Billet de blog 30 juillet 2013

Georges Le Guelte (avatar)

Georges Le Guelte

Ancien secrétaire du conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA). Spécialiste des questions nucléaires.

Abonné·e de Mediapart

Le changement ne sera pas dans la politique de défense

L'évolution des enjeux stratégiques, celle des relations transatlantiques, les changements induits par la mondialisation, un arsenal inadapté et les contraintes budgétaires devraient se traduire par une nouvelle orientation de la politique de défense française, explique le spécialiste des questions nucléaires Georges Le Guelte. Pourtant, le même schéma est appliqué par François Hollande comme par tous les gouvernements, de gauche ou de droite, depuis trente ans.

Georges Le Guelte (avatar)

Georges Le Guelte

Ancien secrétaire du conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA). Spécialiste des questions nucléaires.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'évolution des enjeux stratégiques, celle des relations transatlantiques, les changements induits par la mondialisation, un arsenal inadapté et les contraintes budgétaires devraient se traduire par une nouvelle orientation de la politique de défense française, explique le spécialiste des questions nucléaires Georges Le Guelte. Pourtant, le même schéma est appliqué par François Hollande comme par tous les gouvernements, de gauche ou de droite, depuis trente ans.


Les questions de défense n’ont jamais été une préoccupation majeure pour la gauche française, qui n’a mené aucune réflexion d’ensemble sur ce thème depuis plus d’un siècle. Elles ne sont inscrites à l’ordre du jour d’aucun congrès du Parti socialiste, et elles ne sont jamais abordées pendant les campagnes électorales. En nommant, peu après son élection, une commission chargée de préparer un nouveau Livre blanc, François Hollande ne pouvait donc imaginer remplacer une politique de droite par une politique de gauche. Son propos était beaucoup plus modeste, il s’agissait simplement de rechercher si les changements survenus dans le monde depuis 2008 nécessitaient un infléchissement des orientations définies par son prédécesseur.

Le président de la République constatait en effet que les difficultés économiques et financières apparues en 2008 obligent la plupart des Etats à réduire leur budget de défense. Beaucoup plus important est le profond bouleversement intervenu en 2010-2011 dans les relations transatlantiques. Depuis au moins les années 1940, l’Europe a toujours occupé une place prépondérante dans la politique extérieure américaine, d’abord comme lieu de l’affrontement avec l’Allemagne nazie, puis en tant que principal enjeu de la rivalité de puissance avec l’URSS. Réciproquement, pendant toute la durée de la guerre froide, les Etats-Unis ont représenté, pour la plupart des pays européens, la seule protection contre une possible invasion de leur territoire par les Soviétiques, et ils n’ont pas eu d’autre politique de défense que celle qui était décidée par Washington. Après l’éclatement de l’URSS, l’Europe occidentale a continué de jouer un rôle majeur dans la politique des Etats-Unis, grâce au très précieux soutien politique, et surtout militaire, qu’elle apportait à leurs interventions dans le « grand Moyen-Orient » et dans les Balkans.

Cette époque touche à sa fin. Après le retrait de leurs troupes d’Irak, et l’annonce de leur départ d’Afghanistan, les Etats-Unis ne sont plus enclins à utiliser la force pour changer le régime politique d’autres pays, ils ont donc moins besoin de l’appui de leurs alliés. Simultanément, le président Obama a annoncé une réorientation de la politique américaine vers la zone Asie-Pacifique. Pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, l’Europe n’est plus au centre de la politique extérieure des Etats-Unis. Le président de la République doit donc définir une nouvelle politique de défense, adaptée à une situation internationale bien différente de ce qu’elle a été pendant la période 1990-2010, marquée par la fin de la guerre froide et par le développement accéléré de la mondialisation. 

La fin de la guerre froide

Dès 1991, les Etats-Unis, soutenus par leurs alliés, sont intervenus militairement pour empêcher la modification par la force de la frontière entre l’Irak et le Koweït, puis pour s’opposer au nettoyage ethnique dans les Balkans. Les armées américaines ont tenté de mettre un terme aux exactions en Somalie et à Haïti, et d’empêcher au Liban l’extension d’un conflit local. Ces préoccupations humanitaires n’excluent pas, particulièrement en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003, la recherche d’avantages économiques pour leurs entreprises, ni la tentative d’implanter des bases militaires dans des zones qui échappaient jusqu’alors à leur influence. Surtout, les Américains se sont efforcés de promouvoir l’économie de marché dans les pays soumis auparavant à une planification bureaucratique et autoritaire. Les Européens, incapables de définir une politique extérieure commune, se contentent de fournir une force d’appoint à l’armée américaine.

Sauf en 2003 où, comme l’Allemagne et la Turquie, elle s’oppose à l’intervention américaine en Irak, la France affiche sa solidarité avec les Etats-Unis dès le début de la guerre du Golfe, et elle participe aux opérations menées ensuite par l’Otan. Cette décision entraîne un décalage entre les tâches confiées aux militaires, et le discours officiel sur la défense, resté en grande partie fondé sur la doctrine gaullienne. Le refus de choisir entre l’Est et l’Ouest n’est depuis longtemps plus de mise, mais la doctrine reste en principe la préservation de l’indépendance nationale, et la dissuasion nucléaire est supposée éviter un conflit armé. Or en Irak, comme dans les Balkans ou en Afghanistan, il s’agit de combattre et de vaincre un ennemi, non de le dissuader. La France ne mène pas dans ces pays une politique indépendante, elle agit dans le cadre de la coalition occidentale, dans laquelle elle occupe une place modeste. Les troupes ne sont confrontées ni à l’URSS ni au régime communiste, et elles ne défendent ni la population française, ni le territoire national. Pendant toute cette période, c’est la doctrine de l’Otan qui donne une cohérence à l’action des militaires, alors que les objectifs affichés par les responsables politiques ne correspondent pas aux réalités. En ce qui concerne l’armement, dès la guerre du Golfe, les forces françaises, qui ne disposent pas des systèmes d’armes les plus modernes, dépendent sur ce point de l’aide des Etats-Unis. Les interventions de la France en Libye et au Mali montrent que ces lacunes n’ont toujours pas été comblées en 2013.

Accélération de la mondialisation

Le phénomène le plus important de la période qui s’est ouverte en 1990 est l’impressionnante accélération de la mondialisation de l’économie. La fin de la guerre froide permet aux entreprises transnationales de se développer dans l’ancien « bloc soviétique », que ce soit en Europe centrale et orientale, en Russie, ou en Chine. Surtout, l’usage généralisé du réseau mondial d’Internet donne à ces firmes les moyens de disperser leurs filiales dans le monde entier, tout en les gérant presque gratuitement et en temps réel. La signification même de la notion de défense en est complètement transformée, car la mondialisation de l’économie prive les Etats du rôle qu’ils jouaient auparavant dans la répartition des richesses dans le monde. Ce ne sont plus eux qui agrandissent leur territoire en envahissant leurs voisins au bénéfice de leur population. Ce sont les entreprises transnationales qui se développent en gérant leurs actifs à travers le monde au profit de leurs actionnaires.

La délocalisation d’une entreprise ou d’une activité équivaut à ce qu’étaient jadis les tributs ou les réparations que le vaincu devait verser au vainqueur d’une guerre. L’achat de terres arables en Afrique, en Amérique latine ou en Roumanie, par des firmes américaines, coréennes, ou chinoises, a les mêmes conséquences qu’une annexion partielle du pays, tout comme l’achat d’une partie du port du Pirée par une société chinoise. Et les notions d’indépendance ou de souveraineté n’ont plus le même sens quand les ministres des finances de la zone euro doivent, « pour donner des gages aux marchés avant l’ouverture de la Bourse de Tokyo », prendre d’urgence des mesures qu’ils auraient voulu éviter. Pourtant, dans aucun de ces cas une armée n’a été vaincue ni une autre victorieuse. Avec la mondialisation, les militaires sont dépossédés, par les gestionnaires et les financiers, du rôle que les guerriers ont joué dans toutes les civilisations, qui était de protéger les richesses ou les ressources du groupe contre un prédateur étranger.

En contre-partie, les armées ont fréquemment reçu la mission de renforcer les forces de police contre tous ceux qui, à l’intérieur d’un pays, mettent en cause l’ordre établi. En Colombie, au Brésil, au Mexique, ou en Afghanistan, l’armée est appelée en renfort pour lutter contre des organisations criminelles trop lourdement armées pour que la police puisse en venir à bout. De l’Egypte à la Syrie, de la Colombie à l’Afghanistan, ou à l’Afrique sub-saharienne, ceux que combattent les militaires ne sont pas une armée étrangère, mais des « rebelles ». Ce vocable désigne une catégorie très hétéroclite, qui n’est pas composée seulement de membres d’organisations criminelles, ou de groupes fanatiques prêts à commettre des attentats terroristes. Les rebelles peuvent aussi être des opposants politiques au régime en place, des militants syndicaux, ou une population révoltée par l’accaparement des terres ou la destruction de l’environnement par des firmes transnationales venues exploiter les richesses de leur pays. Après 1990, les armées « occidentales » sont souvent venues prêter main forte à la police et à l’armée contre ces « rebelles », là où les structures étatiques étaient trop affaiblies ou s’étaient effondrées. Ce rôle de maintien de l’ordre joué par des troupes étrangères n’est pas nouveau, mais la mondialisation de l’économie a introduit un changement important par rapport au passé : aujourd’hui, les militaires ne protègent plus uniquement les intérêts de leurs compatriotes, mais ceux de tous les étrangers, et de toutes les entreprises installées dans le pays, quelle que soit leur nationalité.

Un schéma de défense inédit, adapté à la mondialisation, s’est ainsi mis en place après 1990. Des forces de l’ordre, nationales ou étrangères, composées de militaires ou de policiers, recrutées, armées, encadrées, par des instances étatiques, assurent le maintien de l’ordre sur l’ensemble d’un territoire. Leur action est complétée par celle de gardes recrutés par des sociétés de sécurité privées, et qui veillent ponctuellement sur des sites miniers ou industriels appartenant à des firmes transnationales. Un exemple de ce montage est fourni en Afghanistan par une firme chinoise, China Metallurgical Group, qui a signé un contrat, en 2007, pour exploiter à Aynak, au sud de Kaboul, une des plus grandes mines de cuivre du monde. La sécurité de la région est assurée par la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias), placée sous l’égide de l’Otan, et à laquelle la Chine ne participe pas. De son côté, China Metallurgical Group a recruté quelque 1 500 gardes afghans pour protéger ses avoirs à Aynak, qui comprennent, outre la mine, une centrale électrique et une mine de charbon pour l’alimenter, une usine de concentration du minerai, une voie ferrée et un port pour acheminer le minerai vers la Chine, ainsi qu’une base-vie pour loger les ouvriers de l’entreprise, et une mosquée.

Un dispositif très voisin se retrouve en Afrique subsaharienne où, depuis les années 1990, des firmes américaines, allemandes, britanniques, et surtout chinoises, sont venues s’installer dans ce qui était auparavant une chasse gardée de la France. La Françafrique a ainsi fortement évolué, la présence des troupes françaises ne bénéficie pas seulement aux ressortissants français, mais à tous ceux qui sont installés dans les pays ayant un accord de défense avec la France.

Le même schéma s’applique à l’espace maritime, et les Marines de guerre d’une vingtaine d’Etats échangent des informations et coopèrent pour lutter contre la piraterie et assurer la sécurité de la navigation au large des côtes de l’Afrique orientale et dans l’Océan indien. Pour compléter leur action, les armateurs de plusieurs pays font embarquer sur leurs navires des gardes armés, recrutés par des sociétés de sécurité privées.

Un nouveau paysage international, les objectifs de la défense et le jeu des lobbies

Après la réorientation de la politique américaine annoncée par Barack Obama, les Etats-Unis vont diminuer le nombre et l’importance de leurs interventions à l’étranger et auront ainsi beaucoup moins besoin du soutien de leurs alliés. Leur nouvelle orientation vers l’Asie va réduire le rôle de l’Otan. Dans ces conditions, la France ne peut plus se contenter de décider s’il faut ou non s’associer aux initiatives américaines. Comme elle n’a pas d’ennemi déclaré et qu’elle n’est soumise à aucune menace particulière, le Président de la République et le gouvernement ont théoriquement toute liberté pour déterminer l’usage qu’ils entendent faire de la force armée. Il leur faut définir ce que sont, au-delà de la solidarité avec les autres membres de l’Alliance atlantique, les enjeux concernant l’ensemble de la collectivité nationale qui pourraient justifier le recours à la force. La première question qui leur est posée est de savoir si la France doit, en dehors de toute participation américaine, continuer d’intervenir militairement dans d’autres pays pour renverser des dictateurs, tenter de mettre en place des régimes plus acceptables et favorables à l’économie de marché. Si ce n’est pas le cas, quelles missions entendent-ils confier aux militaires ?

Les pouvoirs publics doivent aussi déterminer les régions du monde où la force pourrait être employée. Depuis la fin des guerres de décolonisation, les armées sont déployées en permanence principalement d’une part en Afrique subsaharienne, d’autre part dans la Corne de l’Afrique, le Golfe, et l’océan Indien. Or, en Afrique, les militaires ne sont plus chargés, comme c’était le cas dans les années 1960, d’assurer l’approvisionnement de la France en pétrole et en uranium pour garantir son indépendance énergétique. Les deux produits font aujourd’hui l’objet d’un marché mondial, contrôlé par de très puissantes entreprises transnationales, dont les dirigeants répondent de leur stratégie devant leurs actionnaires, et ne sont pas soumis à la politique d’un Etat. Pourtant, même s’il le jugeait nécessaire, le président de la République ne pourrait pas retirer les troupes stationnées en Afrique subsaharienne. Les firmes qui exercent leurs activités dans cette région, telles que Bouygues, Bolloré, Total, Areva, ont les moyens de plaider pour leur maintien, même si les forces françaises sont ainsi mises également au service d’entreprises d’origine américaine, allemande ou chinoise.

Ce sont d’autres groupes de pression qui se mobiliseraient s’il était envisagé de réduire l’engagement des militaires dans le Golfe et dans l’océan Indien, où ils contribuent à assurer la liberté et la sécurité des échanges entre l’Europe et l’Asie. En toute hypothèse, le gouvernement éprouverait les plus grandes difficultés s’il devait choisir entre l’Afrique et la route de l’Asie, tant il est malaisé de savoir si, à l’avenir, il sera plus important de contrôler les lieux de production des matières premières, ou de maîtriser les flux de marchandises et d’informations. Il faut ajouter qu’il serait tout aussi malaisé de choisir entre l’Armée de terre et la Marine. En d’autres termes, en l’absence d’un cas de force majeure, les militaires devront continuer de s’investir simultanément dans les deux régions.

Les responsables politiques doivent également choisir des alliés. Il est aujourd’hui presque impossible pour un Etat d’intervenir dans un autre pays sans être accusé de néocolonialisme ou d’impérialisme, s’il ne fait pas partie d’une vaste coalition disposant si possible d’un mandat de l’ONU. Dans l’avenir, la France pourra certes obtenir une aide ponctuelle des Etats-Unis ou de l’Otan, mais il lui sera bien difficile de prendre la tête d’une action collective de l’Alliance atlantique. Quant à l’Europe de la défense, l’intervention franco-britannique en Libye et l’action de la France au Mali ont confirmé avec éclat qu’elle n’a jamais cessé d’être un thème d’incantation. Le gouvernement devra donc rechercher des alliances au cas par cas, auprès de partenaires intégrés dans la mondialisation libérale, mais peu disposés à s’engager pour la défendre.

Un système d'armes hérité du passé

Pour affronter les tâches qui pourraient leur être confiées, les militaires disposent d’une panoplie très largement conçue et construite au cours des décennies écoulées, pour faire face à des conflits du passé. De Gaulle voulait montrer qu’après la débâcle de 1940 et les défaites en Indochine et en Algérie, la France prenait place, sous sa direction, dans le groupe très restreint des grandes puissances disposant des armes les plus sophistiquées. Il s’est ainsi doté de tous les symboles de la grandeur et de la modernité : un arsenal nucléaire complet, y compris le centre d’expérimentation du Pacifique, un porte-avions, des bases permanentes en Afrique, et le centre de Kourou pour les applications spatiales.

Sans modifier le discours officiel, Valéry Giscard d’Estaing prend le contre-pied de son prédécesseur. Il entend montrer aux Américains que la France ne cherche plus une troisième voie entre les Etats-Unis et l’URSS, et qu’elle est résolument insérée dans l’Alliance atlantique. La construction des chars Leclerc et des avions Rafale est la démonstration que, si les Soviétiques lancent une offensive conventionnelle en Europe, la France aura les moyens de combattre aux côtés de ses alliés. C’est aussi une remise en cause de la croyance en la dissuasion, puisque cette politique suppose que l’arme nucléaire pourrait ne pas empêcher une guerre conventionnelle en Europe. Ni ce discours ambivalent, ni le dispositif militaire correspondant ne sont modifiés par François Mitterrand. Il conserve et l’arsenal nucléaire, et les chars lourds, et les avions de combat, tout en affichant son attachement à la dissuasion et à l’indépendance nationale, aussi bien qu’à l’Alliance atlantique, en particulier lors de la crise des euromissiles. L’essentiel de son action consiste à déployer en vain des efforts considérables pour promouvoir une politique européenne de défense.

Après les réactions suscitées dans le monde par la reprise des essais nucléaires en 1995, Jacques Chirac est contraint d’abandonner certains éléments, devenus inutiles, de la panoplie nucléaire. Il n’en est que plus déterminé à montrer sa fidélité au dogme gaulliste en refusant symboliquement de reprendre sa place dans la seule instance de l’Otan d’où la France est encore absente. C’est cependant lui qui essaye d’adapter les armées à la défense de la mondialisation libérale. Pendant ses deux mandats, la conscription fait place à une armée de métier, plus adaptée que le contingent à des interventions extérieures et à l’emploi d’armes techniques exigeant une longue formation. Sous son égide, de difficiles négociations aboutissent à la construction, en coopération avec d’autres pays européens, d’un avion de transport militaire qui avait fait gravement défaut pendant les guerres des Balkans. Le début des années 2000 est aussi marqué par le lancement du programme de frégates multi-missions qui vont moderniser et renforcer les moyens de la Marine. Nicolas Sarkozy prolonge cette évolution, en concluant un accord pour créer une base à Abou Dhabi. La défense de la mondialisation est ainsi renforcée dans le domaine maritime.

Lorsque François Hollande arrive à l’Elysée, il hérite donc d’un arsenal dimensionné à la fois pour dissuader l’URSS, participer à une guerre conventionnelle en Europe contre l’Armée rouge, protéger la Françafrique, contribuer à la liberté des communications entre l’Europe et l’Asie, et défendre les outre-mer. Cette accumulation d’équipements exige des moyens importants pour former des personnels compétents, entretenir les matériels usagés, remplacer ceux qui ne peuvent plus être réparés. En même temps, les spécialistes soulignent que, depuis la guerre du Golfe, les armées manquent de certains matériels nécessaires aux conflits auxquels elles participent. Les interventions en Libye en 2011 et au Mali en 2013 ont en effet montré que les moyens de ravitaillement en vol, les hélicoptères lourds, les capacités de renseignement et les dispositifs de guidage des missiles leur font toujours défaut.

Malgré cela, il est extrêmement difficile, voire impossible, de supprimer une arme devenue inutile sans se heurter à l’opposition du lobby de l’industrie d’armement, qui s’est profondément transformée en vingt ans. Avec la fin de la guerre froide, le nombre des Etats ennemis, auxquels il était interdit de vendre des armes, a considérablement diminué. Pour les firmes privées qui, sous l’effet de l’idéologie néolibérale, ont été substituées aux entreprises publiques du passé, l’exportation des armes est devenue un objectif prioritaire, surtout à une époque où les budgets militaires sont partout en diminution. L’industrie d’armement est contrôlée par des groupes très puissants, Dassault, Thalès, EADS (European Aeronautic Defence and Space Company), DCNS (anciennement Direction des constructions navales), Safran (résultant de la fusion de la Snecma et de la Sagem), dont plusieurs contrôlent également des organes de presse très influents et peuvent lancer de grandes campagnes de communication. Et il est inutile de souligner l’importance du rôle que le sénateur Serge Dassault joue dans les milieux politiques. Les rapports entre le gouvernement et les industriels ne sont plus des relations entre donneur d’ordres et fournisseurs. Les chefs d’Etat et les ministres se font les représentants à l’étranger des fabricants d’armes pour tenter de réduire le déficit de la balance commerciale, « sauver l’emploi », préserver l’activité industrielle du pays. Toute cette évolution signifie que dans le secteur de l’armement, la politique industrielle a pris le pas sur les préoccupations de la défense. L’essentiel est de l’emporter sur les concurrents dans les marchés à l’exportation, et de les éliminer dans une Europe où les constructeurs sont trop nombreux. Si une arme a des chances de trouver acquéreur à l’étranger, il ne peut être question de la supprimer, même si elle ne répond plus aux besoins des armées. Il serait tout aussi délicat pour le gouvernement d’essayer de modifier la répartition des crédits entre l’armée de Terre, la Marine et l’armée de l’Air.

Les contraintes choisies

A ces obstacles constitués par de puissants groupes représentant des intérêts particuliers s’ajoutent les décisions déjà prises par le président de la République, qui ont toutes pour effet de ne rien changer aux objectifs définis par les gouvernements précédents, ni au système d’armes existant. Le discours officiel reste destiné à différents secteurs de l’opinion, et il est toujours sans rapport avec les missions réellement confiées aux militaires. Il se réfère à l’indépendance de la nation, tout en réaffirmant l’appartenance du pays à l’Otan, et en appelant à une toujours mythique Europe de la défense. Cela permet aux auteurs du Livre blanc de se livrer à des variations sémantiques virtuoses sur le thème ancien de « l’indépendance dans l’interdépendance ». Comme plusieurs de ses prédécesseurs, François Hollande a déclaré vouloir mettre fin à la Françafrique. Et il semble en effet que les forces françaises ne soient plus employées pour maintenir au pouvoir des dictateurs brutaux, incompétents et corrompus, mais favorables à d’influents groupes d’intérêt. Cependant, le rôle que les troupes stationnées en Afrique devraient jouer à l’avenir ne semble pas encore très clairement déterminé.

Comme en 2008, les autorités se proposent de définir une politique de sécurité nationale qui ne se limite pas au secteur de la défense, mais englobe tout ce qui peut constituer une menace pour la population. Cette notion peut être utile dans un Etat fédéral, pour définir les domaines dans lesquels les autorités fédérales seront compétentes en cas de sinistre dépassant le territoire d’un Etat. Aux Etats-Unis, un ministère de la sécurité intérieure (Department of Homeland Security) a ainsi été créé en 2003, à la suite des attentats de 2001 contre le World Trade Center. C’est cette administration qui s’est illustrée par son incompétence et son incurie après le passage du cyclone Katrina. Dans un Etat centralisé comme la France, l’addition des risques d’épidémies, de catastrophes naturelles ou techniques, d’attentats terroristes, d’attaques informatiques, de dangers liés à la pollution et au changement climatique, aux déséquilibres économiques, ou à l’évolution démographique dans certaines régions du monde, ne contribue pas à rendre plus clairement perceptibles les missions confiées aux militaires.

S’agissant de la politique d’armement, François Hollande a confirmé, peu après son entrée en fonction, l’engagement qu’il avait pris de conserver les deux composantes de l’arsenal nucléaire. La pratique de la Ve République lui permettait de prendre cette décision de façon totalement arbitraire, mais une partie de l’opinion voudrait savoir dans quelles circonstances et pour quel enjeu il est prêt à prendre le risque de l’anéantissement de la France. Curieusement, l’un de ses premiers gestes a été d’embarquer à bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), comme si le suffrage universel ne suffisait pas pour lui donner une légitimité, que seul un acte de foi dans la dissuasion pouvait lui conférer. Un peu comme les monarques du passé, qui ne pouvaient se contenter de l’hérédité et du droit d’aînesse, et devaient être sacrés à Reims pour devenir des souverains légitimes.

Comme ses prédécesseurs, François Hollande s’est fait le représentant de l’industrie aéronautique pour promouvoir le Rafale, en particulier auprès du gouvernement indien. Comme ses prédécesseurs, il n’a pas pu résister à la pression du lobby de l’industrie d’armement, et il a décidé que les crédits de la défense ne seraient pas diminués.

Continuité de la politique de défense

Le Livre blanc de 2008 constatait que « la mondialisation transforme en profondeur les fondements mêmes du système international ». Cependant, il ne précisait pas les changements que cette transformation pouvait engendrer pour la défense, et il n’en tirait aucune conclusion. Le Livre blanc de 2013 n’apporte aucun éclaircissement sur ce point. Il constate que « l’Europe reste pour les Etats-Unis une zone de première importance, mais ceux-ci tirent les conséquences du fait que le continent n’est plus au cœur de la confrontation stratégique mondiale ». Pourtant cette constatation ne suffit pas pour modifier la politique de défense de la France. Les seules causes de changement sont d’une part les contraintes budgétaires qui entraînent une diminution des effectifs des armées, d’autre part la nécessité d’acquérir certains des équipements qui font défaut aux militaires depuis la guerre du Golfe.

Pour l’essentiel, le dispositif de défense continue d’être composé de deux éléments juxtaposés. D’un côté, un inventaire, auquel ne manque que le raton laveur, de tous les points chauds dans le monde, des régions qui pourraient devenir un jour des zones de tension, et de tous les maux susceptibles de menacer la population. De l’autre, une panoplie constituée de l’empilement de tous les systèmes d’armes adoptés depuis le début de la Ve République. Entre ces deux éléments, il n’existe que des rapports très ténus, puisque les systèmes d’armes n’ont aucune utilité ni aucun sens pour prévenir la quasi-totalité des menaces répertoriées, ou en limiter les effets si elles se réalisaient. Les enjeux cruciaux pour la sécurité du pays sont définis a posteriori, ce sont les lieux où le gouvernement a décidé d’engager des troupes, et les objectifs poursuivis sont ceux que l’on a atteints lorsque les militaires se retirent. Depuis trente ans, le même schéma est appliqué par tous les gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite. Cela prouve que la mondialisation ne se limite pas à affaiblir les Etats face aux entreprises transnationales, elle modifie aussi la fonction des gouvernants. Leur rôle n’est pas de fixer des objectifs et de définir les moyens de les atteindre, mais d’essayer de se situer au centre de gravité des rapports de force entre les différents groupes d’intérêt concernés par un sujet.

Georges Le Guelte, ancien responsable au Commissariat à l’énergie atomique et ancien secrétaire du conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.