Billet de blog 2 mai 2020

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RC 111. Et les intermittents dans tout ça?

Spectacle vivant : les temps de travail payés sont séparés de temps de travail préparatoire importants non mesurables . D’où le régime particulier « des intermittents». En 2003, puis 2014, 2019 de puissantes mobilisations ont défendu ce régime que le MEDEF veut éliminer. Je reproduis le billet d’Adèle Esposito qui montre la situation créée par le confinement Puis l'appel du 30 avril 2020, CNIP

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Billet complété le 18 mai 2020 avec l'Appel aux Etats Généraux du Festival Off d'Avignon. 

Et le 19 mai avec Philosophie de la Culture.  https://blogs.mediapart.fr/az-ert-yu/blog/190520/marchandisation-de-la-culture    Michel-Lyon.

Adèle Esposito.

Cher public, cher très grand public,

Tu ne me connais pas. Si je t’écris aujourd’hui, c’est pour te parler de moi. Et des 250 000 autres intermittents du spectacle.

Je me présente, je suis directrice de casting, (je cherche les acteurs que tu verras à l’image) essentiellement sur des séries tv, c’est ce qui me fait vivre. Je viens aussi d’avoir ma 1ère pièce de théâtre jouée à Paris. On a eu le temps de faire 9 représentations et rideau,

(...)   Avant d’aller plus loin, je crois qu’il faut que je t’explique un peu comment marche notre système. Pour avoir droit aux allocations chômage, un intermittent doit travailler (au moins) 507 heures sur 12 mois. Et c’est comme ça chaque année, c’est qu’on appelle « avoir son intermittence ». Ça peut paraître peu, mais pour nous c’est déjà beaucoup. La ligne d’arrivée, c’est notre date anniversaire chez Pôle emploi. Notre graal, c’est de « faire nos heures » avant cette date. Certains y arrivent en 4 mois, d’autres auront besoin d’une année complète, et plein n’y arriveront malheureusement pas du tout. Sache que nous sommes tous employés en CDD dit d’Usage, nous sommes donc des salariés, pas des demandeurs d’emploi.

Les 2 500 employés d’Arcelormittal peuvent faire l’ouverture des JT (et tant mieux pour eux !) mais les plus de 250 000 intermittents sont encore trop souvent pris pour des privilégiés sur échasses. Je trouve ça fou.

Alors voilà, ce qui se passe en ce moment est une catastrophe pour notre secteur. Et l’impact va être considérable sur plein d’autres domaines. Cher public, laisse-moi t’expliquer les enjeux pour nous, et aussi pour toi.

Quoi de plus naturel que d’annuler un festival en plein covid-19 ?
On est d’accord, rien de vital dans un festival, et pourtant.
Il ne s’agit pas uniquement de spectacles ou de concerts que tu ne verras pas, ça, c’est seulement la partie émergée de l’iceberg.
Ce sont des techniciens et artistes qui ne feront pas leurs heures.
Des salles qui ne feront pas de billetterie, donc pas de chiffre d’affaires.
Des droits d’auteur jamais reçus, puisque jamais performés.
Des tourneurs qui ne découvriront pas de nouveaux spectacles pour les exporter et les proposer dans d’autres villes.
Ce sont des hôteliers, des campings, des restaurants, des bars, des boites de nuit, et même des loueurs Airbnb qui n’accueilleront pas le moindre client.
Et par conséquent, des rentrées d’argent dont l’État et les collectivités locales ne verront jamais la couleur. 

Chaque branche est touchée à peu près de la même façon, le cinéma, la télévision, la publicité, le cirque, la musique, le théâtre, l’opéra, la danse. Nous sommes tous égaux devant cette catastrophe sanitaire et sociale. Plein de petites productions, de petites compagnies, de petites salles de spectacles etc, tous ces petits et très petits du secteur risquent de faire faillite. Même les plus gros auront du mal à se relever. Et les villes par ricochet le sentiront passer aussi.

Tu me diras « et les assurances ? ». Je te répondrai que la plupart des assurances ne prennent pas en charge cette situation puisque ce n’est pas prévu dans le contrat. Nous savons tous que ce problème des assurances ne touche pas que la culture. C’est un état de fait général, malheureusement.

Tu me diras, « oui, mais vous avez droit au chômage partiel ». Et c’est vrai, mais pour autant ce n’est pas la panacée. Comme souvent dans ce système, ça dépend des cas. Plutôt que de faire un cours d’intermittence que j’ai moi-même du mal à maîtriser, voici 3 exemples :

Celui qui rame.

Théodore est comédien, essentiellement au théâtre.
Il devait jouer une pièce de début mars à fin avril 2020. Ça tombait vraiment bien. À cause des grèves de décembre, il avait déjà eu un spectacle annulé et réussir à trouver ses 140 dernières heures avant le 15 avril (sa date anniversaire Pôle emploi) commençait à devenir problématique. Avec le lancement de cette nouvelle pièce, c’était joie, bonheur et soulagement. Seulement voilà, le covid-19 est arrivé et le vendredi 13 mars au soir, date qui ne porte pas toujours bonheur comme tu le sais, fin de représentation jusqu’à nouvel ordre.
Évidemment, on lui paie ses 8 jours de représentations, soit 96 heures. N’ayant travaillé que 8 jours, aura-t-il droit à un chômage partiel ? Certainement. Le « problème » c’est que la pièce va reprendre, un jour. Un jour, donc, il aura ses cachets manquants, du coup le producteur refuse de lui accorder un chômage partiel. Je précise que ce producteur est lui aussi le premier accablé, mais il est pieds et poings liés par la conjoncture économique. Merci, au revoir, salut poto, on te rappelle dès que l’activité reprend. Sa réalité immédiate à Théodore, c’est qu’il lui manque 44 heures (140-96 = 44). Où va-t-il les trouver alors que plus aucun spectacle ne se joue nulle part, et jusqu’à nouvel ordre ? Il aimerait bien le savoir.

Celui qui travaille beaucoup.

Cécile est 2ème assistante opérateur.
C’est elle qui fait en sorte que les acteurs ne soient pas flous à l’image. Elle est employée très régulièrement par la même société de production. Elle n’a aucun problème d’heures, et c’est justement là où, pour elle, est le souci. Avec la dernière réforme de 2019, les vrais privilégiés du secteur, ceux qui bossent toute l’année se retrouvent avec des « franchises » chez pôle emploi. Ça marche pareil qu’une franchise d’assurance. Quelqu’un qui a beaucoup travaillé n’a pas droit à une indemnité chômage pendant X jours (le délai de franchise est propre à chacun, selon les critères de Pôle emploi). Ce qui veut dire zéro euro pendant 10 jours de franchise pour les uns, pour les autres ce sera 30 jours, ou bien encore 100 jours pour les derniers. Tout dépend du volume de leur activité pendant l’année. C’est déjà suffisamment pénible en temps normal, mais en ce moment, c’est forcément pire. Imagine, aucune rentrée d’argent pendant 1 mois ou 2 mois, peut-être même 3 mois selon les cas. Reste plus qu’à espérer que ces intermittents-là aient été économes.

Celui qui travaille suffisamment.

Rachid est mixeur.
Il arrive en fin de parcours sur un film, c’est lui qui égalise les sons sur le montage définitif. Il est comme une grande partie d’intermittents, il fait ses heures sans trop de stress, mais sans être très large non plus. Selon les années, il arrive 600 ou 700 heures (pour rappel, il en faut 507). L’année 2020 a commencé doucement mais sa date anniversaire étant en septembre, il n’était pas inquiet car, il était censé travailler sur plusieurs films dès le printemps. Et là patatra ! Rachid ne travaillera pas en avril, ni en mai, probablement pas non plus en juin. Juillet semble une hypothèse raisonnable bien qu’optimiste. Et oui, il faut bien que les films se tournent et se montent avant de les mixer. Pour faire simple, cher public, il faudra qu’il travaille à plein temps de juillet à septembre pour rattraper son retard d’heures. Dans un secteur qui va tourner au ralenti jusqu’en 2021, ça risque d’être compliqué.

On sait maintenant que la quasi-totalité de notre secteur ne reprendra pas vie avant l’été. Tout ça sans parler, d’une deuxième vague éventuelle. Nous attendons, comme tout le monde, les annonces du gouvernement qui devraient arriver prochainement, et on croise les doigts. Tous les gens devant renouveler leur intermittence entre le 1er mars et au minimum la fin de l’automne sont dans une situation périlleuse.

Des intermittents comme Théodore, Cécile ou Rachid il y en a des centaines, des milliers. J’aurais pu aussi te parler de ceux qui n’ont pas assez d’heures et qui sont serveurs en parallèle, de ceux qui s’apprêtaient à les avoir pour la première fois, de ceux obligés d’être autoentrepreneurs car personne ne veut les payer en intermittent, ou encore de ces couples d’intermittents avec enfants. Les métiers de l’intermittence sont des métiers exigeants qui demandent dévouement, investissement et créativité. 

Cher grand public, tu pourrais argumenter que le cinéma, les concerts, le théâtre ou encore l’opéra, ça coûte cher, et que de toute façon, tu n’y vas plus, sauf 1 à 2 fois par an dans un contexte exceptionnel. Alors si ça disparaît pendant un moment, tant pis, ce n’est pas si grave pour toi.

Ok admettons, il te reste la télévision.

Sans être une experte, il me semble que le secteur de l’audiovisuel sera le moins touché. Mais il faut voir ce que ça engendre. D’abord, beaucoup de rediffusions. Ensuite, des tournages en équipe réduite, là où on embauchait 40 personnes, ce sera 20 ou 25. Plus de scène d’amour. Plus de scène de baston. Plus de scène de figuration. Car s’il y a bien un corps de métier qui va souffrir, ce sont les figurants. Plus de passant, plus de client dans les bars, plus de malade à soigner dans les hôpitaux, plus de délinquant dans les commissariats. C’est tout l’arrière-plan d’un film, d’une série ou d’un téléfilm qui meurt. Il n’y a plus que des comédiens qui se parlent de loin, sans personne autour, dans des décors de studio. C’est d’ailleurs la seule bonne nouvelle. Les studios qui étaient moribonds vont certainement ressusciter, s’agrandir. Tant mieux pour eux.

Il faut que tu saches qu’un monde sans intermittent, c’est aussi une télévision de « flux », c’est-à-dire de divertissement, comme tu la vois en ce moment. Des émissions sans public, sans moyen, avec des présentateurs qui se maquillent eux-mêmes, qui brillent. Oublie Nagui et son N’oubliez pas les paroles. Oublie Top chef. Oublie Koh Lanta. Oublie The Voice. Sophie Davant et son Affaire conclue, avec quelques adaptations survivra certainement. C’est peut-être Cyril Lignac, dont il faut saluer la réactivité, qui nous ouvre la voie étroite avec un présentateur et un cameraman.

On saura s’adapter, mais il nous faudra du temps.

Cher public, je t’écris pour t’alerter sur notre secteur, qui sans que tu le voies venir, va impacter ton quotidien. Je n’ai aucune autre revendication que celle d’obtenir un peu d’empathie de ta part et même, pourquoi pas, ton soutien.

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https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/050520/la-culture-comme-bien-commun  article de Mickael Correia  Extraits :  

... "Cette gratuité faussement désintéressée cache en effet mal les ambitions mercantiles des industries culturelles en pleine épidémie de coronavirus. La plupart des livres « offerts » sont tombés depuis des lustres dans le domaine public, à l’instar des classiques de Jules Verne ou d’Alexandre Dumas. Et Cultura n’a pas hésité à insérer dans son catalogue gratuit des extraits de nouveautés payantes.

"Les GAFA ont par ailleurs saisi l’occasion de la crise sanitaire pour accélérer leur colonisation de secteurs culturels moins industrialisés sous couvert de gratuité. Google Arts & Culture, qui permet de visiter virtuellement et gratuitement différents musées, voit ses chiffres de fréquentation s’envoler. Le 15 avril dernier, Google a lancé « Family Fun with Arts & Culture », une section pour découvrir de façon ludique l’art en famille, et « Douce France », une exposition en ligne à travers cent grandes institutions culturelles françaises.

"Ces succès en ligne posent comme toujours la question des data – selon l’adage « si c’est gratuit, c’est vous le produit » – et de la captation par Google des productions artistiques patrimoniales à des fins publicitaires. Mais avec l’épidémie, ils démontrent également la position hégémonique de la multinationale pour imposer son modèle numérique « gratuit pour les usagers » aux musées actuellement en crise. Le titan de la Silicon Valley a déjà mis son Google Arts & Culture à disposition de 2 000 établissements culturels mondiaux.  (...)

"« En décembre 2017, Emmanuel Macron affirmait que l’audiovisuel public était “la honte de la République” et l’an dernier encore, Gérald Darmanin, ministre des comptes publics, proposait de supprimer la redevance audiovisuelle, rappelle Pierre Jolivet, réalisateur et président de l’Association des auteurs, réalisateurs et producteurs qui regroupe 200 cinéastes. Nous nous apercevons aujourd’hui en pleine crise à quel point l’audiovisuel public est garant d’une culture accessible et gratuite pour tous face à l’offensive des plateformes streaming comme Netflix. »

"Si les établissements culturels publics prouvent à l’aune de la pandémie que le service public peut offrir une culture émancipée des logique marchandes, ils démontrent aussi l’importance de leur mission de proximité. (...)

"Loin d’être anecdotiques, ces pratiques culturelles et ces initiatives locales remettent en avant la nécessité de l’ancrage des acteurs culturels au sein des quartiers comme des territoires ruraux.

« Créer des “circuits courts” de la culture permettrait, comme en agriculture, de se passer des intermédiaires, tout en prenant en compte la diminution de l’empreinte écologique et les contraintes de distanciation sociale », reprend Laurent Jeanpierre. Et de poursuivre : « Pour imaginer un service public ou peut-être “commun” de la culture, il faut d’abord favoriser une relocalisation qui rapproche publics et créateurs, tout en développant, via le numérique, ces niches de soutenabilité ou de contre-publics plus éloignés géographiquement dont la crise actuelle montre l’importance, et enfin avec des mécanismes de redistribution, repenser une rémunération plus juste des créateurs. » (...)

Communiqué de la Coordination nationale des Intermittents et Précaires du 30 avril 2020

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Complété le 18 mai avec l'appel aux Rtats Généraux du Festival du Off d'Avignon.

https://blogs.mediapart.fr/les-sentinelles-federation-de-cies-du-spectacle-vivant/blog/180520/appel-aux-etats-generaux-du-festival-d-avignon

(...) "Comment se fait-il que nombre d’artistes, de techniciens, de saisonniers et d’emplois précaires ne soient pas, ou soient si mal rémunérés ?
 
Nous appelons à des États Généraux du Festival Off d’Avignon.
 
Ces Etats Généraux auront pour but d’interroger le modèle économique du off et de proposer des mesures concrètes pour le faire évoluer. Les idées ne manquent pas.
 
Ces Etats Généraux ne pourront avoir lieu efficacement que s’ils voient une très large majorité de ses acteurs et partenaires s’y impliquer pour inventer ensemble les nouveaux visages du Off.
 
C’est pourquoi, parce que le Festival Off d’Avignon est notre bien commun,
nous appelons les responsables des lieux du OFF qui partagent ces inquiétudes et qui croient aux vertus du dialogue, à nous rejoindre. Rien de décisif ne pourra avoir lieu sans leurs idées, sans leur engagement.
Nous appelons l’ensemble des organisations impliquées dans le festival à nous rejoindre : associations professionnelles et mutualistes (Adami, Sacd, Spedidam, Audiens, Congés Spectacle, Afdas, etc…), partenaires sociaux (Syndicats, fédérations, organisations professionnelles) , associations de commerçants, etc…
 
Nous appelons les programmateurs et les réseaux de diffusion à nous rejoindre.
 
Nous appelons la direction du Festival « In » à nous rejoindre.
 
Nous appelons les pouvoirs publics (Mairie, Conseil Général, Conseil Régional, Préfecture, Drac, Direccte, Ministère de la Culture, Ministère de l’Education Nationale etc.) à soutenir ces Etats Généraux et à y participer.
 
Nous invitons l’association Avignon Festival et Cies à s’impliquer pleinement dans l’organisation de ces Etats Généraux, avec impartialité et dans la concertation, comme elle en a démontré la volonté depuis quelques mois.
 
Les Etats Généraux du Festival Off sont un immense chantier, nécessaire, qu’il est urgent de mener, dans le cadre plus large d’une réflexion sur l’organisation de la création et de la diffusion dans notre pays. C’est un chantier qui prendra du temps pour être mené à bien. Mais ce n’est qu’à ce prix que nous éviterons de nouvelles catastrophes.
 
Le festival Off existe et, en dépit de ses difficultés, témoigne de l’extrême vitalité du spectacle vivant ainsi que de son importance dans notre société. A ce titre il mérite qu’on s’interroge sur ses améliorations.
 
Le Festival OFF n’appartient à personne, il nous appartient à tous.
 
C’est tous ensemble que nous inventerons un festival plus juste, plus fraternel et, dans le même temps, faisons en le pari, un festival encore plus créatif et plus beau.
 
C’est notre conviction d’acteurs du spectacle vivant.
C’est notre devoir de citoyens.

Pour soutenir les Etats Généraux, c'est ici.                     AAFA / EAT / LES SENTINELLES / SYNAVI   "

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