Billet de blog 25 novembre 2010

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

No Smoking

Parution en poche, chez Points, de l’avant-dernier roman du génial Will Self, The Butt : mégot, clope, mais aussi coup de tête, ou champ de tir. To butt in, s’immiscer. Un titre dont il est impossible de rendre la polyphonie en français, sinon par cet approximatif No Smoking.

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Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Parution en poche, chez Points, de l’avant-dernier roman du génial Will Self, The Butt : mégot, clope, mais aussi coup de tête, ou champ de tir. To butt in, s’immiscer. Un titre dont il est impossible de rendre la polyphonie en français, sinon par cet approximatif No Smoking.

Illustration 1

Tom Brodzinski, en vacances en famille dans une île lointaine, décide, sur un coup de tête, d’arrêter de fumer et jette son dernier mégot par le balcon de «l’appart’hôtel Mimosa», sa résidence hôtelière. Manque de chance, le «vermisseau cinéraire» atterrit sur le crâne du voisin du dessous. L’homme semble compréhensif et Tom pense un temps que lui et les siens «avaient survécu à leurs vacances aventureuses et, le surlendemain, ils prendraient l’avion du retour, triomphants, les cartes mémoire de leurs appareils photos pleines de trophées numériques». Ce serait oublier un peu vite que l’aventure est étymologiquement toujours à venir. L’anecdote et l’accidentel tournent à la spirale angoissante, Tom se trouve pris dans un délire ethnico-judicaire aussi loufoque que terrifiant, il est mis en procès, en un itinéraire kafkaïen version After Hours mâtiné de Mad Max

«Mme Lincoln, par conséquent, considère votre, euh, jet de mégot sur la tête de son mari comme étant, ipso facto, la preuve d’une intention malveillante. Et ça m’ennuie de vous le dire, mais la loi est de son côté. Si elle était une Anglo de la troisième ou même de la deuxième génération, la situation serait différente. Si elle était une Ibbolit ou, mieux, une Tugganarong, le statut pénal de votre acte serait encore différent. Or, Mme Lincoln n’est rien de tout cela, c’est une Tayswengo et vous serez donc très probablement inculpé de coups et blessures et, éventuellement, de tentative de meurtre».

Tom se trouve plongé en plein délire, «d’un comique funeste», entre une logique stylistique imparable – tissée de termes latins, copules et locutions le menant des causes aux conséquences – et une liste d’ethnies toutes plus inconnues les unes que les autres, des conditionnels, des nuances incompréhensibles. De quoi devenir inquivoo, «c’est-à-dire inerte, passif en la matière. Pour les tribus du désert, tous les aspects importants de l’existence sont gouvernés par ce principe : savoir quand agir et quand rester tranquille. Astande et inquivoo». Tom se demande un moment si ce délire n’est pas imputable au sevrage de nicotine, mais, nul doute, le piège se ferme sur lui, et près de 100 pages plus loin, il n’est pas plus avancé :

«ça laisse perplexe (…). Il avait éprouvé – et éprouvait encore – d’énormes difficultés à enfiler les lacets de ce système magique byzantin dans les œillets de son étroite comprenette».

Inculpé pour tentative de meurtre et violation des lois locales, par une cour d’assises «menaçante et ridicule», dont la devise est, comble d’ironie, ABYSSUS ABYSSUM INVOCAT (« L'abîme appelle l'abîme »), Tom est condamné à réparer sa faute en indemnisant les victimes : il doit remettre au clan Lincoln deux fusils, des faitouts et dix mille dollars «en mains propres», ce qui implique de traverser toute l’île. Tom est dépassé par les événements, leur «logique délirante», le «puzzle démentiel» qui se construit. L’anodin devient un cauchemar, d’autant plus réel qu’incompréhensible. Tout échappe au personnage : sa famille qui le plante là, son avocat, les lois d’un pays étrange(r), la langue, les mœurs et coutumes, son identité puisqu’on le déclare astrande.

Le roman est placé sous l’égide de La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo, dont Will Self cite un extrait en exergue :

«Qui sait si, cessant de fumer, je serais devenu l’homme idéal et fort que j’espérais ? Ce fut peut-être ce doute qui me cloua à mon vice : c’est une façon commode de vivre que de se croire grand d’une grandeur latente».

A sa suite, on pourrait convoquer La Plaisanterie de Kundera ou, avant lui, Swift, le Diderot de Jacques le Fataliste, Sterne, Conrad, Wells, multiplier les référents pour tenter de cerner le genre de ce roman à part, mais ce serait peine perdue tant le tableau de chasse littéraire de Will Self est large : il épingle, ironise, se joue de tout, vampirise et cite, transforme, s’amuse, fait de son roman un concentré de culture occidentale mise à distance, à l’image des «inextricables fourrés» qui entourent la maison de l’avocat de Tom, «une profusion de plantes et d’essences qui dépassaient l’entendement, des myriades de langues étrangères vertes brouillées par des mousses parasites, le tout ficelé dans des lianes».

«Il peut se passer n’importe quoi. N’importe quoi»

Illustration 2
Will Self © Portrait by Andy Sewell

Will Self excelle dans ces fictions à mi-chemin du tragique et de l’ironie, d’autant plus caustiques qu’elles jouent d’une inquiétude, d’un soupçon, de l’irruption d’un léger déraillement dans le quotidien le plus rodé. «L’impression générale était à la fois ordinaire et fantastique». Il crée une «île-continent», métaphore extrême de l’exotisme : le lieu indéterminé – imaginaire mais fortement inspiré tant par l’Irak, l’Afrique colonisée ou l’Australie –, insulaire pour mieux concentrer l’étrangeté est, à proprement parler un ailleurs. Une île mystérieuse. Ses lois, croyances et superstitions sont autres. Par ce biais, Will Self compose un brûlot post-colonialiste, avec, dans sa ligne de mire, le mode de vie anglo (terme qui désigne dans le roman un mixte d’Anglais et Américains, la civilisation occidentale dans ce qu’elle a de pire), son sentiment d’impunité et de supériorité bien-pensante, son ethnocentrisme, sans dessus dessous, ayant perdu toute échelle de valeurs morales, tout repère, paranoïaque, schizophrène, débordée…

Le lecteur est plongé, à l’image de Tom, dans cet ailleurs, le roman est tout entier construit dans une langue mixte, autre, remarquablement rendue par le traducteur (Francis Kerline), un tissu de néologismes, d’ventions lexicales, un maelström de vocables recherchés et argotiques qui emporte, séduit, perd. Qui est ici le dindon de la farce, the butt of a joke ?

No Smoking est bien une aventure, un à venir qui modèle et renouvelle le roman, son style, sa forme, sa syntaxe et sa langue, tout comme les genres auxquels on tenterait vainement de le rattacher : roman postcolonial, judiciaire, intime, allégorie politique, road movie même ? C’est, pour reprendre les termes de Will Self définissant le périple de Tom, «un total évoquant une circumnavigation sur un globe jusqu’alors inconnu». Un roman initiatique, déjanté, drôle et glaçant, jubilatoire, terroriste, irrésistible.

CM Will Self, No Smoking, traduit de l’anglais par Francis Kerline, Points, 410 p., 7 € 50