« La question de l’identité religieuse dans son rapport à la laïcité est plus actuelle que jamais en Europe (…) : ainsi, que signifi[ai]ent ce désir d’introduire le mot “religion” dans le préambule de la Constitution européenne ou, au contraire, cette réticence à y faire une quelconque allusion ?

La multiplication des sectes, la forte politisation actuelle des religions, le “retour” du religieux proclamé dans le monde (…) nous invitent à repenser certains concepts. Et d’abord, d’où vient notre notion de “religion”, que recouvre-t-elle ? Rien ne vaut un détour par les territoires lointains, mais fondateurs, où apparaissent les premières formulations de nos évidences. »Voilà comment débute le livre de Philippe Borgeaud (historien des religions à l’université de Genève), ouvrage qui n’est pas théorique en faisant l’histoire et réfléchissant sur la discipline « histoire des religions », mais concret en étant centré sur les auteurs grecs et romains de l’Antiquité confrontés aux différences religieuses. Le titre s’explique donc facilement : la discipline se caractérise par la comparaison entre religions et cela dès les premiers contacts culturels méditerranéens. Son grand mérite est de s’attacher aux textes et aux conceptions des Anciens et non de projeter des concepts qui relèvent plus de la théologie que de l’anthropologie et de l’histoire. Ainsi, le livre ne traite pas des religions en fonction du monothéisme et des polythéismes, il ne met pas en exergue les religions révélées ou du livre comme le faisait Régis Debray. Avec Borgeaud, on est bien plus dans le factuel – le fait religieux précisément – car il est historien et anthropologue, sans aucune « vision » philosophique et politique. Ce livre n’est donc pas un programme mais une promenade dans l’histoire des conceptions antiques et en compagnie des auteurs du monde gréco-romain – ainsi, l’histoire de l’exode et de Moïse est racontée à partir de ces auteurs au point de vue détonnant sur ce que l’on nomme le judaïsme. Cette promenade peut s’avérer utile au lecteur pour s’affranchir de connaissances bien souvent inféodées aux « grandes » religions, pour déconstruire la notion de religion afin de mieux saisir le religieux qui s’en distingue quelque peu. Bref, comme toujours en histoire des religions, il s’agit d’accéder à un savoir sur l’homme – anthropologie – et non sur « Dieu » – théologie –, cela avant toute réflexion et décision de nature philosophique et politique concernant par exemple la laïcité afin de faire mieux la part des choses entre religion, religieux et société.L’ouvrage se compose de cinq parties qui vaguement se suivent chronologiquement : Quelques très vieilles questions – Entre la Grèce et l’Egypte – Genèse du comparatisme – Moïse. Histoires de Grèce et de Rome – Christianisme et histoire des religions. Où l’on apprend que religio ne désigne pas autre chose que le bon rituel et non la croyance, s’opposant donc à la piété excessive qu’est la superstitio. Où l’on apprend que le monothéisme et le polythéisme étaient des conceptions étrangères aux hommes de l’époque hellénistique, même aux Judéens, que la conception des dieux n’était pas exclusive et personnelle pour les Anciens puisque l’interpretatio était de règle : chaque dieu étranger était « traduit » sur le modèle connu de tous : Zeus = Jupiter – seul le dieu des Judéens (et des Samaritains) était impossible à traduire depuis qu’il avait quitté ses fonctions originelles de dieu de l’Orage.Tout cela, ce « bric-à-brac » comme le dit l’auteur, n’est pas ce que l’on nomme la religion, conception qui ne survient que progressivement avec le christianisme, et non à cause d’un monothéisme peu évident, non à cause d’un culte exclusif à un dieu comme dans le yahwisme – judaïsme et samaritanisme –, mais comme croyance au sens d’adhésion à « la vera religio en s’opposant à l’ensemble polymorphe des cultes ». L’auteur en déduit que « dans ces conditions on peut se demander si l’on n’aurait pas dû préférer garder pour l’histoire des religions non pas le sens chrétien, dont semblent malheureusement se satisfaire les organisations internationales, les journalistes et les pouvoirs publics, mais bien le sens le plus ancien : (…) histoire des rites et des discours tâtonnants qui les accompagnent. » Dans son introduction, voilà comment l’auteur « conclut » son propos : « La véritable matière de l’histoire des religions, celle qu’il est devenu de plus en plus urgent d’étudier, ce n’est pas la série des grandes ou petites « religions du monde », mais bien les éléments anciens et les mécanismes souvent archaïques, et résistants, à partir desquels les croyances actuelles ont été élaborées. Ces éléments et ces mécanismes se trouvent exposés dans ce supermarché qui n’a rien de nouveau mais dont l’accès autrefois, était très sévèrement contrôlé, sinon réservé. Il faut comprendre que ce dépôt, ce serait un peu comme l’inconscient de la civilisation humaine, plus ou moins refoulé. »Un peu plus loin : « Nous avons donc certains efforts à accomplir pour nous dégager de nos habitudes de penser le religieux et le politique, si nous désirons faire de l’histoire des religions et non pas fabriquer, sans nous en rendre compte, une théologie (christiano-orientée) des religions. Il va de soi que l’Islam ou le bouddhisme – ou ce qu’on appelle encore parfois « l’animisme » (?) – ne peuvent être compris à partir de tels présupposés, mais à partir de leur propre histoire et de leurs caractéristiques, et à partir d’une démarche anthropologique qu’on appelle « histoire des religions » et qui est « un exercice de comparaison consistant à observer, décrire et analyser la formation de nouveaux ensembles symboliques issus de la rencontre de cultures qui ne se laissent pas enfermer dans des frontières fixes. » Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Editions Points, 2010, 10 €.