L’histoire n’est pas un objet dont l’étude pourrait être entreprise comme on étudie Mars ou le Soleil. Le passé a laissé des traces, dispersées, aléatoires, dont la compréhension peut à tout moment être contredite par la découverte de nouveaux éléments. L’historien cherche des traces et s’astreint à l’examen objectif de ce dont on dispose, émet des hypothèses.
Mais le passé est multiple et a créé des fabulations. Ses traces dispersées, parcellaires invitent à de multiples interprétations. Un épisode qui a recouvert 10 ans de notre passé, Mai-juin 68 ne peut pas être réduit comme d’aucuns ont voulu le faire, à une ébullition estudiantine selon la presse, ou une grève générale pour le milieu ouvrier, ou une fête des mœurs libertaire, ou un rejet de l’autorité. Tous les milieux ont été amenés à interroger leur façon d’être, de faire, d’agir. Lire l’ouvrage d’un collectif d’historiens : "68 Une histoire collective" Ed La Découverte. 12 ans plus tard, les jeunes issus de l’immigration ouvrière ont mûri, dans la foulée de 68, jusqu’à s’engager collectivement pour la dignité, avec la marche de 1980. Les Princes du Golfe leur ont alors envoyé leurs imams avec des normes religieuses.
Les partis de droite ont rapidement révisé leur façon de penser la politique. Le patronat a bien perçu le coup de semonce et a conçu le démantèlement de la classe ouvrière, à commencer par sa dignité en ruinant la reconnaissance des savoir-faire professionnels. Puis robotisation et délocalisation massive des emplois de production. L’armée a mis fin au service militaire, pour être 100% de professionnels.
Exemple de fabulation qui a prospéré : le commissaire tué par un camion lâché par des manifestants à Lyon. Au procès de deux jeunes accusés, le médecin hospitalier qui l’a soigné est venu témoigner : le commissaire en crise cardiaque n’était pas blessé. Le massage cardiaque qu’il a pratiqué a provoqué les fractures de côtes. Pas de thorax enfoncé. Cependant la légende du commissaire écrasé a été entretenue pendant plus de trente ans !
Imaginons la disparition de tous les livres et études ultérieurs, et que ne subsistent que des articles de journaux et magazines de 1968, genre Match. Imaginons alors le travail de compréhension : mission impossible, pour le moins on nous verrait tous devenus fous. Et cependant, ces 20 ans, de 1962 à 1981, temps historique court, ont profondément transformé de nombreux pays ( Mexico, Chicago, Prague, Berlin,.. )
Passé et présent s’éclairent mutuellement.
Sans doute, les historiens s’astreignent à un travail objectif, fait d’hypothèses qui cherchent confirmation ou infirmation.
Mais les acteurs politiques engagés dans la transformation du pays tentent de puiser dans le passé la justification de leur action présente.
Dans les pays colonisés, certes des anthropologues ont parfois cherché à connaître la culture qui se vivait ici et là. Cependant le pouvoir colonisateur s’est acharné à couper ces peuples de leurs origines, détruire leurs habitudes et documents religieux, lieux sacrés, détruire leur organisation pour s’asservir ressources et populations. Les écoles africaines ne connaissaient du passé qu’un esclavage remontant à la nuit des temps, sinon des ancêtres gaulois…
Les Africains qui tentent de créer une Afrique néolibérale, dépendante des marchés, ont besoin de la même vision du passé réduite à l'esclavage, pour faire apparaître la pauvreté de masse et les inégalités révoltantes actuelles comme "un début de progrès". Et ont besoin de ranimer des religions contraignantes.
Ceux des Africains qui agissent pour que leur pays maîtrise son présent et son futur, vont rechercher ce que fut leur passé intégral, ses cultures, ses organisations, ses aliments, ses remèdes, son irrigation, les pratiques éprouvées d’habitations, méthodes et règles de pêche, d’entretien des forêts, etc…qui permettent aux ressources de se renouveler, …, les méthodes qui permettaient de régler pacifiquement les litiges… Certainement pas un long fleuve tranquille ! Mais un passé riche en enseignements dont s’inspirer.
Entre le 7° siècle et l'arrivée des Portugais au 15° siècle, l'Afrique contenait des royaumes, des Empires animés d'une effervescence culturelle, une grande activité de productions et de commerce s'étendant jusqu'en Chine. L’enseignement en Afrique jusqu’à la colonisation, était orale et se faisait auprès des enfants au cours de la vie du village, et se prolongeait tout au long de la vie. L’ « école de la République » a cassé cette pratique sociale essentielle. Le colonisateur a rompu toutes les évolutions dont ces sociétés étaient porteuses depuis des siècles. Comme la médecine chinoise, les médecines africaines auraient au 21° siècle, été de nature très différente
La recherche historique, l'interrogation qu'elle porte, ne sont pas neutres.
Le récit historique réductionniste, voire falsifié, si l’on œuvre à asservir, est radicalement différent de l’histoire ouverte, curieuse, si on lutte pour s’émanciper.
Exemple. Pour l’autosuffisance des peuples : les architectures de terre.
L’étude des grandes pyramides d’Egypte ou d’Amérique latine, architectures de pierre qui furent grandes consommatrices de vies humaines, a occulté les architectures en terre crue, qui furent abondantes sur tous les continents. Depuis 30 ou 40 ans seulement, c’est devenu une discipline en archéologie. Formes très variées, techniques composites, élaborées pendant plusieurs millénaires, adaptées aux différents climats, adaptées aux terres disponibles sur place et associée à d’autres matériaux, adaptées au risque sismique, ces architectures modulables, ou en grands édifices, ont fait leurs preuves. La soif de profit des bétonneurs, métalliers, verriers, a largement éliminé ces savoir-faire ancestraux.
Chercheurs archéologues et artisans s’emploient à étudier les bâtiments de terre crue qui subsistent, confrontent les techniques pour les améliorer et amener les populations à se les réapproprier. *
La terre disponible partout, permet aux populations de se loger partout, sans endettement !
Voir la très belle exposition actuelle au Musée Gallo-romain de Lyon (jusqu’au 8 janvier 2017)
Le passé vit dans le présent. Et le présent appuyé sur les savoir-faire du passé, se bat pour ne plus être dépendant.
Autre exemple. Aux sources de la violence policière contre la contestation actuelle en France : la violence de la dominaion coloniale et néocoloniale. Cela fera l'objet d'un billet spécifique.
* L' association CRATerre ENSAG, créé en 1979, est un Laboratoire de recherche et une équipe d'enseignement de l'École d'Architecture de Grenoble, http://www.asterre.org/formateurs-associations?pid=58&sid=187:CRATERRE-ENSAG
Passé-Présent : la presse sous contrôle. https://blogs.mediapart.fr/laurent-mauduit/blog/170916/l-abominable-venalite-de-la-presse-francaise
www.mediapart.fr/journal/culture-idees/260317/francois-hartog-la-confusion-est-un-signe-qu-vit-un-moment-de-bascule?page_article=2 " ... S’il y a des leçons de l’Histoire, ce peut être de saisir des moments du passé qui illuminent à la fois le présent et une part du passé, sous forme de court-circuit, comme dans l’approche de Benjamin. Ou, sur un mode plus laïc, on peut s’intéresser moins aux concordances des temps qu’à ses discordances, pour reconnaître les écarts entre un épisode du passé et un épisode du présent. Le travail de la distance me paraît plus judicieux que la superposition. ...)
Patrick Boucheron Leçon inaugurale au Collège de France https://www.mediapart.fr/journal/france/090816/devenir-lent-avec-patrick-boucheron-pour-saisir-l-epoque