Il ne faut pas sous-estimer ses adversaires. Les capitalistes sont aux abois. Certains ont déjà perdu quelques millions dans la crise financière qui se déroule à bas bruit. Et la crise économique qui se profile va être violente. Certains ont actuellement peur de perdre la vie, ce qui ne leur était sans doute jamais arrivé… Et d’autres, ou les mêmes, craignent le pire : perdre le pouvoir politique, économique et social qui leur permet de vivre agréablement, d’accumuler des richesses et d’assurer leur propre reproduction familiale à long terme.
Pour reprendre une expression à la mode « c’est la guerre »… Mais pas celle qu’on nous raconte… C’est la guerre pour s’approprier les richesses du monde, les terres fertiles, les minerais précieux, et la force de travail des autres, pour qu’ils triment à notre place… pour qu’ils essuient les fesses des vieillards incontinents et se cassent les reins à les déplacer sur leur lit… pour qu’ils s’occupent de nos enfants turbulents, que nous souhaitons, bien évidemment, « libres, autonomes et responsables »…
La guerre se mène sur deux fronts : physiquement et psychiquement. Bien que ces deux plans soient intimement liés, je m’occupe plutôt de celle qui fait rage dans nos esprits et dans nos cœurs.
Il ne faut pas confondre les idéaux et les idéologies.
Les idéaux sont des objectifs de vie, des espoirs qui guident nos pas, des valeurs qui donnent sens à nos vies. Invoquer nos désirs les plus chers fait naître en nous des émotions fortes, du bonheur et une formidable énergie, capables de nous transcender, voire même de nous transformer… Actuellement, nous souhaitons, toutes et tous individuellement, être libres et ne dépendre de personne pour vivre chaque jour. Mais nous souhaitons également être en bonne santé, et ne pas être inquiets pour notre propre avenir et celui de nos enfants. Nous aimons le « vivre ensemble », les actions et les fêtes collectives... Nous désirons la paix et la concorde entre les peuples… Il nous arrive même de souhaiter leur bonheur, et d’être prêts à donner quelque chose de nous pour remédier à leur malheur… Et nous souhaitons, tous et toutes, que la vie humaine et non humaine continue sur la Terre, le plus longtemps possible, dans sa belle diversité naturelle et culturelle… Tous ces idéaux et ces grandes valeurs nous animent, même s’ils se trouvent parfois en contradiction (voir mon article de blog : Préparer l’avenir, changer de valeurs).
Pour ce qui concerne les idéologies, c’est une autre affaire.
Il faut s’entendre sur le mot idéologie, qui est « piégé », lui aussi. Les idéologies ne sont pas uniquement « les systèmes de pensée de nos ennemis ». Elles ne sont pas faites uniquement « pour tromper le peuple crédule ».
Les idéologies sont nécessaires à la vie humaine, pour stabiliser les systèmes sociaux et les empêcher d’exploser. Elles décrivent le monde et servent de repères stables pour l’action. Elles sont bouclées sur elles-mêmes, pour assurer nos fonctionnements individuels et sociaux quotidiens, en supprimant bon nombre d’incertitudes, ou en les rendant supportables (« vous irez au paradis après la mort »). Elles ont tendance à se présenter comme des vérités impossibles à remettre en cause. Leur capacité énergétique réside dans les valeurs et les idéaux qu’elles captent et transforment, pour construire des systèmes d’évaluation et de motivation encadrant les choix. Car elles ont également une autre fonction : elles justifient les systèmes politiques et moraux mis en place pour réguler la société et pour permettre sa reproduction dans le temps. Elles sont donc obligatoirement portées par les classes dominantes qui contrôlent les sociétés, pas seulement par le bas peuple ! Le fait que les dominants croient ou non à ce qu’ils disent est presque anecdotique. Certains y croient, d’autres sont de parfaits hypocrites. Pour les gouvernants, l’important est ailleurs : il s’agit de conserver le pouvoir politique et social, et les avantages économiques, personnels et familiaux qui vont avec. Il s’agit donc d’utiliser l’air du temps et de le manipuler habilement (voir violemment, de temps à autres, quand des intellectuels déviants se font entendre un peu trop précisément). On reconnait une idéologie au fait qu’un système social se met en place pour la défendre, que des voix s’élèvent pour contrer la remise en cause de ses fondements, qu’une forme de violence peut apparaître pour défendre certaines idées.
Mais nous avons un problème.
Car le propre de l’idéologie néolibérale est sa souplesse et sa faculté de glissement. La vérité qui nous est désormais assénée, c’est que la vérité n’existe pas… que tout est relatif, trop complexe, trop incertain… L’idéologie néolibérale, c’est la promotion de la confusion et de l’incertitude. Cependant, derrière le nuage de fumée, il y a certaines vérités qui nous sont susurrées dans l’air du temps, reprises et rabâchées… Des vérités pour lesquelles il n’y a pas d’incertitude, qui sont impossibles à remettre en cause publiquement… Enfin, entendons-nous bien : impossibles à remettre en cause tant que ce ne sont pas les dominants qui le font (les travaux de S.Moscovici et ses collègues sur « l’influence minoritaire » devraient être divulgués plus largement…).
Ces vérités-là sont bizarres : elles contiennent des éléments descriptifs et évaluatifs intimement mêlés. Elles apparaissent comme des « normes sociales descriptives et évaluatives », qui vous font « bien voir » ou « mal voir », selon que vous y adhérez ou pas.
Exemples :
Au temps de la chrétienté dominante, vous ne pouviez pas dire « Dieu n’existe pas », ou encore « je n’ai pas peur de l’enfer »…
Avant le COVID 19, il était difficile d’affirmer publiquement : « je ne suis ni libre, ni autonome, ni responsable »… ou encore « les êtres humains ne sont ni libres, ni autonomes, ni responsables »… Vous étiez immédiatement considéré comme « un pauvre type » ou un «dangereux idéologue ».
Après le COVID 19, il va devenir difficile d’affirmer publiquement : « je ne me sens pas solidaire, et je n’ai pas envie d’être altruiste »… ou encore « les membres d’une société ne sont pas, par définition, solidaires »…
Nous en sommes là. A un point de basculement idéologique. Nous sommes prêts à reconstruire une autre idéologie, humaniste et écologiste, basée sur d’autres valeurs, sans pour autant abandonner les précédentes (voir l’article de mon blog).
Mais ne croyons pas que nous sommes seuls à vouloir le faire… L’idéologie néolibérale est en train de se reconfigurer. Elle est en train de peaufiner son nouveau discours sur l’être humain, pour reformater nos corps, nos esprits et nos cœurs, bien plus malléables que nous ne le pensons.
L’individualisme triomphant
La force (et désormais la faiblesse) de l’idéologie néolibérale est d’avoir détruit la notion même de « social », d’en avoir vidé tout le sens profond, jusqu’à décrire les sociétés humaines comme « des individus en interaction », à un moment T, sans origine ni destination… Le libéralisme économique a envahi l’ensemble de nos vies, avec sa théorie de la concurrence pure et parfaite… qui continue de dominer la pensée contemporaine alors même que tous les économistes sérieux l’ont abandonné depuis longtemps. Considérer qu’une société, c’est juste du « vivre ensemble », c’est oublier que, bon an, mal an, nous nous « reproduisons ensemble ». Il y en a qui ne l’oublient pas, eux… et qui déploient des stratégies sociales et familiales bien rodées pour se maintenir au pouvoir et favoriser leur propre reproduction… Mais cette idéologie mortifère a proliféré, jusqu’à produire le phénomène collectif (l’air du temps des années 1980 – 1990) qui a permis de multiplier « les Gabriel Mazneff » en nouant des « contrats interindividuels momentanés », pécuniers ou affectifs, toutes générations confondues.
Les glissements idéologiques dans la description des êtres humains.
Au temps des Lumières, l’idée de démocratie a été construite sur de beaux idéaux, que je n’ai nulle envie d’abandonner. Pour que toutes et tous, nous puissions participer démocratiquement à la vie sociale, sous toutes ses formes, il faut améliorer les facultés de rationalité de chacun et de chacune. L’humanisme portait les valeurs de la liberté, de l’égalité, et de la rationalité des êtres humains. L’éducation de toutes et de tous était conçue comme un préalable nécessaire, devant accompagner de manière permanente la démocratie et le progrès social.
Les discours libéraux ont progressivement transformé ces idéaux en idéologie, et cette idéologie évolue au fil du temps, selon les besoins du système dominant.
Les objectifs de liberté, d’égalité et de rationalité ont été « piégés » par un système politique et économique pernicieux. A partir de 1948, la déclaration universelle des droits de l’homme l’affirme comme une « vérité » : « les êtres humains naissent libres et égaux »… Bien sûr, il y a ces deux petits mots « en droit »… mais qui les retient ? Le glissement peut s’opérer en une trentaine d’années. Parallèlement, comme tout le monde se demande pourquoi la liberté et l’égalité ne sont pas mieux répandues sur la planète, on trouve une explication rationnelle : « Chacune et chacun est responsable de ce qui lui arrive ». Au passage, la notion de responsabilité juridique se trouve elle aussi piégée et transformée par une théorie psychologique. Et enfin, la chute du communisme permet de repousser les défenseurs de l’égalité dans les poubelles de l’histoire… On peut se permettre d’abandonner la valeur de « l’égalité » en y substituant une autre valeur, bien plus libérale, « l’autonomie »…
Nous voilà donc maintenant « Libres, autonomes et responsables », et très contents de l’être… Nous souhaitons d’ailleurs que nos enfants le deviennent aussi, et moi la première.
Mais il va nous falloir « libérer » ces trois mots là, si nous voulons reconstruire un monde vivable (cf les OPA suivantes).
Comment faire société ?
En attendant, les néolibéraux ont un problème…
Les individus « libres, autonomes et responsables » peuvent « vivre ensemble » au jour le jour, quand tout va bien (pour les puissants). Si certains individus ne vont pas bien, on peut toujours leur dire qu’ils sont « responsables de ce qui leur arrive ». « Vous n’avez qu’à traverser la rue pour trouver du travail », dit Emmanuel Macron. « S’ils sont en réanimation, c’est qu’ils n’ont pas respecté le confinement », dit le préfet de police. (Au passage, je me rappelle très bien que ma mère me disait sensiblement la même chose : « si tu es malade, c’est que tu n’as pas fait attention ! »…).
Cependant, l’individualisme libéral ne va qu’un temps. Quand le confort et la reproduction des classes dominantes commencent à être menacés, voire même quand leur vie peut être menacée (par le changement climatique ou par une pandémie), ou encore, plus simplement, quand leurs richesses semblent s’accroitre moins vite… il faut opérer des réglages dans l’idéologie dominante.
Il ne s’agit pas non plus que ces individus « libres, autonomes et responsables » deviennent « rationnels », à force d’être bien éduqués, et commencent à comprendre les mécanismes socio-économiques qui les exploitent et les appauvrissent (ou accroissent les inégalités au lieu de les diminuer).
Dans les cercles des économistes libéraux, ne sachant plus à quels saints se vouer pour définir une société, on a commencé par répéter en boucle le mot « confiance », comme un mantra… ou comme une manière primaire d’hypnotiser la population « ayez confiance »… On croit voir les yeux du serpent du Livre de la jungle, qui enroule son corps autour de Moogli…
Mais il y a eu d’autres méthodes, bien plus efficaces. Les libéraux ont fait « d’une pierre, deux coups ». Ils ont repris le discours des écologistes pour mieux les piéger, et les entrainer dans le libéralisme, l’air de rien… les entrainer vers la « loi de la jungle », tout simplement… Un grand nombre d’associations d’éducation à l’environnement sont ainsi passées de la « protection de la nature » à la « protection de la démocratie libérale », sans s’en apercevoir… quand elles n’ont pas évolué vers le « développement personnel » ou les sectes religieuses.
Comme le dit JL Beauvois, « cognitivisme, naturalisme et libéralisme font bon ménage ». Au cours des années 1980, c’est l’ensemble de la conception de l’être humain qui s’est trouvée transformée. Désormais, l’être humain se retrouve bien plus proche des animaux, et en grand danger d’être traité comme eux… Nous, les femmes, nous savons bien ce que cela signifie… nous en sortions à peine ! Je sais bien qu’il y a un courant philosophique très fort qui agit en sens inverse, en souhaitant faire respecter les droits des animaux, parallèlement au respect des droits humains. Je sais bien qu'on nous raconte aussi qu'il y a de la coopération dans la nature… Mais nul ne sait comment les méandres de la pensée confuse actuelle vont évoluer. Ce qui est certain, c’est que les croyances en la « naturalité des êtres humains » se sont développées, à travers tous les discours « psychologisants » actuels.
Il n’y a pas si longtemps (avant le COVID 19) il s’agissait de « devenir soi-même »… Tous les magazines de psychologie nous y invitaient, et même Jacques Attali y est allé de son ouvrage, « devenir soi » en 2014. Tel devait être notre « projet de vie ». Autrement dit, nous avions quelques petites graines en nous (notre génétique ?) qui ne demandaient qu’à pousser pour que notre Moi se réalise. A moins que nous ne devions nous « auto-construire » « chemin faisant »… « en marchant »… allez savoir !
Parallèlement, il nous fallait « nous centrer sur nos émotions », ou apprendre à « gérer nos émotions »… Car l’être humain, de « rationnel » était devenu « purement émotif »… Ce n’est pas bon pour nous, de développer ou d’entretenir de la « colère », contre les gens qui nous exploitent !!!… Comment ? vous vous sentez « déprimés » parce que « vous êtes responsables » de votre petite vie misérable ? Visualisez un bel endroit (comme celui qu’on vous montre à la télé), inspirez-expirez… faites un peu de yoga, cela ira mieux…
Je vous rassure : j’ai essayé tout cela, moi-aussi… et j’y crois encore, dans une certaine mesure.
Mais désormais (après le COVID 19) les discours qui courraient déjà à bas bruit depuis 2008 sont en train de prendre de l’ampleur. Les économistes ont réfléchi. La confiance, ce n’est pas suffisant pour continuer à « extraire de la valeur » à partir du travail d’autrui. L’être humain est encore un peu « rationnel »… On ne peut pas lui raconter n’importe quoi. Mieux vaut jouer cartes sur table, et lui dire clairement qu’une société, ce n’est pas seulement des individus en interaction dans des contrats momentanés, ce sont également des individus qui se « donnent » mutuellement quelque chose… et si possible quelque chose « qu’on ne doit pas compter » (cela vaut mieux, pour les économistes !)… Les magazines de psychologie grand public sont donc repartis au travail. Désormais, c’est la vérité : « faire du bien aux autres, c’est bon pour nous »… « vous allez voir, vous allez vous sentir mieux, si vous devenez un peu altruiste »… En somme, « donnez, et vous allez recevoir »… Jacques Attali, qui semble trouver ses inspirations dans Femme Actuelle, nous le dit également, mais plus subtilement. Il y a quelques années, à la fin d’une conférence sur l’avenir, faite devant de jeunes polytechniciens, il affirmait, comme en passant (ou en matière de conclusion), que dans le monde de demain, il faudra sans doute devenir altruiste, ne serait-ce que par intérêt bien compris.
La psychologisation de la société est toujours en cours…
« Résilience » (Emmanuel Macron)… « Empathie » (Jacques Attali)… Le 22 mars 2020, sur France culture, Jacques Attali précise son propos concernant « l’altruisme intéressé ». Pour lui, « l’altruisme rationnel » consiste à prendre conscience qu’on a besoin des autres, pour son propre intérêt (« aujourd’hui beaucoup de gens prennent conscience qu’ils ont intérêt à ce que les autres se protègent, et donc à créer les conditions pour cela. Nous avons donc intérêt à protéger les sans-abris, les gens extrêmement fragiles »). Est-ce vraiment de l’altruisme ? Il s’agit, comme toujours, de se servir des autres… pour ses propres objectifs… Mais, ce sont les phrases suivantes qui sont intéressantes : « Après, on découvre que cela peut être une source de bonheur. L’altruisme désintéressé peut ainsi venir comme une conséquence de l’altruisme intéressé ». Quel beau tour de passe-passe ! Nous voilà retombés dans les revues de psychologie grand public, dans la « psychologie quotidienne », comme dirait JL Beauvois, celle qui fait si bon ménage avec le libéralisme…
Cependant, rien ne nous empêche de détourner l’altruisme, cette valeur éminemment « sociale ». Imaginez que nous demandions aux plus riches de devenir « altruistes », quotidiennement, par le biais d’un « système de redistribution généralisé », organisé socialement… Pas seulement à travers leurs « fondations » individuelles, avec lesquelles ils peuvent se faire mousser tout en aidant « qui ils veulent, quand ils veulent », tout en s’exonérant des impôts que paient les autres.
L’altruisme est une pente glissante… Nous verrons comment elle sera empruntée. En attendant, il faut reconnaître qu’appeler à « l’empathie » ou à la « fraternité », c’est moins dangereux… Cela ne mange pas de pain, comme on dit ! Avez-vous remarqué comme tous les gouvernants s’y emploient, désormais… Comme ils nous comprennent… Comme ils souffrent avec nous… Comme on nous encourage à être « solidaires » avec les soignants, ces personnes altruistes mal payées et mises en grand danger, qui assurent l’essentiel des fonctions vitales de notre société ?
Allez, comme dirait Emmanuel Macron au début de cette crise, « soyons responsables (restons chez nous) et solidaires (ne remettons pas en cause le gouvernement, ce n’est pas le moment…) ».