Je viens de changer le titre de ma contribution, car je viens d'observer le piégeage d'un mot, quasiment en direct !!!
Le titre précédent était : En marche… dans « l’ère du vide » ou dans « le monde plein » ?
Mais je viens de découvrir le site « Lejourdaprès.parlement-ouvert.fr », mis en ligne récemment par des députés « En marche »…
J’avais écrit en introduction : « Dans ce moment de confinement où tout semble s’être arrêté, il nous faut réfléchir à la sortie du confinement et aux actions immédiates à poser. Car les membres du gouvernement y pensent activement, eux… Ils nous promettent « un grand plan pour l’hôpital »… mais j’ai peur qu’ils ne commencent par organiser « un grand débat pour réformer le système de santé »… Ce serait une bonne manière de repartir comme avant… une sorte de test grandeur nature pour vérifier que le mode de gouvernement par « la démocratie de la confusion » marche encore ».
La réalité dépasse la fiction ! Les hypothèses sont confirmées avant même d’être écrites ! Lucky Luke tire plus vite que son ombre !!!
Le 27 mars, des associations ont lancé une pétition « Plus jamais ça, signons pour le jour d’après », relayée ici-même par Michel-Lyon. Mais le 4 avril, des députés « En marche » ont lancé un appel : « Préparons, toutes et tous ensemble, le jour d’après ! ». Sur leur site internet, ils organisent un débat public sur 11 thématiques, pendant un mois. Je vous laisse deviner quelle est la première thématique… "Quel système de santé, demain ?"
Voici nos mots « piégés » de la plus belle des façons !!! Et la discorde qui règne au sein de LREM, au sujet de cet appel (d’après un article du Huffington Post) n’est pour moi qu’un nuage de fumée supplémentaire, qui entretient la confusion pour mieux laisser ouvertes toutes les options (comme dans l'élection parisienne). Mieux vaut deux fers au feu qu’un seul !!!
Je reprends le cours de mon propos.
Il est vraisemblable que, pour le gouvernement, il y a deux questions plus pressantes que la réforme de l’hôpital (hélas). Il lui faut choisir quand, stratégiquement, il doit mettre en place les élections... Et surtout... avec quel nouveau discours politico-idéologique, pour conserver le pouvoir au néolibéralisme ???
Nous n’avons pas besoin d’un nième « grand débat » ! Les personnels de soin et de santé ont déjà tout dit, concernant leurs besoins, les problèmes qu’ils rencontrent et les solutions qu’ils préconisent. La démocratie participative organisée par le pouvoir central est un leurre, un moyen de tergiverser ou de gagner du temps, ou de légitimer des solutions socio-économiques décidées ailleurs. La démocratie participative ne peut s’imaginer que dans l’action, car, seules, les actions concrètes sur le terrain transforment la réalité vécue. Au sortir du confinement, des actions collectives vigoureuses et constantes seront sans doute nécessaire pour infléchir les politiques futures. Mais je n’ai pas d’actions collectives à proposer ici. Alors, je fais ce que je sais faire : repérer comment nous nous laissons attraper par les mots (ou comment nos propres mots se font attraper). Repérer l’idéologie qui nous gouverne, qui justifie le mode de gouvernement actuel, qui maintient au pouvoir les serviteurs du capitalisme… Pour reconstruire une autre idéologie, écologiste et humaniste, qui convienne mieux à notre projet de vie collective.
« En marche » a pris le pouvoir grâce à des conseillers en communication qui ont utilisé « l’analyse sémantique » pour bâtir la campagne électorale. Ces conseillers sont encore au travail, actuellement. Ils captent un à un les nouveaux mots susceptibles de nous piéger, de nous endormir. Voyez comme ils reprennent vite les concepts, les valeurs et les idées qui circulent… « notre avenir commun »… « les limites de notre modèle de développement »… « solidarité »… « empathie »… « résilience »… Nul doute que les propositions fournies sur le nouveau site du « grand débat pour le jour d’après » vont être passées à la moulinette des logiciels d’analyse sémantique, pour fournir le nouvel opium de la prochaine campagne… Ils font feu de tout bois, tant le péril pour eux est grand, tant la révolte est susceptible de tout emporter…
L’idéologie scientifique doublement en action
Depuis que la pandémie a envahi nos vies, nous sommes dirigés par des « conseils d’experts ». Ce n’est plus le gouvernement qui prend les décisions, ce sont des médecins… Enfin, c’est ce qu’on nous dit, pour nous rassurer… Nous voilà revenus comme au bon vieux temps, quand la science et la technique nous apportaient le progrès… Comme au temps des trente glorieuses, quand les physiciens promouvaient l’énergie nucléaire et quand les chimistes transformaient l’agriculture française.
Non ? Ce n’est pas tout à fait pareil ?
C’est vrai, quelque chose a changé. Il y avait peu de moyens de remettre en cause les scientifiques et les choix techniques, à cette époque… « les experts étaient formels ! »… Désormais, les experts actuels, sensés conseiller le gouvernement, apparaissent tâtonnants et incertains. Les débats scientifiques et techniques sont portés sur la place publique. Enfin, c’est ce qu’on nous dit, pour nous rassurer… pour satisfaire notre nouvelle idéologie… Car désormais la science a été captée, elle aussi, par l’idéologie libérale de la transparence et de la démocratie… et du marché (de la compétition, des contrats, etc…)… On peut voir à ce sujet le point de vue de MarchalFrançois, sur son blog.
Mais est-ce que TOUS les experts sont véritablement dans l’incertitude ? Est-ce que TOUS les débats scientifiques et techniques sont sur la place publique ??? Peut-être que certains le sont, pendant que d’autres ne le sont pas. Peut-être que certains débats scientifiques sont mis sur la place publique pour que l’incertitude et la confusion servent les pouvoirs en place, tandis que d’autres ne le sont pas, pour les mêmes raisons.
Ce n’est pas la science qui a changé, c’est son usage politique et idéologique.
Mais il faut dire qu’au sein même de la science, le combat a été rude. Les théories de la relativité, de la complexité et de l’incertitude ont eu tendance à faire exploser toutes les disciplines, et à semer la confusion parmi les chercheurs, ouvrant de temps à autres des boulevards à des individus pressés de réussir.
Tout cela s’est fait progressivement, bien avant l’arrivée d’Emmanuel Macron. La force du mouvement « En marche » a été de reprendre l’air du temps. Le slogan choisi m’a fait penser à « chemin faisant ». « Chemin faisant », c’était, il y a quelque temps, une nouvelle manière de faire de la recherche, pour aborder la « complexité ». On construisait la théorie à partir des faits observés. On ne s’embarrassait pas de disciplines particulières ou de théories anciennes (qui se révèlent toujours à moitié incomplètes voire carrément fausses, comme chacun sait… à quoi bon y réfléchir ?). On ne s’embarrassait pas non plus des « contradictions du réel », réputé désormais « trop complexe » pour être saisi dans sa totalité, pour prétendre même « exister » hors des points de vue qui s’affrontent. Toutes les disciplines devaient se mélanger pour saisir ce pseudo-réel : même les artistes ou les religions pouvaient aider à le comprendre. Par ailleurs, le chercheur (l’observateur) était inclus dans les faits observés, ce qui permettait à certains, par une ultime pirouette « d’avoir toujours raison ».
Dans un monde « relatif », il est possible de penser « en même temps » des « réalités différentes » et des « contradictions » qu’il faut bien tolérer, puisqu’elles existent. Les discours d’Emmanuel Macron sont truffés de références à ces théories post-modernes. Dans un monde « où le réel n’existe pas », où « tout est une affaire de points de vue », on peut tolérer la grève des urgentistes pendant huit mois, ou la grève des cheminots, ou les manifestations répétées pour la réforme des retraites… Tout cela fait partie de la vie d’une société. Vous vous lassez de répéter vos revendications et de piétiner dans la rue ? Eh bien, c’est la vie… Moi, j’avance… nous dit Emmanuel Macron. Et dans les faits, oui, il avance : il met en application le néolibéralisme. Mais dans un monde tel que celui-là, on voit réapparaître la violence physique, car l’expression démocratique n’a plus de prise sur le réel…
Les adeptes de la « complexité » ont été séduits par le mouvement « En marche ». Cependant, un à un, la plupart des chercheurs sérieux avaient déjà commencé à tirer la sonnette d’alarme. Edgar Morin a alerté. Pratiquer l’interdisciplinarité, ce n’est pas dire et faire n’importe quoi. La « complexité », ce n’est pas la « confusion ». Le croisement des disciplines ne peut pas se faire sans référence aux théories anciennes, sans réorganisation progressive et prudente des connaissances accumulées. C’est un gigantesque travail, qui demande beaucoup de moyens financiers et humains, et beaucoup de temps. Ah, pas de chance !!! il n’y a plus de crédit pour la recherche !!! Pendant ce temps, l’idéologie de la complexité, de l’incertitude et de la relativité a continué de se répandre comme une trainée de poudre. Et l’ère des « fakenews » s’est engouffrée dans la brèche ouverte.
Un grand nombre de chercheurs alertent actuellement sur la manière dont les connaissances scientifiques se trouvent remises en cause dans les débats publics, comme si toutes les opinions pouvaient se valoir… La science est attaquée de tous côtés, y compris par des gouvernants comme D.Trump, remettant en cause des centaines d’études concordantes.
Mais les chercheurs sont moins nombreux à dénoncer l’autre manière de manipuler la science, beaucoup plus subtile. Promouvoir l’incertitude et la complexité comme des bases scientifiques impossibles à remettre en cause transforme la science elle-même en idéologie. De ce fait, elle se trouve en grand danger d’être réduite à néant, à la première occasion. Car les idéologies sont toujours menacées d’être remplacées par d’autres, quand les peuples se mettent en colère !
Nous en sommes là. D’une certaine manière, c’est une « idéologie scientifique » qui nous gouverne. Après l’idéologie du « progrès scientifique », qui nous a rassurés pendant près de cinquante ans, c’est l’idéologie du « monde incertain » qui est aux manettes, non pas pour nous rassurer, mais pour diluer toutes les revendications sociales dans un fatalisme qui n’a rien à envier à celui des religions. Et voilà cette idéologie confortée par une incertitude intrinsèque, un virus inconnu… Méfiance ! Alerte !!!
« En marche » se satisfait pleinement de l’incertitude et du débat. C’est une des caractéristiques de la « perversion narcissique », qui domine notre époque, selon les psychologues spécialistes du domaine. Ils nous disent : « semer la confusion dans l’esprit de l’autre » est une véritable jouissance pour le pervers narcissique. Mais les sociologues, depuis Michel Crozier, nous ont dit autre chose : « maintenir l’autre dans l’incertitude » est une bonne manière de prendre et de garder le pouvoir.
En marche, dans « l’ère du vide »…
La manière dont le mouvement En Marche a piégé un grand nombre d’intellectuels français est fascinante. L’adéquation des discours d’Emmanuel Macron avec un certain air du temps philosophique et scientifique a été parfaite. Il était de bon ton, il y a quelques années, d’emprunter à la « relativité générale » ses positions dans la vie, et de suivre certains physiciens, en affirmant sérieusement que « le monde n’existe pas », et que « c’est juste une question de point de vue »… Ce genre de positionnement social a contribué activement à promouvoir « l’ère du vide » (G. Lipovetsky). A force de considérer que « chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense », on en est arrivé à « ne plus penser du tout » !
« En marche » correspond parfaitement à « l’ère du vide ». Le système politico-idéologique actuel semble tourner à vide, tant il se révèle incapable de porter un objectif collectif qui ait un « sens ». En réalité il tourne sur lui-même et pour lui-même, pour maintenir au pouvoir une minorité socio-économique qui s’approprie l’ensemble des richesses du monde. Nous ne sommes pas « en marche » vers plus de « république » ou plus de « démocratie ». C’est « la république » qui est « en marche », mais on ne sait pas vers quoi. Maintenant, depuis le COVID 19, elle est en marche vers « le jour d’après »... ce qui ne risque pas de nous emmener bien loin.
Mais dans les faits, « la république, c’est moi »… a dit un autre, comme par effet ventriloque… Au XXIème siècle, « incarner la république » et « être en marche » ont suffi pour gagner des élections. Certes, il y avait la peur de l’extrême droite. Il y avait d’autres raisons à cela.
Personnellement, je ne peux pas m’empêcher de constater que cette « absence de projet politique » correspond parfaitement aux Sujets « vides » décrits par Alain Touraine, dans un texte de 2001 intitulé « le déclin de l’acteur social ». Dans le régime néolibéral, le « social » n’existe plus. Il ne reste que le « vivre ensemble »… ce qui n’est pas du tout la même chose. Le régime politique dans lequel nous sommes entrés, c’est la centration sur soi-même, la « culture du narcissisme » (C. Lasch). Pour A.Touraine, les Sujets « vides » du XXIème siècle « ne s’identifient plus à un principe métasocial, Dieu, la raison ou l’histoire ». Ils n’ont plus de « moi profond », tant ils ont peur de reconnaître qu’ils pourraient être le produit de déterminismes psychologiques ou sociaux. Ils ne se projettent pas dans l’avenir, puisqu’ils sont centrés sur eux, de manière plutôt « défensive ». Ils se construisent « à travers les incidents et les contraintes de la vie » (on pourrait dire « chemin faisant », ou encore « en marche »…).
Et ce n’est pas la crise du coronavirus qui va changer quoique ce soit à cet état de fait. Pour une fois, l’incertitude n’est pas une vue de l’esprit ou une construction politique. Il n’y a pas d’autre solution que de gérer la crise « à la petite semaine », actuellement, pour le gouvernement… Mais par contre, on aurait pu espérer qu’il privilégie clairement l’intérêt collectif, dans son discours premier. Au contraire, il n’a fait que renforcer la question « défensive », devenue plus que jamais d’actualité, pour les « Sujets » que nous sommes, face à la mort. Dans son argument « les masques ne servent à rien, ils ne vous protègent pas » il s’est adressé à la « centration sur soi », et rien d’autre. Il parlait à l’individu et à sa propre peur, pas du tout au citoyen et à la nécessité de « protéger autrui de notre éventuelle maladie »…
Dans le « vide de sens » contemporain, le mouvement politique « En marche » a permis à chacun et chacune de projeter ses propres idées et ses propres désirs dans un « espace vide ». C’était la force du slogan proposé, qui correspondait si bien aux êtres humains récemment formatés par la nouvelle idéologie ambiante. Ce constat n’a rien de méprisant pour les personnes sincères qui se sont engagées dans le mouvement, qui voulaient réellement transformer positivement la société. Ce sont sans doute les mêmes qui cherchent actuellement à rebondir, en réfléchissant au « jour d’après », pour réorienter leur mouvement vers plus d’écologie et de solidarité… Je ne doute pas de leur sincérité. Personne n’a « le monopole du cœur », pour reprendre une répartie politique célèbre ! Je m’inquiète plutôt de la force de récupération à l’œuvre, au sein du capitalisme, capable de distordre à son profit toutes les meilleures intentions.
En marche, dans un « monde plein »
Dans quelques temps, nous atteindrons peut-être dix milliards d’êtres humains sur la planète, notre « Terre Patrie »… Dans ce « monde plein », il n’est plus temps de cultiver « l’ère du vide »… La plupart d’entre nous sont porteurs et porteuses de projets collectifs pour construire un avenir meilleur, pour nos enfants et petits-enfants… et pour ceux des autres !
Les promesses du « en même temps » tardent à construire un autre monde. Parallèlement, les dominants veulent bien tolérer que « chacun ou chacune voit son point de vue à sa porte » tant que cela se passe « loin de chez eux ». Il s’agit que chacun ou chacune « reste dans sa maison »… ou « sur son rond-point »… mais qu’il ou elle n’envahisse pas les Champs Elysées !!! La violence de la répression des manifestations indique clairement que l’Etat est aux mains d’intérêts puissants qui n’accepteront pas facilement de partager le pouvoir.
L’idéologie de l’incertitude et de la relativité ne va avoir qu’un temps, assez court au niveau historique, me semble-t-il. Car les esprits humains ont horreur des injonctions contradictoires (dont le gouvernement En Marche nous abreuve), comme des angoisses existentielles quotidiennes.
Quand les « corps » sont affectés, quand « la vie » est en jeu, tout à coup, les êtres humains redeviennent des « êtres sociaux », nous dit A.Touraine. Ils s’organisent collectivement, ils retrouvent le sens des « organisations sociales », ces structures solides qui portent un projet collectif, supérieur aux intérêts individuels… pour le meilleur…, ou pour le pire…
Avec cette pandémie, les références idéologiques vont devoir évoluer, peut-être plus vite que prévu. Ne nous leurrons pas : les systèmes politico-religieux anciens ne sont pas loin. Ils guettent le moment de la revanche, avec leurs consolations illusoires et leur nationalisme en bandoulière. On le voit partout dans le monde, et c’est effrayant. Il est urgent d’opposer d’autres idéaux et d’autres explications du monde, pour contrer ceux qu’ils nous fournissent, pour contrer les replis sur soi et leurs conséquences guerrières ou inhumaines…
De quoi avons-nous besoin, pour construire un nouveau récit, une nouvelle idéologie, humaniste et écologiste ? Croyons-nous pouvoir l’inventer « en marchant »… sans disposer de garde-fous solides, issus de connaissances scientifiques variées, toujours valables ? Il nous faut nous libérer de nos repères mentaux actuels, des « mots piégés » qui distordent nos systèmes de pensée et nos conceptions de nous-mêmes, qui nous empêchent d’imaginer de nouvelles régulations, pour des sociétés plus humaines. Tous ces mots piégés ont un sens commun que nous aimons, mais leurs utilisations frauduleuses nous entrainent vers des systèmes politiques mortifères. C’est un travail colossal que de libérer les mots, pour libérer nos esprits et inventer une vie nouvelle. Ce travail est commencé depuis longtemps. Il nous faut le poursuivre collectivement et ne jamais cesser de le recommencer, comme le propose Michel-Lyon.