« Il n'est pas dans mon intention, en présentant aujourd'hui cette variation sur Saint-Germain-des-Prés, d'épuiser la somme des commentaires que l'on pourrait faire sur ce quartier de Paris devenu brusquement vers 1947 un des pôles d'attraction du "monde intellectuel" (sic) ou plus simplement du public. Ce n'est pas que le recul manque, car on prend le recul qu'on veut ; c'est plutôt qu'il faudrait alors faire œuvre d'historien véritable, et que je ne m'en reconnais ni les capacités ni la patience. »

Ce texte est destiné à l'origine à la collection des Guides Verts publiés par les éditions Toutain, Boris Vian le remanie en 1950, il ne sera publié que de manière posthume, par Pauvert en 1997, et il sort aujourd’hui en Livre de Poche dans un coffret comprenant un livret illustré, un CD et cet étonnant Manuel de Saint-Germain-des-Prés, guide touristique décalé, entre poésie et drôlerie, sérieux et légèreté, sortie des chemins balisés, géographie littéraire. Vian égraine des lieux, les personnages illustres du quartier (comme le montrent les deux index qui ferment le livre) mais aussi une « mosaïque de souvenirs et d’anecdotes » : c’est un témoignage sur une époque, un « phénomène » « méconnu » car relaté jusqu’à lui, précise Vian, de manière incomplète, mensongère et inepte par les journalistes, dans leurs articles brodant sur leurs théories « pisse-copiennes » de l’existentialisme. « C’est pour tenter d’aller contre cette déformation, contre cette trahison, que j’ai accepté d’écrire ce qui suit ».

Le Manuel débute comme un véritable guide de voyage. Vian étudie les conditions géographiques – le sol, le climat –, la population, l’économie du quartier. Les titres sont sérieux, les textes déportent dans la facétie :
« Saint-Germain-des-Prés est une île : à cette nature insulaire, elle doit l’humidité de son climat, l’abondance de ses débits de boisson » ; « un Germanopratin (…) ne peut franchir les limites de son territoire sans se munir d’un équipement spécial (cravate pour les hommes, jupe pour les femmes) ». Adoptant le ton de l’ethnologue, Vian peint des caractères, ainsi les « troglodytes ou habitants permanents du sous-sol », dans les fameuses caves du quartier, qui ont pour invariants :
« 1. La vie dans les caves.2. Les nécessités d'absorption à haute dose, en guise d’air, d'un mélange de gaz carbonique et de fumée de cigarette.3.Une accoutumance prodigieuse au bruit rythmique désigné couramment sous le nom de jazz.4. Une capacité stomacale presque illimitée vis-à-vis des liquides.5. La faculté concomitante de pouvoir rester plusieurs jours sans manger. »
C’est une véritable faune que décrit Boris Vian, avec ses rituels, ses codes, ses mythes, ses icônes. Il ressuscite une atmosphère, l’ébullition artistique et existentialiste des années 50. Il pastiche les articles de journaux de l’époque, croque, brosse et détaille, entre dérision et nostalgie. Lorsque Vian donne des dates, c’est pour évoquer des lieux célèbres du quartier, « la maison où Napoléon naquit en 1636 et la première pierre angulaire de la Bastille, Bastille qui fut elle-même transportée ultérieurement place de la Bastille et détruite au cours des incidents du 6 février 1934 », ou de grands évènements restés dans les mémoires (la mort de Voltaire sur le quai qui lui donna son nom, celle de Racine, assisté par Huysmans…). Chaque page est un régal. Celle qui dresse le « signalement de l’existentialiste » et son « emploi du temps », par exemple :

Agrandissement : Illustration 3

De sexe masculin :
- Chevelure en broussaille, retombant en boucles sur le front (Voir le célèbre portrait d’Arthur Rimbaud, patron des existentialistes).
- Chemise ouverte jusqu’au nombril, hiver comme été.
- Chaussettes de couleur vive, à raies horizontales multicolores.
- L’existentialiste, n’ayant pas de chevet, ne se sépare jamais du livre de Sullivan : J’irai cracher sur vos tombes.
(…) Emploi du temps :
Au printemps et en été : de 11h. à 1h. : bain de soleil au « Flore ».
A 1h. ; déjeuner, le plus souvent à crédit, dans l’un des bistrots du quartier.
(…)
De 3 h. à 6 h. : café, au « Flore ».
De 6 h. à 6 h. ½ travail dans l’une des chambres où l’un des rares existentialistes a pu, jusqu’à présent, se maintenir.
De 8 h. à minuit : « Bar vert ».
De minuit à 10 h. du matin : « Tabou »
Le dimanche, le « Flore » est remplacé par les « Deux Magots ».
Le samedi, le « Tabou » par le « Bal nègre ».

Après les êtres, les lieux : Les Deux Magots, Le Lipp, Le Flore. Vian explicite les différences, les relais, les réputations, quel écrivain a lancé quel café… Le chapitre « Florilège et personnalités » offre, par ordre alphabétique – Queneau seul y échappe car « il ne voulait pas être avec les Q » et Vian le « case au hasard »… –, les portraits de ceux qui ont fait les belles heures de Saint-Germain-des-Prés, de Prévert à Sartre, du Castor à Genet, Camus, Queneau. Nul doute que « si les tôliers du coin avaient trois sous d’honnêteté, Simone de Beauvoir et Sartre devraient consommer gratis dans tous les bistrots qu’ils ont lancés » ! Les notices rendent vie au quartier, Saint-Germain est un bestiaire : Toutoune, le Castor, Anne-Marie Cazalis que Paul Guth voit en mésange, Vian en « chèvre rousse » plutôt, parfois « bourrique », d’ailleurs…
La plume de Vian est alerte et piquante, alternativement drôle et tendre. Vian mêle artistes (hommes de lettres, de cinéma, peintres, chansonniers), tenanciers de bars et de clubs, dans ces portraits hauts en couleur qui forment la fresque d’une époque, d’un certain rapport au monde et au temps, aussi.
Vian passe ensuite les rues du quartier en revue avant de rédiger un important chapitre (« Posologie et mode d’emploi ») destiné à offrir à « ceux qui s’y rendent une utilisation rationnelle de cet important fragment du 6° arrondissement ». Il s’agit d’un jeu de questions / réponses, d’une mise en abyme de l’ensemble du Manuel dans son ton décalé, enjoué. Vian y glisse des recettes de cocktails (Le Grizzly de l’Oural, le Show-burn, le Lait de Tigre, le Green Moon…), mais c’est d’une certaine manière logique, car on distingue les épiceries des librairies en ce que les unes vendent des livres et les autres des bouteilles. Serait-ce l’inverse ? Aucune importance. Nous sommes « à Saint-Germain-des-Prés, pardi ! »
Boris Vian, Manuel de Saint-Germain-des-Prés, Le Livre de Poche, 224 p., 14 €
Le coffret contient, outre Le Manuel, un livret illustré inédit et un CD hommage à Boris Vian (Casserole sérénade par Arthur H, Le Déserteur par Juliette Gréco et Bourrée de complexes par Carmen Maria Vega & Merlot).

Il serait impossible de répertorier l’ensemble des sorties liées à l’anniversaire de la mort de Boris Vian. Signalons cependant (choix subjectif) :
« On n’est pas là pour se faire engueuler ! », double album regroupant des classiques et des chansons inédites de Boris Vian, interprétées par Philippe Katerine, Juliette, M, Juliette Gréco, Olivia Ruiz, Ute Lumper, Lambert Wilson, Agnès Jaoui, Jeanne Moreau, Zebda, Carla Bruni, Jane Birkin, Edouard Baer, etc.
La réédition en Livre de Poche de tous les grands textes de Vian, avec de nouvelles couvertures, illustrées de photographies d’objets intimes ou farfelus ayant appartenus à l’auteur. Et le site spécialement créé par l’éditeur.

Une bande dessinée, Piscine Molitor, de Cailleaux et Bourhis (Aire Libre - Dupuis), présentée par Dominique Bry dans Comic Strip.
