«L'amalgame entre marché commun et Europe est une tromperie» qui perdure depuis 1957, affirme Georges Le Guelte, ancien adjoint au directeur des relations internationales au CEA.
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Faute de pouvoir se mettre d'accord sur un autre sujet, les six pays membres de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca) ont signé en 1957 le traité de Rome, prévoyant la suppression progressive des entraves aux échanges commerciaux entre les signataires. Cette disposition concerne uniquement l'économie, et elle est conforme aux principes fondamentaux de l'école libérale. Pourtant ce traité a été présenté, et il l'est toujours, comme l'acte fondateur de la construction européenne, un projet infiniment plus ambitieux. De la part des partisans d'une économie de marché sans contrainte, l'amalgame entre marché commun et Europe est une tromperie délibérée. Peut-être certains politiciens ont-ils cru, par ignorance ou absence de réflexion, que le marché unique allait créer une économie proprement européenne d'où naîtraient, par génération spontanée, des superstructures politiques. La grande majorité de la population a fait confiance à ceux qui promettaient de faire l'Europe.
La supercherie a si bien fonctionné qu'elle a été reprise à chaque fois que l'opinion publique a été consultée sur un nouveau traité. La première occasion a été l'entrée de la Grande-Bretagne, qui permettait d'agrandir la zone de libre-échange qui venait d'être créée tout en y introduisant un pays dont on savait qu'il serait toujours opposé à quelque politique commune que ce soit. Pourtant, ceux qui s'y opposaient étaient alors accusés d'être anti-européens. L'approbation du traité a été considérée comme un chèque en blanc permettant de multiplier au moins par deux le nombre des membres de l'Union européenne sans même avoir à consulter la population. D'autres traités ont été conclus ensuite pour modifier la composition ou le fonctionnement des institutions. Pour celui de Maastricht en 1992, les Danois ont dû réviser leur copie jusqu'à ce qu'ils fassent le bon choix, puis ce fut le tour des Irlandais. Lorsqu'à leur tour, les électeurs français et néerlandais ont, en 2005, repoussé le traité constitutionnel, une astuce de procédure a été trouvée pour faire adopter un accord équivalent, le traité de Lisbonne, sans demander l'avis des électeurs. En 2011, les formes ne sont même plus respectées, Merkel et Sarkozy interdisent (avec quelle arrogance) au premier ministre grec de consulter la population sur des mesures d'austérité difficilement supportables.
En invoquant le principe de la libre concurrence, les institutions européennes ont pu, dans le passé, s'opposer à la fusion de deux entreprises européennes si elles n'étaient pas associées à une firme américaine ou japonaise. En s'appuyant sur le même principe de libre concurrence, elles ont pu aussi infliger des amendes conséquentes, même à de très grandes entreprises transnationales comme Microsoft, pour s'opposer à des ententes entre producteurs ou à des pratiques de monopoles. C'est dire qu'elles disposent de pouvoirs très importants et qu'elles ne sont pas cantonnées à la réglementation de la courbure des concombres ou de la longueur des préservatifs.
Mais elles ne peuvent exercer leurs prérogatives que pour faire respecter les dogmes du libéralisme. Aujourd'hui, le respect de la libre concurrence est invoqué pour démanteler tous les services publics qui peuvent encore subsister dans les pays membres. Et il n'est pas question de faire disparaître les paradis fiscaux ou les pavillons de complaisance qui prospèrent sur le territoire européen. Pas question non plus de mettre en place un réseau de ferroutage sur le territoire de l'Union, encore moins une politique commune de l'énergie. Ce sont pourtant des domaines où un ou plusieurs Etats ne peuvent pas agir seuls, et où une politique commune serait donc compatible avec le principe de subsidiarité. Mais les autorités européennes n'ont reçu aucun mandat pour cela, et si elles s'aventuraient sur ce terrain, elles se heurteraient à l'opposition des Etats membres, au dogme néo-libéral de la non-intervention de la puissance publique dans l'économie, et aux lobbies des différents secteurs concernés.
A la fin de 2011, il est question d'un nouveau traité qui interdirait rigoureusement aux Etats membres tout déficit budgétaire dépassant une limite arbitrairement fixée, et permettrait d'expulser de l'Union les pays qui ne se conformeraient pas assez strictement à cette règle. En d'autres termes, il s'agit d'empêcher les gouvernements de l'Union de faire des choix politiques, par exemple de mener des actions contra-cycliques, ou de donner la priorité à la lutte contre le chômage. En toute hypothèse, tant que l'Union européenne n'aura pas reçu une mission autre que celle qui a été définie par le traité de Rome, l'ultra-libéralisme continuera de se renforcer sur tout le territoire européen, il n'y aura pas d'Europe, et la démocratie sera réduite à un simulacre.