Billet de blog 27 juin 2009

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http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

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Lâchons les chiens: la preuve par onze

« Lâchons les chiens ». « Raid nocturne ». « Buckeye le Mormon ». « La ballade du boulet et de la chaîne ». « Basket à la casse ». « Le contraire de la solitude ». « La perruque ». « Vernon ». « Le serpent ». « La beauté ». « Il se saoûle profondément et fameusement. » Onze nouvelles.

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« Lâchons les chiens ». « Raid nocturne ». « Buckeye le Mormon ». « La ballade du boulet et de la chaîne ». « Basket à la casse ». « Le contraire de la solitude ». « La perruque ». « Vernon ». « Le serpent ». « La beauté ». « Il se saoûle profondément et fameusement. » Onze nouvelles.

Illustration 1

Onze courtes tranches de vie. Onze récits sans début et sans fin, ouverts, concis, comme découpés au hasard dans la matière brute dont est faite la vie. Des instantanés à la fois incisifs, drôles et désespérés qui ont pour cadre de poussiéreux petits bleds paumés de l’Arizona ou de l’Utah où il ne se passe jamais rien et pour improbables héros un père indien rendant visite la nuit à son fils endormi, des petits-blancs ouvriers agricoles, un des derniers vachers-cow-boys s’assumant comme tel, un vieux fou qui déjante, un frère, un ex-mari…

Ils boivent, ils se battent, ils rongent leur frein, ils portent une chèvre, chassent ou conduisent des pick-ups, ils pleurent, ils se débattent. Leur seul point commun : être comme assis à côté d’eux-mêmes, au bord de leur propre existence depuis que quelque chose leur est arrivé. La trahison. L’abandon. Le deuil. La solitude. La déception. Depuis, ils attendent. Ils tentent vaille que vaille de composer avec l’ennui. Ils essaient de ne pas perdre complètement pied. Ils ne sont pas sûrs d’y arriver. Pas sûrs non plus de plonger tout à fait.

La plupart du temps, les femmes ne sont pas ou plus là. Elles ne s’écrivent dans presque chacune des nouvelles qu’en creux, par leur absence, ce qui les rend parfois paradoxalement omniprésentes. Mais si elles sont un peu les héroïnes, elles ne le sont que par défaut. Par contre, il y a la forêt, les montagnes, la poussière, l’essence, la neige, les murs, le ciel, les chiens. Et ces hommes, loufoques et poignants, abandonnés à leur survie dérisoire. En quelques lignes, le décor de chaque histoire est campé, le personnage croqué. Tout est presque ciselé en trois mots. On y est. On sait qui « il » est. On est dans ce qu ’ « il » ressent. On palpe même parfois les échos de l’enfant qu’il a été au travers le cuir raidi et comme fossilisé. On palpite avec lui. Et c’est à la fois pathétique et drôle, loufoque et attendrissant. Le désastre n’est jamais loin. L’éclat de rire non plus. On danse à la lisière, sur le fil tendu à craquer de ce qui va suivre, et qui arrivera peut-être. Ou pas.

Car une grande partie du talent de Brady Udall, qu’on a comparé à un Carver, à un Banks et même par certains côtés à un Fante, réside dans ce qui, à mes yeux en tous cas, fait le sel des vraies nouvelles : un art de l’esquisse, l’élégance de ne pas boucler son récit et de faire au lecteur le cadeau d’imaginer lui-même la suite. En somme, d’offrir une chute qui n’en est jamais vraiment une et laisse imperceptiblement la petite musique en suspens. L’autre immense partie de ce talent, c’est son inimitable façon de rendre parfaitement plausible les destins les plus extravagants. Avec toujours, des détails d’une précision presque clinique qui nous emballeront le tout sous un halo de récit débordant de vérité.

Ceux qui ont lu « Le Destin miraculeux d’ Edgar Mint » haletante saga de plus de 540 pages (en poche !) qui, d’hôpital en orphelinat ou en famille d’accueil, entraîne le lecteur sur les pas d’un jeune Indien métis dont la tête a été écrasée sous la voiture du facteur, connaissent déjà son art de rendre réels et quasi-palpables les plus délirantes excentricités. On y entre ou on n’y entre pas (j’ai adoré mais nombre de mes ami(e)s ont calé), mais si on y entre, on est happé et comme mystifié. « Lâchons les chiens » est la preuve par onze de son indubitable talent.

Illustration 2

Brady Udall est né en 1971 en Arizona. Il enseigne la littérature dans une université du Middle West et est « considéré comme l'un des jeunes écrivains américains les plus originaux et les plus prometteurs de sa génération » comme le dit l’expression consacrée, fort prisée des quatrièmes de couvertures. Que la formulation constitue ou non un cliché, qu’importe, il a incontestablement su trouver un style, une patte, un ton, qui semblent partis pour constituer sa marque de fabrique. Une voix qu’on réentendra. Et avec laquelle il faudra compter.


Brady Udall, Lâchons les chiens », traduction Michel Lederer, 10/18, 2000, 248 pages.

Quelques extraits pour mise en bouche:
Raid nocturne
« Roy grogne dans sa niche et me jette un regard de travers. Il est troublé. Je suis à peu près sû que c‘est la première fois qu’il voit un Apache d’un mètre quatre-vingt-dix portant une chèvre pénétrer dans son jardin au milieu de la nuit. Bien à l’abri sous son toit, il semble avoir du mal à prendre une décision. »

Buckeye le Mormon
« Voilà ce que j’ai appris sur Buckeye (surnom donné aux habitants de l’Ohio) quelques minutes avant qu’il me casse la clavicule : il a vingt-cinq ans, il est amoureux de ma sœur, il est natif du Wisconsin et c’est donc un Badger (surnom donné aux habitants du Wisconsin). »

La Perruque
« Ce matin, mon fils de huit ans a trouvé une perruque dans une poubelle. (…) Attablé devant un bol de céréales, il lisait une bande dessinée, la perruque enfoncée sur la tête comme un casque de joueur de football » (…) « Je me suis demandé s'il avait la même image à l'esprit ou bien s'il n'en avait aucune (...) J'ai contourné la table, je l'ai pris dans mes bras et l'ai serré contre moi. J'ai enfoui mon nez dans la perruque. Elle ne sentait pas le propre et le shampooing comme j'aurais pu l'espérer, mais plutôt la laitue défraîchie. Je suppose que c'était sans importance. »

Il se saoûle profondément et fameusement
« Un secret : depuis l’âge de cinq ans, je suis un meurtrier en pensée. J’ai torturé, mutilé, démembré, embroché, étripué et tué Calfred Pulsipher plus de dix mille fois. J’ai mis le feu à sa maison, kidnappé ses enfants, décapité son chien. J’ai rêvé à maintes et maintes reprises que j’étais présent ce soir-là au Sure Seldom et que je l’empêchais de tuer mon père… »

Bibliographie :
« Lâchons les chiens ». Albin Michel (1998) et 10/18 (en 2000)
« Le Destin miraculeux d'Edgar Mint ». Albin Michel (2001) et 10/18 (en 2003)

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