Billet de blog 28 août 2009

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Peut-être une histoire d'amour

Peut-être : cet adverbe est une des clés de la littérature. Il porte ses infinies capacités à dire le monde dans sa labilité, sa puissance à soulever les possibles, le balancement fécond de la réalité et de la fiction.

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Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Peut-être : cet adverbe est une des clés de la littérature. Il porte ses infinies capacités à dire le monde dans sa labilité, sa puissance à soulever les possibles, le balancement fécond de la réalité et de la fiction.

Il est aussi le creuset du cinquième roman de Martin Page, jeune auteur né en 1975, remarqué dès son premier livre, Comment je suis devenu stupide (Le Dilettante, 2001). « La fine frontière entre réalité et fiction s'était-elle rompue ? » se demande Virgile, personnage central du roman, après qu'une jeune femme, Clara, lui a annoncé le quitter. Jusque-là rien que de très banal. Mais si Virgile est pris de plein fouet dans cet « accident avec la réalité », c'est qu'il ne connaît pas Clara, ou si peu, il l'a à peine croisée à une soirée chez des amis. Clara, l'absente de tout bouquet, l'intrusion de la chimère dans le réel, le danger, le risque, au-delà du saugrenu de la situation de départ : Virgile a été quitté, brutalement, à distance, par une femme qu'il ne connaît pas, avec laquelle il n'a jamais vécu. A lui de vivre avec elle, désormais. Deux prénoms, une situation : un roman.

Etre quitté par une femme que l'on ne connaît pas est un « cadeau inestimable », « une idée extraordinaire et poétique », un bouleversement, en tout état de cause, dans la vie trop bien rangée et un peu névrotique du jeune homme. Virgile ne peut pas vivre sans sa psy, s'habille toujours de la même manière, cultive l'amitié et les échecs sentimentaux, vit dans un immeuble de passe près de la Gare du Nord, « il avait trente et un ans et pesait soixante-douze kilos », il prend des cours de yoga.

« Il regardait exclusivement des films en noir et blanc, et quand un film en couleurs l'intéressait, il réglait la télévision pour les lui enlever : il n'écoutait que des vinyles, buvait de la chicorée, utilisait une seule sorte de stylo, le Bic orange à bille noire. D'une manière générale, il aimait les choses qui ont vécu, vêtements, films, livres. Les vieux objets ont résisté ; ils portent en eux une expérience de la vie. Les objets neufs ne sont pas pubères : ils ne comprennent rien à notre solitude ».

Le passé est un confort pour Virgile, la certitude de savoir où l'on va, vers la répétition du même, l'échec programmé, tout comme la dérision et l'humour sont des armes pour dire sa lucidité tout en évitant le pire, « un mécanisme de défense, il le savait ». Jusqu'au message de Clara. Qui vient tout déranger. Désordonner.

Cette vraie/fausse rupture est l'occasion d'une remise en question pour Virgile, qui commence par se croire en pleine amnésie, fait table rase de tout ce qui le rattache à la vie, bail de son appartement, abonnements au téléphone et à l'électricité, en des pages désopilantes, Martin Page faisant preuve d'un talent rare dans l'humour décalé, la fantaisie, le burlesque.

Mais ce roman n'est pas seulement drôle. Au-delà du rire franc qu'il provoque à la lecture de ses premières pages, il offre un portrait nuancé, doux et amer d'une génération en perte de repères, à travers un trentenaire décalé, terriblement banal et pourtant en marge, parce que sa sensibilité et sa lucidité le rendent curieux, disponible, à la manière de ces personnages prétextes à une relecture du monde. Peut-être une histoire d'amour est le portrait d'un homme, des femmes, d'une ville, Paris. De manques, d'absences, d'envies. Tout comme Virgile, Martin Page se délecte, et nous délecte, à « jouer contre les codes amoureux », et en les défaisant, à les analyser subtilement.

Clara n'est qu'une voix dans le roman, celle qui laisse un jour un message sur le vieux répondeur à cassettes de Virgile : « Virgile, c'est Clara. Je suis désolée, mais je préfère qu'on arrête là. Je te quitte, Virgile. Je te quitte ». Elle est l'absente, l'insaisissable essence de la féminité comme de la fiction. Elle met sans dessus dessous l'univers tranquillement dérangé de Virgile qui se lance dans une quête éperdue de cette femme à peine croisée, immensément désirée dans sa paradoxale présence :

« Clara lui manquait. Cette femme dont il ne se souvenait pas lui manquait. (...) Avec stupéfaction, il constatait que la révélation de leur non-relation n'effaçait pas la construction de son attachement ».

Clara est le déclencheur d'une histoire, celle que Virgile se refusait sans doute jusqu'à son irruption incontrôlée. La force de son entrée dans la vie de Virgile est liée au fait que tout le monde croit qu'elle a existé dans sa vie, que le jeune homme a réellement été quitté et que la « nouvelle de la fin de sa non-histoire d'amour » passionne ses amis. Virgile se demanda si Clara n'était pas « un leurre qui le forçait à agir et penser ». Elle en devient l'incarnation du paradoxe, ce discours qui force à penser autrement, « la seule chose excitante et réelle de son existence ». Clara est la fiction, sa puissance de bouleversement et de transformation des êtres et des choses. Elle mène Virgile du monde des morts (« il n'avait pas échappé à la mort, mais, pour un temps, à l'idée de la mort, et l'idée de la mort est plus grave que la mort elle-même, car elle nous poursuit toute notre vie ») à celui des vivants. Elle permet à Martin Page de tisser, au creux de sa narration, une réflexion subtile, acidulée, sur l'écriture, l'inspiration, le référent. Depuis que, pour Virgile « le monde s'offrait comme un alphabet », il peut s'adonner à son passe-temps préféré, « composer une recette avec des mots et des émotions ». S'inventer une vie plus proche de son être, se révéler à lui-même, être ce qu'il peut être.

CM

Martin Page, Peut-être une histoire d'amour, Points Seuil, 192 p., 6 €

Cet article avait été publié dans le Bookclub lors de la sortie du livre aux Editions de L'Olivier, à la rentrée 2008

Et pour lire l'interview de Martin Page, cliquer ici

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