« On ne refait pas sa vie
On continue seulement
On dort moins bien la nuit
On écoute patiemment
De la maison les bruits
Du dehors
L'effondrement ».
Les paroles de Tu ne me dois rien, chanson de Stephan Eicher, paroles de Philippe Djian, auraient pu servir d'épigraphe à Impardonnables du même Philippe Djian (2009) qui vient de paraître en Folio. Après Doggy Bag, saga romanesque en six saisons, Djian est revenu au roman one shot avec Impardonnables. Il a abandonné les affres du clan Sollens mais est resté dans la mise en fiction des nœuds familiaux, des détresses humaines : Francis, écrivain de soixante ans, père d’Alice – actrice prise dans la quête effrénée d’une notoriété qu’elle entend soutenir par tous les moyens –, s’est réfugié à Biarritz depuis la mort accidentelle de sa femme Johanna et de leur fille aînée, toutes deux brûlées vives. Il est remarié à Judith, agent immobilier. Leur couple bat de l’aile, les silences s’installent. Francis fait suivre sa femme par Jérémie, ex-taulard, fils de son amie Anne-Marguerite (A.M.), elle-même détective et sur la piste d’Alice, qui a disparu lorsque s’ouvre le roman.

Un véritable scénario, qui promet une intrigue complexe, haletante, un rythme soutenu, empreint des images proprement (sous) acides auxquelles Djian nous avaient habitués. Impardonnables n’est rien de tout cela : l’écriture est blanche, presque glacée, tranchante, au cordeau. Dans l’épure. Djian semble refuser tout écart qui tendrait vers le lyrisme, vers un quelconque effet de style. En témoigne cette description :« Le golfe qui s’étendait derrière nous, de la côte espagnole à l’horizon, figurait un pur écrin illuminé d’améthystes, de saphirs, de turquoises, etc. »Il y a du génie dans cet « etc. ». Dans ce souffle qui s’arrête. Dans ce refus du paragraphe qui se prolongerait, de la métaphore filée ou de l’épanchement lyrique. « Lorsque l’on prend conscience que toute cette vie n’est qu’une farce, etc. ». Du génie dans cet élan qui volontairement se rompt. A l'image de l’impuissance (sexuelle comme textuelle) de Francis. Ecrivain reconnu, aussi ridicule et égoïste que touchant qui nous expose sa douleur, ses questionnements, mais aussi ses certitudes. Le roman est ainsi tissé de flashbacks, de souvenirs douloureux soudain revivifiés, comme si l’aventure, le suspens n’étaient pas dans l’avenir, quelle que soit la tension du scénario de départ, mais dans le passé, révélé par ellipses, éclairages obliques ou secondaires, emboîtements, juxtapositions d’épisodes.Et cette interrogation lancinante :
« Devait-on maudire le Ciel pour ce qu’il nous avait pris ou lui rendre grâce pour ce qu’il nous avait laissé ? »
Avec Patti Smith en bande son, sa « voix merveilleusement pleurnicharde et rauque » sur Pastime Paradise, dès l’ouverture, musicale, du roman.
« They've been spending most their lives
Living in a pastime paradise
They've been spending most their lives
Living in a pastime paradise
They've been wasting most their lives
Glorifying days long gone behind
They've been wasting most their days
In remembrance of ignorance oldest praise »
Djian fait du personnage de Francis un double par opposition ou autodérision. Cet écrivain « culte publié chez les meilleurs éditeurs » se croit désormais incapable de trouver l’énergie nécessaire à l’écriture d’un roman. D’abord anesthésié par la douleur, dans une indifférence qui serait l’autre nom de l’impuissance. « A soixante ans, je ne voulais plus entendre parler de certaines choses. J’aspirais à la paix », Francis veut lire plutôt qu’écrire, écouter de la musique. Il prétend écrire pour se soustraire à sa pesante vie de famille et s’exile dans le jardin ou son bureau « en prenant un air inspiré ». Pourtant, le désordre de sa vie, son propre désarroi rendent peu à peu l’écriture nécessaire. Six mois plus tard (le roman fait ce saut temporel à la page 109), l’écriture lui apparaît comme une « planche de salut », alors qu’elle a sans doute été, aussi, une des raisons du naufrage de ses couples. Impardonnables, de portrait d’un homme se fait portrait d’un auteur, réflexion sur l’écriture dans son rapport à la vie, au quotidien, à la fois salvatrice et dévastatrice. Que sacrifie-t-on pour écrire ? Soi ? Les autres ?« Je songeais à me remettre à l’écriture d’un roman pour dresser un rempart autour de moi, j’y songeais sérieusement. Je tenais le coup, depuis des années, au moyen de quelques articles, de quelques vagues nouvelles, semblant plus occupé que je ne l’étais réellement, mais aujourd’hui, dans cette situation, le retour au roman semblait s’imposer. Son épreuve semblait s’imposer. Ecrire un roman requérait tant d’énergie que tout le reste passait au second plan. C’était l’avantage. »Francis est un homme sans repère (en tant que mari, père, grand-père) et un écrivain extrêmement (auto)référentiel. Il lit le Journal de Bridget Jones ou Jane Austen à ses petites filles, est « démoralisé » par le dernier Philip Roth dont la lecture l’a « presque laissé pour mort », vide une bouteille de gin dans un festival de littérature avec Martin Suter et Robert McLiam Wilson et, surtout, se rêve en Ernesto, pense Hemingway, s’assoit dans le canapé d’Ernest Hemingway, ne se remet pas de ne pas être son neveu :« Je me demandais si Hemingway serait allé lui casser la gueule. Je pensais à lui car j'avais relu Les Neiges du Kilimandjaro la veille au soir, et j'avais songé voilà bien un des meilleurs écrivains que je connaisse. Je le pensais chaque fois que je relisais cette histoire, sans coup férir. Superbe écrivain. Puissant. Econome. Rusé. Dommage qu'il n'ait pas épousé ma tante comme il le lui avait promis. »Alors Francis écrit, à l’ombre d’une photo célèbre de l’écrivain mythique, « où il porte un gros pull blanc, au col largement échancré, décoré de torsades », pull tricoté par la tante de Francis. « Elle m’en tricota un à l’identique avant de mourir, que je n’ai jamais osé mettre – mais j’avais toujours écrit, dès lors, en m’efforçant d’en être digne »…Impardonnables est une quête, troublée, du sens d’une vie, comme l’illustre ce pluriel en titre, fatalement épicène, cet adjectif, dont on se demande, tout au long du roman, quels êtres ou évènements il qualifie. Et la réponse évolue, change au cours de la lecture, et sans doute englobe-t-elle toutes nos suppositions.Djian nous entraîne, sans aucune relâche possible, dans cette (en)quête multiple. Comment être lorsque l’on suit ? Que le destin ne semble pas vous lâcher. Que l’on écrit après d’autres et même après soi. Quand on sait que se remarier, c’est tenter, vainement, d’oublier un premier naufrage. Que tout se répète, avec parfois la seule ironie d’un renversement des rôles.« Le monde était-il autre chose qu’un minuscule village aux hasards désopilants ? »« D’où venait parfois cette impression que la vie se moquait de vous ? »Ainsi Judith, la nouvelle épouse, est-elle vue comme « une copie, un double de Johanna et rien d’autre ». L’une trompée, l’autre qui trompe. Ainsi les jumelles de sa fille Alice, sont-elles bizarrement prénommées Lucie-Anne et Anne-Lucie. Ainsi le « tel père telle fille ». Ainsi le « aujourd’hui, dans cette situation, le retour au roman semblait s’imposer ». Tout dit ces étranges miroirs que la vie nous offre, que nous créons ; ces ressemblances, cette volonté ou ce désespoir de constater « ce sinistre point commun »…
Suivre est l’interrogation béante de ce livre, d’ailleurs Francis ne définit-il pas l’écrivain comme une sorte de « détective » ?« Je n’ai pas l’impression que ce soit une si mauvaise option, détective. Moi, ça ne m’aurait pas déplu, quand j’y pense. Suivre des gens. C’était un peu ce que je faisais en écrivant, remarque ». Suivre donc. Mais comment revivre après que la vie a semblé s’écrouler ? Comment se remettre à écrire ? Comment écrire après Hemingway ?
Et cette manière d’être, unique, singulière, c’est bien entendu Djian - et non son personnage - qui la trouve, avec Impardonnables, un roman noir et (pourtant) blanc dans son écriture brute, sans fioriture, sans métaphore inutile, dans une maîtrise absolue de la forme, de la structure.Ce roman est une machine, redoutablement efficace, faite d’ellipses et d’analepses, de chausse-trapes, un texte à la fois évident et déconcertant, rocambolesque et glacial, à l’humour noir, très noir. Djian est ce que Francis voit en Hemingway, « superbe écrivain. Puissant. Econome. Rusé ».
Philippe Djian, Impardonnables, Folio, 226 p., 6 € 30
Prolonger : Djian face à ses phrases, interview par Sylvain Bourmeau