Dis-moi comment tu lis, je te dirais qui tu es : tel est le propos, simple en apparence, de cette « autobiobibliographie » proclamée d’Annie François, prétexte à des digressions gourmandes et savoureuses sur le livre comme objet, amant d’une vie, passion constante… Le livre, ou plutôt le « bouquin », puisque « bouquiner », comme elle le rappelle, c’est « s’accoupler avec un lièvre ou un livre ».

Annie François vivait dans et par les livres, comme l’explicite la présentation de l’auteur en ouverture :« Annie François, sans diplômes, sans titres, sans tambour ni trompette, a passé trente années de sa vie professionnelle à lire dans diverses maisons d’édition ». Une passion du livre qu’elle nous donne à partager, dans un présent éternel alors qu’elle nous a quittés en juin 2009.
Annie François lit au lit, dans le métro, en marchant, seule à une table de restaurant, partout, sans cesse. Pour son travail, elle corrige, retranche, annote. Pour son plaisir, elle accumule, prête (peu), emprunte (davantage), entasse, fait des piles, les renverse, pioche sans ordre ou lit l’intégrale de l’œuvre d’un auteur aimé ou découvert par hasard, « un butinage effréné, entrecoupé de périodes monomaniaques ».« Un jour, Jean me lança : ʺTu lis comme on abat des arbresʺ. Vu son amour des forêts, je restai perplexe. Il a raison ».
Le bouquin donc est au centre de ce volume extraordinaire, le bouquin, mais aussi ses rituels de lecture et de rangement, de prêt et de dons, le livre qui accompagne la vie professionnelle et les vacances. Une histoire se construit au fil des 52 chapitres, Annie François passant en revue ses états de manque comme ses nausées de lecture(s), ses petites manies comme ses grands rituels, dans un esprit ludique et primesautier tout à fait jouissif quand bien même on ne partagerait pas (toutes) les habitudes de l’auteur. Bouquiner se lit et se déploie aussi, fourmillant d’anecdotes, d’idées de lecture, de passions à partager.Les bouquins sont pour l’auteur un véritable espace, à respecter (pas de cornes, pas de marque-pages, pas d’annotations, sauf dans les dictionnaires, « gribouillés, surlignés, soulignés, complétés, augmentés ») mais aussi à remplir (cartes postales, fleurs séchés, articles, feuilles volantes). « Ils vivent doublement, de leur histoire et de la mienne ». Difficile alors de les prêter, il faudrait les « déshabiller », les « dépayser », prendre le risque que le livre soit perdu, qu’il perde la trace de la première rencontre, de la première lecture, son odeur intime…
Bouquiner est l’œuvre d’une boulimique et fétichiste, d’une femme qui narre avec élégance, allégresse et recul ses petits arrangements avec les livres : comment survivre dans un lieu qui menace de s’écrouler (au sens propre) sous le poids des bibliothèques, quels textes emporter en vacances, comment ruser avec les petits maux qui guettent les grands lecteurs (scoliose, cals, dermatoses), comment maquiller les codes-barres qui déparent les quatrièmes de couvertures et tant d’autres pépites encore…Annie François dit comment elle offre les livres, avoue sa peur d’entrer dans une librairie, à la mesure du danger et de l’envie : « Pour offrir, il faut acheter. Donc aller dans une librairie. (…) Je n’y vais que quand j’ai un livre en tête. Même dans ce cas, je ressors avec au moins trois livres. Sinon, comme le boulimique évite la devanture des pâtisseries, je me détourne de la vitrine des librairies pour éviter les fringales d’entraînement, les achats compulsifs qui ne feraient qu’augmenter l’immense pile en attente qui vacille près du lit ».
Elle narre l’isolement du lecteur, son étanchéité au monde (tout peut s’écrouler, il lit…). « Le lecteur en apnée est imprévisible : un petit baiser dans le cou le fait sauter au plafond. C'est un asocial, solitaire (...). Tant qu'un lecteur n'a pas reposé son livre de plein gré, c'est un être potentiellement dangereux. »Bouquiner est un livre magique, stimulant, un de ces bouquins avec lequel on fait corps (on s’accouple), dans lequel on se reconnaît trop bien que l’on aime lire et relire, offrir, recommander. Comme un plaisir coupable à partager. Entre fétichistes du (bon) livre. Annie François raconte dans ces pages que le livre qu’elle a sans doute le plus offert est Cent ans de solitude. Pour moi, c’est Bouquiner. Dont on a envie de chuchoter le titre aux initiés, comme un secret jalousement gardé que l’on se résout pourtant à divulguer. Comme une contagion nécessaire.
Annie François, Bouquiner, Points, 203 p., 5 € 95.