD s'éloigne de son métier et de sa géographie d'origine. Alors que le gouvernement a déclaré que le coeur de cible de notre coopération concerne quatorze pays africains, ces derniers n'ont reçu en 2010 que 8% de l'argent distribué par l'AFD. Ce qui a fait dire aux sénateurs Jean-Claude Peyronnet et Christian Cambon, auteurs d'un remarquable rapport: «Lorsqu'on constate que, faute de moyens en subventions, l'opérateur-pivot de la coopération française déploie 92% de ses engagements en dehors de la cible prioritaire unanimement définie par les pouvoirs publics, on ne peut être que dubitatif».
Cette situation apparaît au grand jour quand on compare la liste des quatorze premiers bénéficiaires de l'APD bilatérale française entre 2007 et 2009 et celle des quatorze pays officiellement prioritaires. On ne trouve que trois de ces derniers dans la première liste, le Sénégal à la septième place, le Mali à la treizième et le Burkina Faso à la quatorzième. Les pays émergents sont majoritaires. Si l'on prend en compte des données plus récentes, la situation ne change pas. En 2010, la Chine, deuxième puissance économique mondiale, mais aussi l'Indonésie et le Mexique, grands pays émergents, font partie des dix pays les mieux servis. Christian Cambon a ainsi calculé que chaque pays des quatorze soi-disant prioritaires perçoit en moyenne 10 millions d'euros, soit 10% du budget de la ville de Saint-Maurice dont il est maire et qui ne compte que 16 000 habitants!
La dimension sécuritaire constitue le second volet de la nouvelle APD de la France. L'impulsion vient ici du plus haut niveau. Lors de la conférence des Ambassadeurs de l'été 2010, Nicolas Sarkozy, s'exprimant au sujet du Sahel, a été très clair : «La France aide sans réserve les gouvernements qui lui en font la demande à former, équiper, renseigner les forces mobiles dont ils ont besoin pour éliminer des groupes qui menacent de déstabilisation tout le Sahel». Un peu plus loin: «La lutte contre le terrorisme demeure une priorité absolument majeure pour la France»... «Il faut que chacun comprenne que la Somalie, que le Yémen, que le Pakistan, que l'Afghanistan, ce sont des enjeux pour la sécurité de chaque Français.» Outre que cette orientation soulève la question de la manière, pas forcément la meilleure, de poser le problème – criminalisation d'emblée de certains acteurs sans s'interroger sur le contexte politique et social – l'opacité pointée plus haut est ici aussi de mise. L'aspect sécuritaire n'apparaît pas dans la ventilation sectorielle de l'aide présentée officiellement. Or, tout pousse à penser que l'aide aux Etats fragiles, notamment sous forme d'appui en matière de gouvernance, figure en bonne place dans la distribution de l'APD. On soulignera enfin dans ce domaine les risques, mentionnés par plusieurs ONG, notamment en Afghanistan, de confusion entre les enjeux humanitaires et militaires, ce qui a pour effet une instrumentalisation de l'aide au profit de la vision sécuritaire.
Le tournant que prend l'aide de la France, en sacrifiant le développement sur l'autel du commerce et de la sécurité, ne peut laisser indifférent. Le double alibi de la crise économique et des nouvelles menaces ne saurait convaincre. L'histoire montre qu'une aide digne de ce nom et bien administrée constitue un levier efficace pour le développement. Il est temps de prendre de nouvelles orientations. Une première piste serait de faire transiter plus d'APD par les ONG dont les mérites sont depuis longtemps reconnus en matière de développement. Précisons à ce sujet que la France figure à la dernière place sur la liste des donateurs d'APD pour les ONG, avec 1% de l'aide distribuée, alors que la moyenne du Comité d'aide au développement est de 13%. Cette direction, que n'aurait pas désavouée le regretté François de Ravignan, disparu dans une relative indifférence il y a quelques mois et dont la pensée en matière de développement demeure une référence, permettrait peut-être de renverser cette pensée de Confucius malheureusement toujours d'actualité: «Pourquoi m'en veux-tu? Je ne t'ai encore rien donné.»