Billet de blog 8 février 2009

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous

Elles sont femmes, elles sont flics à Baton Rouge, Louisiane : Katherine, Liz, Mona, Cathy, Sarah. Laurie Lynn Drumond nous offre un portrait de groupe avec dames, avec armes, avec larmes, en dix nouvelles. Noires, épaisses, envoûtantes. Dix chroniques de la violence ordinaire.

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Elles sont femmes, elles sont flics à Baton Rouge, Louisiane : Katherine, Liz, Mona, Cathy, Sarah. Laurie Lynn Drumond nous offre un portrait de groupe avec dames, avec armes, avec larmes, en dix nouvelles. Noires, épaisses, envoûtantes. Dix chroniques de la violence ordinaire.

Dix nouvelles pour cinq femmes. La structure de ce recueil de nouvelles est en elle-même romanesque. Le prénom de chacune des femmes policiers fait titre, suivi d'une à trois nouvelles qui fournissent des éclairages différentes et complémentaires sur chacune d'elles. Ainsi avec Katherine, en entrée du recueil : Absolus s'ouvre sur la manière dont Katie Joubert, femme policier qui a « des cojones », a été amenée à tuer un homme dans l'exercice de ses fonctions. Au-delà de la crudité des faits, ce sont ses états d'âme, ses réflexions qui sont au centre du récit, ce que cet acte lui a appris sur sa fonction comme sur elle-même. Goût, Toucher, Vue, Son, Odorat ou les cinq réactions chimiques fondamentales à la survie du policier, illustrées d'anecdotes, mais aussi une plongée dans l'enfance de Katherine, la violence de son père, tout ce qui l'a menée à devenir policier. L'Elégie de Katherine, enfin, est centré sur le récit de recrues de la police de Baton Rouge qui côtoient cette femme devenue une légende et sur l'histoire d'une vie, la mort de son mari, en exercice, la manière dont elle prend alors son avenir en main. Une vie en trois nouvelles, la chronique d'une femme :

« Chaque élève de l'Ecole de police de Baton Rouge a appris tôt ou tard l'histoire de Johnny Cippoine et de sa veuve, Katherine. [...] Il y a vingt ans que nous sommes sortis de l'école, mais on continue probablement à y parler de cette histoire.

On nous racontait quantités d'histoires sur quantités de flics, mais celle-ci était différente. Chaque officier de police relatait l'évènement de façon identique : en peu de mots, sur un ton sec et neutre, et pourtant avec une vague pointe de regret, comme on pourrait évoquer un ancien amour qu'on a laissé prendre la tangente. C'était du moins ce qu'il nous semblait. Une telle émotion était rare, et c'est toujours le cas, ce qui rendait Johnny et Katherine d'autant plus fascinants. »

Une histoire « captivante », comme l'ensemble de ce recueil, qui construit par approches, flashbacks, reprises, retours de personnages d'une histoire à l'autre, un véritable univers, à la fois violent et poétique. Les nouvelles obéissent à une trame récurrente, lancinante : une scène de crime sert de trame, et la nouvelle – et au-delà l'ensemble du recueil – se construisent comme un patchwork, fait de pièces de tissus (flux de pensées, souvenirs personnels, réminiscences policières, interrogations) et de coutures en forme de cicatrices. Le rythme est fait de brisures, de crescendos soudains, de ralentis, de pauses et de silences, et pourtant jamais il ne se brise, le désir de savoir – des enquêteurs, du lecteur – est au contraire amplifié par ces techniques dilatoires, renforcé par ce que les récits ou souvenirs enchâssés révèlent de l'intrigue principale. Mais quelle intrigue principale ? L'enquête sur la victime ou la révélation de la personnalité de la femme policier ?

Certaines nouvelles s'attardent, d'autres ont la brutalité de leur brièveté. Mais, toujours, Laurie Lynn Drummond s'attache à la chair des faits, à leur odeur, leur épaisseur. Ainsi lorsque Katherine, en plein doute, cherche des définitions dans un dictionnaire : « Tuer : causer la mort. Passer le temps à une activité qui ne mène à rien. Supprimer ». « Je scrute ces mots, les laisse flotter dans un brouillard gris. Je passe mes doigts sur les lignes minces et glacées, mais ce sont des histoires sans vie, ces définitions – pas de pores, pas d'os ». Tout le contraire de ces nouvelles, histoires de vie, avec pores, avec os, sang et odeurs. Car « la mort est dégueulasse, peu importe le contexte. Elle déchire le tissu de ce qui existe » (Garder les morts en vie).

Laurie Lynn Drumond, qui a travaillé au Baton Rouge Police Department, fragmente son expérience en cinq regards et dix nouvelles et fait preuve d'un talent rare pour traduire l'indicible, en un tempo envoûtant. Les angoisses, souvenirs enfouis, traumatismes liés à la violence, aux peurs, au sang, les cauchemars. Les moments de pause comme les crises, la peur au ventre, le danger. Tout ce vous direz est une méditation habitée, fine, sensible, sur la mort, le fait de la côtoyer au quotidien, la manière dont elle imprègne les vêtements comme l'âme :

« J'emporte donc mes uniformes, bien enfermés dans un sac en plastique blanc, à Nancy, du Kean de Government Street, et elle me les rend trois jours plus tard, amidonnés et suspendus sous plastique transparent.

Mais j'ai l'impression de toujours sentir l'odeur, que les fibres ont absorbé quelque chose de sacré et d'affreux qu'aucun lavage au monde ne pourra effacer. Je n'ai compris que récemment que je l'ai absorbée. Cette odeur, la mort, fait partie de moi, aussi pure, réelle et présente que n'importe quel souvenir de l'enfant que j'ai été. » (Goût, Toucher, Vue, Son, Odeur)

« J'imaginais qu'abandonner cette vie serait facile, une existence dont je serais sortie pour commencer quelque chose de nouveau. Je n'avais pas compris qu'elle s'était infiltrée dans ma peau, dans mon sang, dans mes cellules, dans la chimie de mon cerveau. Pas compris combien le boulot avait irrévocablement modifié mon ADN. » (Trouver un coin)

Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous est le premier polar de Laurie Lynn Drummond, elle aurait mis douze ans pour l'écrire, si l'on en croit la longue (et pesante) liste de remerciements qui clôt le livre et n'a d'intérêt que pour comprendre qu'une partie de ces fictions est fondée sur le réel, sur des figures de femmes ayant existé. Au-delà de la décharge d'adrénaline au centre de chaque récit, au-delà de ces crises qui mêlent vie professionnelle / vie personnelle, ce qui intéresse l'auteur est une réflexion sur le hasard, le « et-si » :

« Dans le travail de police, tout comme dans la vie, il n'y a pas de « et-si ». C'est déjà arrivé. C'est ce qui est si formidable sur la scène d'un crime, de n'importe quel crime. Ce sont des faits à cent pour cent. Tout est accompli. Incontestable.

[...]

Pourtant la vue regorge d'autres possibilités, de fines rides dans la texture de nos jours qui changent le cours, parfois pour toujours invisible même à nos propres yeux, de ce qui aurait pu être. Et lorsqu'un évènement devient visible, qu'il convient de le prendre en compte pour quelque raison que ce soit, les humains que nous sommes rembobinent la bande – espérant conférer une logique au chaos, espérant trouver la cause afin de mieux comprendre l'effet. Nous cherchons un sens aux coïncidences. Nous tentons de relier les points et de découvrir un schéma plus vaste à l'oeuvre. Cette conduite n'a pas grand intérêt sinon d'apaiser notre douleur ou notre curiosité. Elle rend linéaire pendant un moment ce qui, par essence, ne l'est pas. Et nous pouvons jouer à et-si, ne serait-ce que pour comprendre le contrôle que nous exerçons – ou n'exerçons pas – sur nos vies ».

Si l'arme portée par ces femmes leur fait un bleu à la hanche, si les scènes de crime croisées de plein fouet leur laissent comme une seconde peau, dont elles ont bien du mal à se débarrasser sous la douche ou en lavant leur uniforme, nulle doute que le blues épais que provoquent ces nouvelles marque lui aussi le lecteur.

Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous est ce qui fonde l'histoire de chacune de ces femmes, la phrase type du vocabulaire policier est ici renversée, elle n'est pas déclarée au suspect, elle est là, intériorisée, pensée, ressassée par ces femmes et vient dire leur sentiment de culpabilité, leur innocence si difficile à prouver (cf. Le Cas d'une cicatrice, l'histoire de Marjorie LaSalle).

Ce sont ces traces que travaille Drummond, elle les écrit, les creuse, les amplifie, en une narration extraordinaire, faite tout autant de coups d'adrénaline que de pauses poétiques, de décharges ou de sang qui coule que de phrases en apparence anodines.

Le lecteur est conduit de l'autre côté de la frontière, dans ce qui est d'ordinaire caché des scènes de crime, comme lorsqu'il suit Cathy Stevens de l'autre côté du ruban de sécurité :

« Certains voisins, dans des vêtements enfilés à la hâte ou en robe de chambre, observaient toute cette activité, campés au bord de leur allée ou sur les pas de leur porte. J'ai eu un mouvement d'excitation l'idée que contrairement à eux, j'aurais accès aux détails confidentiels ».

Le lecteur n'est pour autant pas voyeur. Il entre dans le cerveau de ces femmes flics, dans leurs tripes, au coeur de leurs histoires personnelles et professionnelles, souvent mêlées, dans ces zones d'ombre où bien et mal se télescopent, innocence et culpabilité se brouillent.

Laurie Lynn Drummond relève ce qui fait sens, ce qui met en lumière les flous, sans chercher à forcément les élucider, elle met sous nos yeux un théâtre de sang et de terreur, un quotidien mortifère. Qui est ici victime ? Le cadavre sur lequel il s'agira d'enquêter ou la femme flic qui témoigne de son quotidien policier comme de sa vie privée ? « c'est dans notre obscurité que nous trouvons notre vérité ». La citation de Kenneth Robinson en exergue de Le Cas d'une cicatrice définit le récit tel que le conçoit Laurie Lynn Drummond, une enquête, sur soi à partir des autres. De même que le lecteur est mis face à ses propres doutes, face à un trouble « qui surgit d'un lieu profond et inconnu ».

Le recueil s'achève sur Là d'où je viens, nouvelle centrée sur la fuite de Sarah, qui tente d'échapper à son passé de flic et à une histoire qui a mal tourné (narrée dans la nouvelle précédente). Comment se détacher de ce quotidien si particulier ?

« Cette vie-là était derrière moi et il faudrait que je trouve une façon d'en sortir. Et d'entrer dans quoi ? Je n'en savais rien ».

Nul doute que le lecteur n'ait aussi beaucoup de mal à effacer les traces de ces nouvelles – on serait tenté d'écrire novel tant elles composent un roman -, magistrales.

 Laurie Lynn Drummond, Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous [Anything You Say Can and Will Be Used Against You], traduit de l'anglais (USA) par Isabelle Reinharez, 371 p., Rivages/Noir, n° 717, 9 € 50.

Photographies :© Philippe Perrin

Gun, 2002

Room Service, 2007

Handcuffs 1997