Billet de blog 25 avril 2020

sylkfeaar

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OPA 3 : Vous êtes libres…

La liberté est la valeur phare des sociétés libérales et démocratiques. C’est un idéal, un désir profond qui nait de notre énergie vitale, et se renforce dans les situations de contraintes insupportables. Mais l’affirmation de notre liberté peut aussi être un piège tendu par les autres pour nous manipuler, un nouveau mode de pouvoir social. Comment vivre avec cette contradiction ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’écris ce billet après avoir lu le billet d’Etienne Grangier, relayé par Michel-Lyon, dans le billet précédent de cette édition. J’écris ce billet en pensant à Etienne et à tous les soignants et les soignantes, pris au piège du coronavirus et de la dégradation du système de santé français, pris au piège de l’économie néolibérale et du discours idéologique et politique qui va avec.

Etienne Grangier a fait usage de sa liberté individuelle pour dire NON. Il a fait usage de sa responsabilité individuelle et de son éthique professionnelle pour refuser de travailler dans des conditions où il met en danger la vie d’autrui. Son choix individuel est en parfait adéquation avec les valeurs que nous défendons, tous et toutes… Et pourtant… Il nous choque, il nous interroge… Nous sentons confusément à quel point ce choix individuel a dû être difficile, à quel point il peut être destructeur, individuellement et socialement... Au delà de la révolte et du désespoir, ce choix révèle la "faille", cachée au sein la société libérale, le "mensonge" constitutif de notre démocratie factice…

Ce choix individuel dénonce la situation sociale et environnementale externe dans laquelle il se situe, mais il se heurte à la situation institutionnelle et sociétale, soigneusement cachée en temps ordinaire, quand on nous susurre à l’oreille que nous sommes « libres, autonomes et responsables ». Comment va être traité cet « abandon de poste » par la structure organisationnelle, et par la société toute entière ?

Le choix d’Etienne Grangier révèle la contradiction interne du système politico-idéologique libéral, et le « mensonge par omission » inscrit dans l’idéologie qui structure nos cerveaux occidentaux. Car nous ne sommes pas « libres et autonomes », le plus souvent, dans la société, et nous ne sommes pas seulement « en interaction » les uns avec les autres. La société est structurée par des institutions, des lois et des nœuds de pouvoirs solides, qui n’acceptent pas que les individus fassent réellement usage de leur liberté, quand des intérêts supérieurs sont en jeu… La plupart des sociétés humaines sont solidement organisées pour nous encadrer dès la naissance, et nous dire quoi faire et quoi penser, pendant toute notre vie. Il y a peu de chance que la société libérale accepte sans réagir qu’on lui dévoile ses mensonges et ses ambiguïtés.

On nous dit « vous êtes libres, autonomes et responsables », mais les neuf dixièmes de nos vies sont encastrées dans des mondes environnementaux et sociaux contraignants qui nous dictent nos comportements, nos pensées et même nos sentiments.

L’idéologie libérale, maniée par des êtres sans foi ni loi, est un danger pour les êtres humains.

Le « choix d’Etienne » me fait penser au « choix de Sophie »… ce choix impossible entre ses deux enfants, imposé à une mère par un nazi sadique dans un camp d’extermination… Comment survivre à la destruction intérieure, quand on est obligé de choisir entre « continuer à soigner les malades en les mettant en danger » et « arrêter de les mettre en danger en arrêtant de les soigner » ? Le « en même temps » d’Emmanuel Macron apparait ici d’une cruauté et d’une perversion identique à celle de n’importe quel totalitarisme.

Et si l’idéologie libérale était un totalitarisme ? Et s’il n’était plus possible de penser autrement, avec d’autres types de valeurs ? Et si, face à ses contradictions manifestes, elle ne pouvait plus faire autre chose que d’évoluer vers l’autoritarisme et la répression policière, face à la liberté et l’émancipation de ses propres citoyens ?

Comment se repérer dans cette ambiguïté fondamentale : nous désirons notre propre liberté, comme un instinct de vie et de survie, et… en même temps… nous avons besoin d’une société stabilisée et protectrice, pour survivre et nous reproduire, pour construire un avenir vivable pour nos enfants.

Il n’est pas question de renoncer à l’usage de notre propre liberté. Mais force est de constater que la liberté individuelle est fragile, face à l’adversité environnementale et sociale. Elle a besoin d’un soutien social pour s’exprimer. Elle ne peut pas se concevoir sans un mouvement collectif de libération, ou sans une société qui la protège réellement, en chacune des personnes présentes… Seule une société instituée et pacifiée, reconnue internationalement par ses voisins, permet l’existence de la liberté individuelle en son sein, en régulant et encadrant son jaillissement infini, pour assurer la survie de tous et de toutes, et l’avenir des générations futures...

Liberté, j’écris ton nom…

La liberté est l’étincelle de vie qui nous anime et qui nous énivre…

La liberté est la puissance de vie qui nous permet de réagir quand autrui menace notre propre existence ou celle des gens que nous aimons… quand un système politique, dictatorial ou totalitaire (ou libéral) impose sa loi à tout un peuple… quand une situation environnementale ou sociale devient insupportable…

La liberté est constitutive de notre existence personnelle. Elle a trait à notre pouvoir personnel, ce pouvoir dont nous disposons à la naissance (cette puissance de vie qui nous fait réclamer à manger), ce pouvoir qu’il nous faut prendre, individuellement, sur notre environnement proche, biophysique et social, pour assurer les conditions de notre existence à court terme, ce pouvoir qu’il nous faut prendre, collectivement, pour assurer les conditions de notre avenir et celui de nos enfants.

Toute notre enfance se passe à apprendre à user de notre propre pouvoir : à contrôler notre environnement et à nous auto-contrôler nous-mêmes dans cet environnement. Nous apprenons à marcher malgré la pesanteur, nous testons la résistance des matériaux, des plantes et des animaux ; nous apprenons à manipuler nos parents pour leur faire faire ce que nous voulons, nous testons leur résistance à notre toute-puissance, à nos désirs de liberté…

Dans l’idéologie libérale telle qu’elle se présente, une forme de toute-puissance individuelle est affirmée comme faisant partie de la réalité vécue. Nous sommes déclarés :

Libres de penser, d’aimer, d’agir et de réagir… Libres d’aller et venir… Libres de s’exprimer, de rencontrer les autres et de se regrouper… Libres d’étudier, de créer, d’imaginer… Libres de participer aux débats démocratiques pour décider de la meilleure manière de vivre ensemble.

Libres de résister… libre de dire Non

Libres de consentir… libre de dire Oui

Mais nous avons appris, dans nos corps et dans nos expériences quotidiennes, une autre réalité, environnementale et sociale, qui nous travaille en sous-main. Nous ne sommes pas seuls au monde, quand nous naissons. Notre environnement proche, naturel et culturel, physique, biologique et social, est formaté depuis la nuit des temps par les groupes humains qui parcourent la planète. Nous naissons dans des milieux sociaux, eux-mêmes inclus dans des sociétés déjà constituées, qui nous imposent, dès la naissance, des gestes et des pensées, des émotions et des sentiments, des conduites sociales et environnementales, et les mots qui les nomment, et les systèmes de pensée qui les expliquent…

Toute l’éducation que nous recevons (parents, fratrie, école, amis, église, club de sport, associations, médias, entreprises, syndicats, partis politiques, etc.) a pour principal objectif de contrôler notre toute-puissance infantile et adolescente, pour nous protéger de nous-mêmes dans un premier temps, et pour construire une société vivable et renouvelable (dans le meilleur des cas). Mais parfois (ou bien souvent ?), il s’agit aussi de tenter d’annihiler notre volonté propre, pour nous mettre au service des autres : parents, frères et sœurs, conjoint.e.s, ami.e.s… animateurs sportifs, religieux ou gourous, chefs d’entreprise, chefs de parti, chefs de syndicat, etc.

La voie est étroite entre la socialisation nécessaire et l’émancipation nécessaire…, entre l’avenir de l’humanité et l’avenir de chaque être humain... entre une société équilibrée et la domination de l’homme par l’homme…, la domination de la femme par l’homme…

L’idéologie fondée sur la liberté

On ne peut pas concevoir une société humaine sans règles communes, limitant en partie la liberté des individus présents pour organiser les mécanismes collectifs de la survie et de la reproduction.

Mais que dire d’une société dont l’idéologie dominante (soutenue et diffusée par les dominants) efface totalement des esprits individuels l’existence même des contraintes environnementales et sociales (et des institutions qui les gèrent) pour mieux manipuler et soumettre l’ensemble de sa population ?

Que dire d’une société qui prône la liberté individuelle comme seule valeur et seul repère, et, en même temps, prône la nécessité de l’adaptation permanente face aux incertitudes intrinsèques de la vie ? Une société retournée à l’état de nature, à la « loi de la jungle », à la loi du plus fort et du plus rusé ? (tout en nous racontant qu’il y a aussi des coopérations dans la nature…), à la loi du plus adaptatif (du plus obéissant ?) ?

Que dire d’une société qui isole psychiquement les individus pour mieux les manipuler individuellement jusque dans leur conscience d’eux-mêmes, pour mieux les dominer totalementau nom de leur liberté propre !!!

J’ai peur pour Etienne Grangier, qui a posé un acte individuel, à la fois désespéré et courageux, alors qu’il se trouvait inséré dans une structure sociale contraignante (l’hôpital) et une structure sociétale contraignante (l’idéologie du « sacrifice » en temps de guerre)… J’espère qu’il n’est pas seul, qu’un mouvement collectif le soutient… Et j’espère qu’il est soutenu personnellement autrement qu’en lui disant qu’il fait une « dépression »… autrement qu’en le ramenant à sa propre intériorité, à son propre « vécu », ses propres « émotions »Car il nous a parlé de son extériorité : du système de santé et de la manière dont il a été géré, et de l’impossibilité pour les personnes qui y travaillent, de faire correctement leur travail. Outre la tension mentale insupportable qu’il nous expose, ressentie par toutes les personnes profondément impliquées dans leur mission professionnelle, il y a également les risques concrets pris chaque jour par les médecins, les infirmier.e.s et les aides-soignant.e.s pour leur propre vie et celle de leurs proches. Dans cette crise du coronavirus, il y a un « double scandale sanitaire », concernant le système de santé français, qui met en danger non seulement les malades, mais aussi le personnel de santé. Ce scandale met en cause les décisions des dirigeants politiques et administratifs du système de manière plus grave encore que celui du sang contaminé.

J’ai peur pour tous les personnels de soin et de santé, renvoyés à leur propre intériorité, alors qu’ils sont confrontés à une situation extérieure invraisemblable : envoyés à la guerre sans armes… par leurs chefs ! Car, en plus de leur prise de risque physique quotidienne, ils courent un autre risque, psychique, celui-là. Ils subissent une manipulation mentale subtile. En les valorisant comme des héros, en les « étiquetant socialement » comme des « personnes merveilleuses », profondément « désirables socialement », non seulement on les conduit à accepter des situations inacceptables... mais on leur retire leur place dans la société (contrairement à ce qu'on nous raconte), on minimise leur statut de salariés d’une institution sociale particulière, l’hôpital ou la maison de retraite... Ce tour de passe-passe idéologique permet de ne pas augmenter leurs salaires, de ne pas les protéger contre le COVID, de négliger leurs conditions de travail… L’article de Médiapart sur la comparaison du traitement entre les salariés du privés et les salariés de l’hôpital est exemplaire, à ce sujet. Dans les entreprises, les salariés peuvent revendiquer le port du masque et la sécurité. Dans l’hôpital, les « héros » ne le peuvent pas !!! Les héros se sacrifient pour la patrie. Les salariés, eux, travaillent dans un cadre légal… Les personnes « désirables socialement » (tout le monde aime les infirmières…) reçoivent un salaire de misère, ou des primes individuelles (des pourboires, comme les domestiques…). Les personnes « utiles socialement » (pour la « reproduction du système de pouvoir social »… pour la « continuité économique »…) peuvent négocier leurs salaires et leurs conditions de travail collectivement. Cette analyse peut sembler curieuse, mais elle s’appuie sur une théorie psychosociologique précise (Beauvois 1995, La connaissance des utilités sociales ; Psychologie Française, 40), dûment vérifiée et validée par de nombreuses études, depuis plus de vingt ans.

Je pense également à tous ces salarié.e.s en grande « souffrance au travail », renvoyé.e.s chacun et chacune à leur propre intériorité, à leurs propres personnalité, à leur propre liberté individuelle, alors qu’ils et elles sont soumis.e.s à des contraintes externes sur lesquelles ils et elles n’ont aucun moyen d’agir, individuellement… « Si vous n’êtes pas content, vous pouvez démissionner ! », leur dit-on… Mais il leur faut manger et boire tous les jours, et payer un loyer pour se loger… sans parler des enfants…

Comment les aider ?

Je peux leur offrir mon « empathie »… je le fais… mais je ne suis pas certaine qu’elle soit suffisante ! Je sais qu’elle est spontanée et nécessaire, dans nos relations inter-individuelles. Je sais qu’elle est la base sur laquelle de nouveaux mouvements collectifs sont en train de naitre… Mais ce n’est pas elle qui va changer le monde… Parce que la promotion de l’empathie et de la fraternité sont les nouvelles formes de l’idéologie psychologisante libérale… et qu’elles ne feront que panser des plaies qui s’ouvriront toujours plus violemment, dans le capitalisme du désastre.

Pour changer le monde, non seulement il faut agir concrètement, mais il faut également changer d’idéologie. Et pour changer d’idéologie, il faut connaître parfaitement celle qui nous enserre, profondément, dans des formes de domination insidieuses et implacables.

Il existe deux grandes formes de manipulation de la liberté, dans les sociétés néolibérales démocratiques. La première concerne la manipulation des individus. La seconde concerne la manipulation des groupes d’individus, voire la manipulation de la démocratie elle-même, toujours au nom de la liberté individuelle (cf OPA 3... la suite). Des chercheurs en psychologie sociale nous l’expliquent, depuis des décennies. Leur tort, sans doute, est de ne pas donner de solution de rechange… Mais ils sont comme les médecins, actuellement… Ils apprennent au fur et à mesure de leurs recherches sur le virus…, ils tâtonnent, ils essaient de se débrouiller au milieu des incertitudes, des controverses scientifiques, des découvertes et des incompréhensions…

Le virus qui nous tue, depuis plus de trente ans, est mental. C’est notre propre « sentiment de liberté », entretenu par des discours fallacieux, qui négligent de nous expliquer les contraintes externes dans lesquelles nous vivons, ce qui nous empêche d’en discuter, toutes et tous ensembles, dans une véritable démocratie… pour mieux en répartir les charges.

La soumission librement consentie

Un grand nombre d’expériences de psychologie sociale, menées depuis plus de cinquante ans aux Etats Unis comme en France, montrent comment nous sommes manipulés par l’affirmation de notre propre liberté, et comment nous nous auto-manipulons nous-mêmes, en croyant que nous sommes libres.

Il faut lire, relire et résumer le « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », de R-V Joule et J-L Beauvois, (1ere édition 1987, nouvelle version 2002, Presses Universitaires de Grenoble) et « La soumission librement consentie », des mêmes auteurs (1ere édition 1998, 5ème édition corrigée 2006, Presses Universitaires de France). Il faut lire ces livres qui sont destinés aux honnêtes gens qui se font manipuler, et non aux manipulateurs professionnels (bien que ce soit eux qui les aient les plus souvent achetés et vulgarisés, dans les écoles de commerces, l’armée, les instituts de communication et de sciences politiques). Je sais bien que les philosophes humanistes vont devoir se boucher le nez pour le faire. Car il est difficile de nous voir nous-même tomber de notre propre piédestal. Il est pourtant urgent que nous le fassions tous et toutes, pour cesser de se faire embobiner (et d’embobiner les autres) avec nos beaux rêves libertaires et démocratiques, ne prenant pas en compte les réalités sociales, environnementales et politiques en place, et ne prenant pas en compte ce que l’on sait désormais sur les fonctionnements psycho-sociologiques des cerveaux humains…

Cette prise de conscience est urgente pour deux raisons :

  • D’une part, pour que les êtres humains pétris d’idéologie libérale cessent de souffrir, dans les manipulations quotidiennes qu’ils subissent… pour qu’ils retrouvent des marges d’émancipation et de liberté réelle, face à un système qui les isole et les rend malades, dans leur « fatigue d’être soi» (comme le dit Ehrenberg)
  • D’autre part, pour que nous puissions collectivement remettre en place une véritable démocratie, parfaitement renseignée sur ses biais et ses dangers. Nous assistons actuellement à la mise en place d’une démocratie participative factice… une participation démocratique ayant pour principal objectif d’obtenir « un premier acte d’engagement individuel», qui permet ensuite d’en obtenir un second, parfois contraire aux opinions des participants... qui pourront ainsi devenir des citoyens bien plus dociles…

Il nous est pénible de reconnaître que notre cerveau fonctionne avec de nombreux « biais cognitifs », voire même en faisant des « erreurs fondamentales d’attribution » (qui nous font privilégier nous-mêmes et notre intériorité, ou bien notre dernière conduite en date…, en oubliant constamment l’ensemble des tenants et des aboutissants de la situation complexe dans laquelle nous nous sommes trouvés).

Il nous est difficile de voir décrit un être humain « adhérant à ses propres décisions », même quand elles sont erronées (!) et plus encore « adhérant à ses propres actes », même quand ils sont aussi insignifiants qu’un petit « consentement » sans conséquence (pouvez-vous me donner l’heure ?... est-ce que cela vous ennuie de surveiller ma valise un instant, je vais aux toilettes ?…). Ces actes d’engagement minimes peuvent nous entrainer à faire des choses (bonnes ou mauvaises) que nous n’aurions jamais décidé par nous-mêmes. Alors que dire des actes plus coûteux ? Nous connaissons tous le « voulez-vous venir manger avec moi au restaurant ? », qui se poursuit en « j’ai oublié mon porte-monnaie, pouvez-vous payer pour cette fois ? » ou pire « voulez-vous prendre un dernier verre dans ma chambre d’hôtel ? » qui se poursuit par « elle l’a bien cherché, elle était consentante »…

Dans la « théorie de l’engagement » qu’expose les auteurs, le terme engagement doit être compris comme un mécanisme psycho-cognitif inconscient pour la personne, et non pas au sens social habituel, comme un choix personnel lucide qui conduit à « s’engager soi-même dans une action collective ». Le processus d’engagement observé par les chercheurs est un mécanisme mental particulier qui entraine les personnes à adhérer à leurs actes ou à leurs premières décisions en en produisant d’autres allant dans le même sens (escalade d’engagements successifs) ou à ne pas réussir à dire stop, quand les choses vont trop loin, alors même qu’elles finissent par coûter cher (« dépense gâchées » qui s’enchainent). Ces mécanismes d’engagement dans l’action, ou les « effets de gel » des décisions prises, provoquent parfois des auto-engagements pernicieux. Les exemples ne manquent pas dans la vie courante : garder une vieille voiture qui tombe en pannes successives, rester en couple avec un conjoint violent, attendre un bus alors que tout indique qu’il ne viendra plus, etc. Il y a toujours des raisons extérieures qui expliquent en partie nos actes, mais une marge de liberté individuelle existe, et la raison pour laquelle la personne ne l’utilise pas semble obscure pour l’observateur (et parfois la personne elle-même). Les auteurs qualifient certaines situations d’engagement de « pièges abscons » (dont les structures sont obscures, difficiles à comprendre)

Est-ce à dire que la liberté, quand « le mot est piégé », devient un « piège abscon » ?

Un grand nombre de processus d’engagement permettent de manipuler les personnes (amorçage, pied dans la porte, porte au nez, étiquetage social, etc.). Les chercheurs constatent, contre toute attente, qu’il suffit de dire à la personne manipulée qu’elle est libre, pour obtenir une adhésion plus forte aux premiers actes demandés, et pour permettre un engagement encore plus fort dans les actes suivants.

Nous voyons immédiatement les exemples se dessiner dans notre vie actuelle… Imaginez qu’on nous encourage à faire des heures supplémentaires, mais « en nous laissant libres d’en faire ou pas », et qu’on y rajoute un « étiquetage social », qui nous renforce dans l’idée que nous sommes « quelqu’un de bien », et que c’est en toute liberté, de notre propre choix, que « nous nous donnons à fond » pour notre entreprise (ou pour notre hôpital)… Et imaginez qu’on nous paye à peine, pour cela… (ce qui renforce encore, dans les expériences menées par les psychologues, le processus d’engagement). Nous serons parfaitement préparés, intérieurement et personnellement, pour accepter le « deuxième acte », bien plus coûteux. Celui qui nous imposera la continuation ou l’accentuation de nos mauvaises conditions de travail et de salaire, dans la négociation suivante… Et imaginez, qu’en plus, on en rajoute encore une couche… (de manipulation libérale « engageante »), en nous incitant à participer, librement bien sûr, à un « débat démocratique » pour améliorer le système… (par exemple, le système de santé…). Comment expliquer que tous ces consentements, libres et parfaitement raisonnés de notre part, nous engagent sur une mauvaise pente, celle de l’acceptation de notre condition d’être humain profondément soumis à des intérêts qui ne sont pas les nôtres ?

Bien évidemment, dans la plupart des expériences effectuées par les psychologues, les engagements mis en place vont dans le sens de la moralité et du bien-être des personnes impliquées (arrêter de fumer, maigrir, protéger l’environnement, etc.). Cependant quelques expériences (soigneusement analysées avec les participants après-coup) s’attaquent à la question cruciale du sens inverse… Là encore, les résultats vont à l’encontre de nos croyances en la consistance des personnes. Il est possible de faire faire des choses inavouables à des individus bien sous tous rapports, non seulement en les contraignant, mais également en les manipulant, en leur disant qu’ils sont libres de refuser, tout en usant implicitement de la situation externe contraignante dans laquelle ils sont placés.

Dans ces expériences mettant en place ces situations problématiques, où l’individu est amené, en toute liberté, par des engagements successifs manipulés par autrui, à agir contre ses propres opinions ou ses propres valeurs, il se passe un effet psycho-cognitif terrible, qui parait incroyable et insupportable pour les humanistes que nous sommes. Les personnes « soumises librement », par une manipulation indétectable, à faire des choses qu’elles ne voulaient pas faire, changent de points de vue et d’attitude sur le sujet… Tout se passe comme si elles se disaient intérieurement, après coup : « Si j’ai agi comme cela, alors que j’étais libre de refuser, c’est peut-être que je ne pensais pas vraiment ce que je croyais penser… Et d’ailleurs, il y a de bons arguments qui justifient ce que j’ai fait… ». Pour réduire la « dissonance cognitive » dans laquelle ils se trouvent, les individus qui se croient libres et qui se trouvent manipulés contre leur propre conscience, finissent par s’appuyer sur de nouvelles attitudes et de nouvelles valeurs, pour mettre leur conscience en accord avec leurs actes (et non l’inverse !). Certains deviennent cyniques (après tout, « moi d’abord ! » puisque le système est vicié), d’autres deviennent sensibles aux idées nationalistes ou racistes (si on les a contraint, tout en étant libres de refuser, à écrire un texte cherchant des arguments pour justifier de tels sentiments), d’autres encore vont devenir persuadés de l’intérêt de l’accentuation des cadences dans leur propre travail (s’ils ont participé librement à un « groupe de réflexion » organisé pour améliorer le fonctionnement de l’atelier, habilement manipulé par un animateur), etc.

Nul doute qu’on puisse, assez facilement, en laissant libre chacun et chacune, inciter la majeure partie de la population à se faire repérer et suivre grâce à son téléphone, en téléchargeant librement un logiciel sur Internet. Et il est presque probable que nous finirons par trouver cela bien… hélas !

Il est à noter, qu’a contrario, quand les individus sont simplement contraints, par l’imposition d’une autorité supérieure, à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire, ils ne changent pas d’attitude sur le sujet. Ils ont parfaitement conscience de la situation dans laquelle ils se sont trouvés, et ils justifient à leurs propres yeux l’acte qu’ils ont effectué par la contrainte externe… pas par leur intériorité.

Les résultats de ces expériences sont profondément décourageants, pour les croyants en la liberté humaine, que nous sommes tous et toutes, désormais. En somme, dans la plupart des situations environnementales et sociales contraignantes, que l’on nous dise, ou pas, que nous sommes libres de refuser..., nous produisons les mêmes comportements (à quelques individus près). Par contre, l’affirmation de liberté trouble l’esprit de ceux qui l’entendent… au point qu’ils peuvent changer de point de vue sur leurs propres opinions ou leurs propres valeurs, voire sur leurs propres désirs.

Comment sortir du piège de la « liberté illusoire » ?

La « soumission librement consentie » ou la « servitude volontaire » commencent quand on a peur de mourir (comme dans le cas actuel, qui nous fait accepter le confinement face au COVID), et se poursuivent quand on a faim et soif, quand il nous faut un revenu pour nourrir notre famille et payer un loyer pour se loger. C’est si évident qu’il est inutile de développer.

Les processus d’engagement ne sont ni bons, ni mauvais en soi. Ils constituent une réalité humaine et sociale courante, à laquelle nous ne faisons généralement pas attention. Ils peuvent permettre à une société de vivre harmonieusement, avec des personnes qui s’engagent dans des actes bénéfiques pour eux-mêmes et la société toute entière, ou pour la protection de l’environnement.

Mais ils peuvent également fonctionner dans d’autres circonstances, qu’il est intéressant de repérer dans nos sociétés libérales complexes, qui affirment avoir résolu les problèmes de survie de leur population. Ils peuvent fonctionner pour extorquer des services gratuits ou des actes blessants, entre conjoint.e.s, entre enfants et parents, entre ami.e.s, entre collègues de travail, entre chef.fe.s et subordonné.e.s (parfois dans les deux sens quand les chefs sont distraits)…etc.

Les « consentements » sont incessants dans nos vies quotidiennes, où de multiples contraintes physiques et biologiques continuent d’encadrer nos vies, par le biais d’organisations sociales relativement rigides, où la domination de certains et certaines impactent la vie de toutes et de tous.

Le développement des « techniques comportementales » pour manipuler les salariés dans les entreprises, manipuler les consommateurs dans les commerces et manipuler les citoyens dans la démocratie est véritablement problématique, dans les sociétés néolibérales actuelles, qui ne partagent plus les richesses et qui détruisent l’environnement. Mais que dire de ces techniques comportementales quand elles s'appuient sur l'affirmation de liberté ???

Pour lutter contre les processus d’engagement et d’auto-engagement, R-V Joule et J-L Beauvois donnent quatre conseils intéressants, dont l’ensemble peut se résumer par l’idée générale : « attention aux décisions irréversibles ! »

  1. Se donner, a priori, des critères clairs pour juger si la décision que l’on va prendre (ou l’acte que l’on va faire) va bien avoir les effets escomptés (des données chiffrables, des indices personnels précis, etc.)
  2. Se donner, toujours a priori, des objectifs temporels et quantitatifs précis pour vérifier l’intérêt de la décision à l’aide des critères choisis (se donner des dates limites pour observer les effets escomptés, se donner des quantités pour mesurer les effets… ex : si la voiture tombe deux fois en panne dans l’année je la change… ex : si mon mari me menace encore une seule fois dans la semaine qui vient, je pars)
  3. Décider, toujours a priori, de l’écart non-acceptable par rapport aux objectifs, qui nous fera renoncer à la décision (ex : j’accepte sa mauvaise humeur, mais pas qu’il m’humilie… si il m’humilie encore une fois, je pars)
  4. Le jour J (décidé précédemment) évaluer les effets de la décision et en tirer sans plus attendre les conséquences. Chaque jour qui passe, si d’aventure la décision est mauvaise, est un jour de trop.

Comme le disent les auteurs : ces règles peuvent sembler élémentaires. Mais le fait qu’elles soient simples « ne veut pas dire qu’il ne faille pas se faire violence pour les appliquer au pied de la lettre ». Même quand on les connait, il est trés difficile de résister aux processus d'engagement, qui sont des phénomènes psychiques quasiment spontanés et naturels... Les chercheurs insistent sur le fait qu’il faut définir « a priori », « critères, objectifs et écarts »… Sinon, « c’est prendre le risque de faire vous-même votre malheur », en poursuivant trop longtemps l'enchainement des décisions, et en considérant au bout du compte, que « vous avez trop investi pour abandonner » (telle leur héroïne, Mme O, qui attend bien trop longtemps le bus, après une soirée elle-même gâchée...). « Personne ne peut légitimement vous reprocher de vous être trompé. On peut, en revanche, légitimement vous reprocher de persister dans l’erreur ». Et vous pourriez vous le reprocher à vous-mêmes, plus tard...

Ces conseils sont valables dans les processus d’auto-engagement, pour contrer les « effets de gel » qui conduisent les personnes à persévérer dans de mauvaises décisions. Ils sont plus difficiles encore à appliquer quand on a affaire à une manipulation bien menée, qui nous entraine malgré nous dans des actes répétés très éloignés de nos propres intérêts.

Aussi, après avoir défini ses propres intérêts, la première des tâches à accomplir pour lutter contre les multiples mécanismes de manipulation ordinaire dans les relations interpersonnelles est d’analyser clairement les situations externes dans lesquelles nous nous trouvons. Un grand nombre de situations sociales sont encore assez souvent situées dans des structures de pouvoir, explicites ou implicites… Repérer les contraintes insurmontables et abandonner son « sentiment de liberté » peut être paradoxalement très « libérateur » !!! Car l’observation de la situation externe va strictement à l’encontre de la manipulation idéologique globale de la société dans laquelle nous sommes. En révélant les strucrures de pouvoir, en nommant les contraintes, on peut entrer en discussion et sortir de la manipulation. En cessant de nous inquiéter de nos propres potentialités et de notre propre liberté, en cessant de nous attribuer à nous-mêmes constamment « la responsabilité de ce qui nous arrive », et « la responsabilité de ce qui arrive au reste du monde »  (c'est ce qu'Etienne Grangier a fait... c'est la conclusion de son billet...), nous retrouvons une énergie formidable et nous pouvons repérer les marges de liberté et de responsabilité que nous avons (ou non) pour agir…

Dans cette analyse de la situation externe, nous rencontrons également les autres êtres humains, à coté de nous, qui peuvent s’allier avec nous pour dégager des marges d’émancipation plus grandes. Se donner des critères clairs, des objectifs temporels et quantitatifs, et mesurer les écarts acceptables, a priori, pour évaluer les actions collectives au jour J, sont aussi des bonnes méthodes pour permettre de ne pas se laisser manipuler par le groupe, pour rester centrer sur les effets escomptés des décisions collectives.

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