Billet de blog 26 octobre 2009

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Julia Leigh, Ailleurs

« Ils se tenaient devant le grand portail. Autour d’eux, à perte de vue, une campagne sans relief, laide, la platitude de champs boueux labourés. Ce matin-là, le ciel était doux, d’un bleu pâle et laiteux.

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Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

« Ils se tenaient devant le grand portail. Autour d’eux, à perte de vue, une campagne sans relief, laide, la platitude de champs boueux labourés. Ce matin-là, le ciel était doux, d’un bleu pâle et laiteux. La femme portait une jupe de tweed droite, un chemisier de soie grise et ses cheveux noirs étaient retenus dans un chignon non serré, comme celui que sa mère lui faisait autrefois. Elle avait le bras droit cassé qu’elle maintenait dans une écharpe de soie discrètement accordée à son chemisier. A ses pieds, une valise. Les enfants – un garçon de neuf ans et une petite fille de six qui tenait sa poupée préférée – portaient chacun un sac à dos et une petite valise personnelle. La femme s’avança jusqu’au portail – d’impressionnantes grilles à pointes de fer –, à la recherche de la serrure. »

Illustration 1

Ailleurs s’ouvre sur ces lignes. Aussi insignifiantes en apparence que profondément prenantes. Un style économe, purement descriptif, comme extérieur, qui fouille, décape, ouvre les « serrures », à l’image de ce roman, bref, lapidaire, si dense, résistant, splendide, exploitant l’implicite, l’indicible, les dessous, le « calme instable », les limites.

« Il avait plu – une pluie d’été – et le ciel se reflétait dans le macadam noir et humide si bien qu’on avait l’impression de marcher sur une fine croûte au-dessus de profondeurs vertigineuses »

Illustration 2

Un livre du malaise qui sourd, dans les deux sens de ce terme, aussi bien le verbe que l’adjectif, chaque personnage semblant imperméable aux attentes des autres, dans un suspens, une retenue dont on ne sait si elle est pudeur ou désintérêt. Un roman tout entier construit autour d’une surdité, d’un silence, d’un mystère, interrogation lancinante sur ce non-dit qui hante le récit : Julia Leigh répond, par touches incomplètes, insinuations, subtils dévoilements, explosions soudaines de violences verbales aussi brèves qu’incongrues. Un récit par déflagrations, qui rappelle le Henry James de L’Image dans le tapis ou du Tour d’Ecrou mais aussi La Nuit du chasseur de Charles Laughton – le lac, les enfants, le malaise –, ou Duras, pour la violence dans la sobriété lapidaire, la densité sous l’apparente simplicité.

Une femme (« la femme », Olivia) et ses deux enfants ont quitté l’Australie et viennent trouver refuge dans le château familial, en France, dans un « ailleurs » aussi indéterminé géographiquement qu’il est marqué socialement. « Je suis assassinée ». « La femme » y retrouve sa mère, son frère, Marcus, et Sophie qui transporte partout « le paquet », son enfant mort-né. Le temps semble suspendu, figé, l’imparfait englue un secret (plusieurs ?), creusant l’apparente immobilité des êtres, des choses. Quelque chose se trame, comme ces innombrables toiles d’araignée qui envahissent le jardin de la propriété, ses pièces en enfilade.

« Et il y avait des portes secrètes dans les murs, des portes secrètes ouvrant sur des passages secrets pour les serviteurs, aujourd’hui vides et envahis de toile d’araignée ».

Pourquoi ce bras cassé, ces ecchymoses sur le corps d’Olivia ? Qui l’a « assassinée » ? Que fuient tous les personnages, quelle culpabilité ou faute derrière les drames ? Quel scandale ?

Des moments viennent dire, révéler ou tout défaire. Julia Leigh, machiavélique, sème les ailleurs, les « pas de côté », dans les automatismes, la vie glacée, les convenances.

Toni Morrison a salué en elle une « magicienne », « sa prose adroite diffuse une impression de contrôle serein tandis que la terre tremble sous nos pieds ». Et en effet, la lecture devient expérience du vide, des profondeurs, déstabilisante, envoûtante, par ces non-dits radicaux, l’extrême économie de l’intrigue, l’apparent minimalisme et la densité réelle. Un texte morbide, somptueux, le second traduit en français de cette jeune Australienne, révélée il y a dix ans par Le Chasseur (Actes Sud). Ailleurs, l’un des plus beaux romans de la rentrée 2008 (Christian Bourgois), sort déjà en poche (Points Seuil), signe d’une reconnaissance.

En dire plus serait réduire à néant ce bijou littéraire, mettre à mal son acuité, sa violence étouffée. Un roman à lire absolument, pour entrer dans l’univers déroutant de Julia Leigh, déroutant en ce qu’il entre en écho avec votre intimité sans se départir d’une inquiétante étrangeté. L’ailleurs est l’expérience que vivra chaque lecteur, l’ailleurs comme trouble et désir, inquiétude, ce qu’exprime remarquablement le titre original du roman : disquiet. Un roman sur la corde raide.

Julia Leigh, Ailleurs, traduit de l’anglais (Australie) par Jean Guiloineau, Points, 105 p., 5 €.