Cette odeur-là (Tilka al-râ’iha), court premier roman de Sonallah Ibrahim a été publié pour la première fois au Caire en février 1966, «un de ces rares moments dans l’histoire moderne de l’Égypte où la loi martiale avait été levée», et immédiatement censuré et interdit. En 1969, il reparaît, expurgé, et ne sera publié intégralement en Égypte qu’en 1986, augmenté d’une préface de l’auteur.
Sonallah Ibrahim y revient longuement sur le contexte de la publication de ce roman : aucune censure préalable mais une interdiction, sévère, dès sa sortie ; lui-même à peine libéré de prison ; les écrivains égyptiens à l’écoute des expérimentations littéraires de la fin des années 60, de la «révolte», sociale, politique, sexuelle. Ailleurs.

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Cette odeur-là, largement inspiré de l’expérience de l’auteur – interné plusieurs années en Haute-Egypte (1959-1964), sous le régime de Nasser, pour ses idées communistes – est le récit d’un rapport complexe à la liberté :
Comment échapper à l’enfermement, même une fois dehors ? Comment dire «ce qui s’est passé», sortir du silence et aller vers les mots ? Exprimer ce «jeu sans merci, un jeu qui en fait n’a pas de règle, où l’on ne peut décider du juste et du faux, où le vainqueur n’est pas forcément celui qui a raison, mais le plus habile, le plus rusé, le plus chanceux» ?
Le récit avance comme un journal, liste d’actes anodins et occupations quotidiennes, rythmé par la lecture des journaux du matin, le cahier qu’un agent doit signer chaque soir, la vie carcérale toujours, même sorti de prison, dans un style froid, distant, saccadé. L’impuissance à aller vers un autre corps, aimer, partager, la masturbation comme métaphore de l’épuisement, du «vide».
Cette odeur-là est un roman dans «l’art du détail», seul propre à dire une «réalité sociale». La narration, au présent, sans but, dans le désarroi du retour au réel, est scandée par des souvenirs, «avant», l’enfance, puis la prison, en italiques, les coups sur les murs pour tenter de communiquer, le «cliquetis des chaînes et des clés» :
«Quand la clé vient cogner contre la serrure, on regagne sa place d’un bond. Ils entrent. Nos yeux fixent des yeux durs, inexpressifs. Nos oreilles sont martelées par des voix rapides, sèches, impitoyables. Nos cœurs sont entre des mains grasses, lourdes, cruelles, des mains qui ne pensent pas. Autour de nous, les murs se rejoignent aux quatre coins. La porte est fermée, le plafond bas. Pas d’échappatoire».
En une soixantaine de pages, Sonallah Ibrahim dépeint la misère sexuelle de son pays, ses rêves avortés de liberté, ses illusions perdues. Le futur membre de Kefaya – groupe d’opposition dont le nom pourrait se traduire par «ça suffit !», «assez !» – trouve là, dès 1966, le fondement de la liberté réelle : l’écriture qui permet de résister et de changer le monde, le «je» qui contient le collectif, la fiction comme révolution.
CM
Sonallah Ibrahim, Cette odeur-là, récit traduit de l’arabe (Égypte) par Richard Jacquemond, Actes Sud, « Babel », 79 p., 6€50
Prolonger : Sonallah Ibrahim : «Des jours glorieux» par Thomas Cantaloube (février 2011)
Sonallah Ibrahim : «L'Égypte vit une crise profonde, comme au tout début des années 1950» par Pierre Puchot (septembre 2008)