Le Manuscrit de Jonah Boyd pourrait être présenté comme un Agatha Christie revu et corrigé par David Lodge, un polar aux airs de campus novel, à moins que ce ne soit l’inverse, un roman sur l’écriture, la création et le crime, comme le montre le lien entre le titre français et le titre original, The Body of Jonah Boyd, clin d’œil à la dernière phrase du livre.
Il est impossible de dire précisément de quoi parle ce livre sans le déflorer et lui ôter une partie de son charme, né de ses retournements narratifs permanents, jusqu’à la dernière page. Citons alors son incipit :
« Tous les Thanksgiving, les Wright donnaient un grand dîner auquel ils conviaient les étudiants coincés à Wellspring pour les vacances et que Nancy appelaient les "enfants perdus" ».
Le livre dans son ensemble tourne autour d’un Thanksgiving précis, celui de 1969, qui va rassembler tous les protagonistes de l’histoire, les lieux – qui sont de véritables personnages -, les circonstances, les mobiles et les conséquences servant de fils conducteurs à une histoire rapportée, trente ans plus tard, par un témoin en apparence sans importance : Denny, secrétaire et maîtresse d’Ernest Wright, professeur de psychologie, confidente et factotum de sa femme Nancy, dépositaire des secrets d’une famille, gentille cruche en apparence, redoutable manipulatrice, dans les faits. Judith « Denny » Denham œuvre dans l’ombre, au sens propre, construisant le récit des faits, recueillant des témoignages, agissant sans relâche. Elle assiste au fameux repas de 1969.
Ce soir-là, une amie de Nancy,Anne, et son mari, Jonah Boyd sont présents mais aussi deux étudiants d’Ernest, deux des trois enfants Wright, et Denny, toujours. On partage la dinde et la tarte à la citrouille, Jonah Boyd lit le premier chapitre de son dernier roman. Or les quatre carnets de Jonah Boyd disparaissent, seul exemplaire d’une œuvre dont l’écrivain pensait qu’elle serait son chef d’œuvre, lui assurant gloire et fortune. L’enquête peut commencer : qui a dérobé ce manuscrit ? Pourquoi ? Deux objets sont au centre des désirs de tous, les carnets de l’écrivain et la maison des Wright. L’un n’est que le prétexte de l’autre, l’image dans le tapis d’un roman qui est un monument de second degré et de virtuosité narrative.
Le Manuscrit perdu de Jonah Boyd est d’abord un concentré d’humour corrosif, le portrait de l’Amérique des années 70. C’est aussi un regard ironique et caustique porté sur le milieu universitaire, ses mesquineries, ses haines, ses privilèges, sa supériorité hautaine. En ce sens, Wellspring, Californie, « Eden de la connaissance », milieu fermé et endogamique, n’a rien à envier à la ville universitaire britannique de David Lodge, Rummidge :
« La propriété foncière tout autour du campus de Wellspring présente cette particularité que la terre appartient à l’université. Quand vous achetez une maison, vos n’acquérez que la maison ; le terrain sur lequel elle s’élève vous sera loué pendant quatre-vingt-dix ans pour le dollar symbolique l’an, à la seule condition, toutefois que vous soyez titulaire d’un poste d’enseignant ou cadre administratif à l’université. Et bien qu’une épouse puisse hériter le bail, celui-ci ne peut être transmis à un enfant que sous réserve que ce dernier soit lui aussi professeur titularisé ou cadre de l’administration de l’université, une disposition légale qui faisait enrager Nancy, car elle nourrissait un sentiment mystique pour sa maison et désirait la garder pour sa famille ».Le style de David Leavitt est lui aussi tout à fait étonnant. On sait qu’il a fait partie de la « literary brat pack » (bande des morveux littéraires), tout comme Bret Easton Ellis, Jay McInerney ou Tama Janovitz. Le journal The Village Voice, dans un article de 1987, avait désigné sous cette étiquette d’abord extrêmement péjorative, devenue depuis un label certain, un groupe d’écrivains tenants du style minimaliste. On retrouve cette écriture brute, lisse en apparence, dans le Manuscrit perdu, laissant affleurer une perversité et un humour d’autant plus percutants et jubilatoires.
La perte du manuscrit de Jonah Boyd est un prétexte. L’intrigue policière n’est elle-même pas réellement au centre du roman, le suspens repose davantage sur les révélations progressives des liens qui se (dé)nouent entre les principaux protagonistes du drame. L’étude psychologique des personnages est d’une grande acuité, comme le montre le partage – ironique – entre les deux grandes figures du psychiatre (Ernest Wright) et de l’écrivain, cette dernière étant diffractée entre Jonah Boyd, Ben Wright et Denny, l’apparente narratrice du récit. David Leavitt décrypte des relations de pouvoir, de désir et leur logique dévastatrice sur des existences en apparence rangées, sinon banales. Il s’attache, surtout, à une réflexion sur la création littéraire, la place de l’écrivain dans la société, l’inspiration entre travail et possession, dans tous les sens du terme, polysémie sur laquelle repose une grande partie de l’intrigue.
Le Manuscrit perdu de Jonah Boyd est une fresque attachante par la variété et la pertinence de ses détails, souvent drôles. Ernest, universitaire à nœud papillon, spécialiste de la névrose, a un chien et un chat, Hans et Dora, sans doute en référence aux Cinq Psychanalyses de Freud, et trois enfants, le compte est bon ; Nancy, Desperate Housewife avant l’heure, tout entière résumée par sa maison, qui lui consacre sa vie : « On avait du mal à imaginer Nancy Wright sans sa maison. Celle-ci semblait une partie d’elle-même, comme si son âme avait été inextricablement liée aux poutres et aux plâtres » ; Denny, la secrétaire, mal aimée, peu reconnue qui tient pourtant les fils – mais comme le rappelle Leavitt au chapitre dix, dans « secrétaire » il y a « secret » - d’un livre lui-même à tiroirs.
Ce roman se construit sur des ressemblances, des projections et identifications, des jalousies et haines, des désirs qui se croisent, se reproduisent, se contredisent et mènent au crime. Ben ressemble physiquement à son père, mais voudrait être Jonah Boyd qui lui-même rappelle Proust. Ben écrit un manuscrit dont l’histoire ressemble à la Lettre volée, sur un ordinateur dont l’écran propose un « petit simulacre de page blanche », une « page blanche virtuelle ». Denny se rêve en Nancy qui s’identifie à Anne. Denny est tout sauf celle que l’on imagine. La maison des Wright, grand personnage du roman, donne le ton de ce règne des faux semblants, dès la description initiale :
« Dehors (…) il y avait aussi un grand parterre planté de camélias, un jardin potager, et un bassin à carpes koï sans carpes koï ; un hiver, afin d’y réparer une fuite, Ernest l’avait vidé et transféré les poissons dans un tonneau, où une famille de ratons laveurs en avait fait son butin pendant la nuit. Après quoi, Ernest avait abandonné les poissons pour des… impatientes – une autre bizarrerie que ce bassin transformé en bac à fleurs dans ce jardin, où rien ne correspondait à ce qui était initialement prévu ».
David Leavitt nous offre avec Le Manuscrit perdu de Jonah Boyd un gigantesque jeu de miroir et de spéculations, de simulacres et d’apparences ; et c’est en virtuose qu’il fait d’un nœud de machinations une remarquable machine romanesque. Et l’on n’a qu’une envie, une fois sa lecture achevée, le reprendre, le relire pour mieux relier les détails, les éléments qui nous avaient échappés, et goûter, à sa pleine mesure, l’art du second degré et du jeu littéraire de David Leavitt.
CM
David Leavitt, Le Manuscrit de Jonah Boyd, traduit de l’américain par Philippe Rouard, 10-18, 270 p., 7,50 €.
