Billet de blog 27 mars 2020

sylkfeaar

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OPA 1 : « En marche » : Gouverner DANS l’incertitude ou PAR l’incertitude ?

« En marche » fait partie des « mots piégés » qui soutiennent le néolibéralisme à la française. Car être « en marche » dans sa propre vie et « dans l’incertitude » sur son avenir, c’est une réalité commune à tous les êtres humains… Par contre, ce qui est nouveau, c’est d’en faire un « mode de gouvernement », et de le revendiquer comme tel.

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Nous sommes dans l’incertitude. Nous avons peur pour nous-mêmes et nos proches. C’est une situation qui nous semble nouvelle, et elle l’est, bien entendu, à cause de la pandémie qui nous frappe. C’est un fait objectif, naturel, dont personne n’est véritablement responsable, et qui peut se reproduire, plus tard, sous une autre forme... A cette occasion, nous reprenons brutalement conscience de notre condition d’êtres humains… Soit.

Mais je rumine une autre question, une question que nous sommes beaucoup à nous poser, face à ce gouvernement « en marche ». La politique « à la petite semaine » que nous observons actuellement (sans doute normale en temps de crise) n’est-elle pas, au-delà de la crise actuelle, l’image de marque de ce gouvernement ? Et dans ce cas, faut-il accuser les individus qui nous gouvernent d’être « incompétents et irresponsables », comme l’a écrit un article de blog remarquable, il y a quelques jours, ou s’interroger sur un « nouveau style de gouvernement », qui serait en quelque sorte le nouveau régime politique du néolibéralisme ?

Il est possible de préciser la question en se souvenant de l’épisode calamiteux de la réforme des retraites. Sommes-nous gouvernés, depuis 2017, par « le maintien dans l’incertitude » et « le maintien dans la confusion » ???

Est-ce le moment de se poser la question ? Peut-être pas… Mais ce n’est jamais le moment de se poser des questions, semble-t-il, maintenant !!!…

Par exemple, on nous explique que ce n’est pas le moment de se demander « pourquoi les appels des soignant.e.s de l’hôpital public, accompagnés d’une grève des urgences d’une durée incroyable, ont pu être ignorés si longtemps par le gouvernement ? ». Et pourquoi nous-mêmes, dans une certaine mesure, nous avons toléré cela ?

Mon cœur saigne pour elles et pour eux, actuellement. Nous les avons vu au travail, en octobre, pendant cette grève. Ils et elles ont accueilli notre mère, victime d’un AVC, avec professionnalisme et humanité, comme toujours… comme si de rien n’était… Je voudrais leur rendre hommage, moi aussi, et je le fais ici, parce que je n’ai pas de balcon pour les applaudir.

En réalité, je n’ai pas envie d’applaudir. Nous ne sommes pas au spectacle !!! … Oui, bien sûr, je sais… nous vivons dans la société du spectacle… Et désormais la politique semble être uniquement une affaire de communication et de mise en scène… Mais comme l’a dit un jeune médecin occitan il y a quelques jours « j’espère que ceux qui nous applaudissent aujourd’hui seront présents demain dans les rues, quand il faudra de nouveau faire pression sur le gouvernement pour reconstruire le système de santé »…

En octobre, j’étais profondément touchée, écœurée, par la situation qu’ils et elles vivaient, dans l’hôpital public. De la même manière, je voyais le travail invisible des soignant.e.s des EHPAD, leurs qualités humaines et leurs conditions de travail inhumaines qui rendaient parfois inhumaines les conditions de vie des personnes très âgées, contre leur propre volonté. J’avais été profondément écœurée, pratiquement honteuse, en voyant Emmanuel Macron répondre à une aide-soignante : « je n’ai pas d’argent magique »… Je ressentais leur situation comme une forme d’humiliation, personnelle et sociale… Vous savez, ce type d’humiliation que l’on ressent « quand on parle et que les autres font semblant de ne pas entendre »… C’est « peu dire » que nos gouvernants sont méprisants et inhumains !!!

Que pouvons-nous penser maintenant ? Aucune anticipation ??? Et il faudrait ne pas en parler ? Ce n’est pas le moment. Le gouvernement s’en occupe. On discutera de cela plus tard… « En marche » ! « Soyons « solidaires et responsables » ! Ne lançons pas de polémique… Ne faisons pas de politique ! « Applaudissez aux balcons », pour encourager « nos vaillant.e.s héros et héroïnes » du quotidien !!! Désolée, je n’y arrive pas… Je sais que cela aide à exprimer notre gratitude, comme nous le pouvons, nous qui devons rester cloîtrer et impuissant.e.s… Je sais que c’est bien, qu’il faut le faire, que cela leur fait un peu de bien, cela les aide à tenir… Mais je suis trop en colère ! Et je trouve que cela risque de nous dédouaner à bon compte. Est-ce que cela nous aide à réfléchir ? Est-ce que cela nous aide à trouver une stratégie d’action pour la rentrée ? pour virer au plus vite ce gouvernement méprisant et incapable ? J’ai peur que cela ne nous endorme !

En attendant, j’essuie des remarques : « Comment, tu ne veux pas applaudir ??? Ah si, il faut le faire ! cela les encourage !!! » Oui, je sais… Mais je ne peux pas m’empêcher de voir la norme sociale qui s’installe, derrière la sincérité personnelle de chacun et de chacune… Je la vois venir depuis quelques années : « soyez altruistes, c’est bon pour vous, cela vous rend heureux »… Et maintenant : « soyez altruistes, entraidez vous comme vous le pouvez les uns les autres »… Sous-entendu : « parce que l’Etat ne peut rien faire pour vous » !!! Et n’oublions pas la conclusion de Jacques Attali, dans une conférence à de jeunes polytechniciens (visible sur le net) : « peut-être faut-il devenir altruiste, ne serait-ce que par intérêt bien compris ».

Comment trouver notre propre chemin, quand ceux qui nous gouvernent captent instantanément nos propres valeurs pour les transformer en « miroirs aux alouettes » ?

« En marche » fait partie des « mots piégés » qui soutiennent le néolibéralisme à la française. C’est un exemple intéressant pour cerner l’idéologie qui nous piège.

Pour moi, si le mouvement a si bien réussi, c’est parce qu’il était en phase avec « l’air du temps ». Le slogan choisi, « En marche », a capté et transformé (« piégé ») nos sentiments personnels les plus intimes. Il s’est appuyé sur notre volonté de changer la société, de faire bouger les lignes… Mais il a également fait passer, en douce, une idée particulière, une acceptation : « nous ne savons plus très bien où nous allons ».

Prenons un contre-exemple exemplaire : la « marche des solidarités » indique clairement où elle va, elle !!!

Comment un mouvement qui ne donne pas son but politique a-t-il suscité tant d’engouement, dans la génération des quarante ans, par exemple ? Peut-être parce qu’il a joué sur des idées bien partagées : « qu’il suffit de discuter pour s’entendre »… ou que « tous les points de vue se valent », etc… Tout un travail de sape intellectuelle avait déjà été accompli, par certains idéologues ayant pignon sur rue, pour nous expliquer que « désormais, le monde dans lequel nous vivons est très complexe, et plein d’incertitudes » (comme si cela était différent dans les siècles passés !!!). Dire que tout est dans tout, et que tout est compliqué, c’est un bon moyen pour tolérer les contradictions sans les résoudre… un bon moyen de laisser de côté toutes les revendications légitimes des moins bien lotis d’entre nous, en faisant croire qu’on les prendra en compte « en même temps » que les intérêts sacrosaints du grand capital.

Mais il restait à transformer ce nouveau système de pensée, qui nous coince tous et toutes actuellement, en mode de gouvernement politique. C’est fait ! En France, nous avons une autre version de ce qui se passe aux USA ou en Grande Bretagne, mais l’esprit est le même. Il s’agit toujours de « maintenir dans l’incertitude » en « semant la confusion » et en « mentant effrontément » (chez nous c’est « ne vous inquiétez pas je m’en occupe »…).

Mais, alors, quand l’incertitude devient bien réelle, comme en ce moment ??? Comment vont-ils s’en sortir ? Nous en sommes là et je n’ai pas la réponse. Pour l’instant, ce que je vois, ce sont les « dents du piège » qui se referment. La deuxième signification du slogan « En marche » apparait.

1. Piéger les mots, les sensations, les idéaux, les idées

« En marche », nous le sommes tous et toutes, notre vie durant. Qui pourrait contredire cela ? La vie humaine, par définition, est une marche vers l’inconnu. Au niveau individuel, nous ne savons pas si notre vie future sera meilleure ou pire, nous ne savons pas comment ni quand nous mourrons… Dans ce moment de pandémie, nous redécouvrons ces angoisses humaines très profondes, alors qu’elles sont le quotidien de millions d’êtres humains, chez nous et par le monde, et plus spécialement celui des migrants, qui fuient le pire sans savoir ce qu’ils trouveront...

« En marche », nous le sommes aussi collectivement, bien entendu. Mais là, ce n’est pas tout à fait la même chose. Car au niveau collectif, depuis la nuit des temps, les êtres humains ont constitué des groupes solidaires, pour se rassurer et diminuer les incertitudes, pour se soutenir mutuellement dans leur survie quotidienne et leur reproduction.

Face à leurs incertitudes et leurs peurs, les êtres humains se racontent des histoires et organisent des fêtes.  Ils se donnent des conseils mutuels, ils essaient de comprendre leur environnement pour se protéger et vivre le plus longtemps possible. Ils s’organisent socialement pour construire leur avenir commun, pour élever leurs enfants et pour leur transmettre ce qu’ils ont compris, ce qu’ils ont appris de leurs échecs et de leurs réussites. Et pour contrer leurs angoisses existentielles les plus intimes, ils inventent des récits expliquant leur origine et leur devenir, expliquant la vie et la mort, expliquant leurs relations avec la nature et les autres êtres vivants. Ainsi, au fil du temps, chaque groupe humain solidaire a constitué des croyances communes et des modes d’évaluation communs, pour décider individuellement et collectivement. Et les groupes humains ont fait évoluer leurs repères communs au fur et à mesure de leurs besoins. C’est ce que nous faisons toujours, et spécialement en ce moment.

C’est l’histoire de l’humanité telle que nous nous la racontons actuellement, dans nos sociétés démocratiques. C’est une « belle histoire » que nous aimons beaucoup, moi la première. C’est cette histoire que le mouvement « En marche » a captée.

C’est une belle histoire… mais il en manque une partie ! Une partie que mon grand-père m’a racontée quand j’étais toute petite (la guerre de 14). Une partie que j’ai découverte, bien trop petite encore, en lisant un article de journal caché dans un tiroir (les camps de concentration, la torture, la solution finale). D’où sans doute ma difficulté à croire à la belle histoire actuelle… et mon insatiable besoin de comprendre l’ensemble du phénomène humain…

Bref, l’histoire humaine ne s’est pas faite dans un monde éthéré. Même si les groupes humains se sont déplacés progressivement sur la planète (à l’échelle des millénaires), chaque groupe a vécu dans un environnement donné, plus ou moins vaste, pour stabiliser ses inquiétudes premières (manger et boire, se protéger). Et rien n’était simple. Il fallait manger tous les jours… Au sein des familles et des groupes, dans leurs environnements incertains, la compétition régnait tout autant que la coopération, entre les êtres humains présents et avec les autres êtres vivants… Des violences physiques et psychiques s’exprimaient brutalement de temps à autres… Certains groupes humains d’à côté semblaient menaçants, ou devenaient parfois réellement menaçants… Tout cela nécessitait des formes de régulations collectives diverses… Et certaines n’étaient pas tendres…

Il faut nous rendre à l’évidence : les groupes humains et les systèmes sociaux ne sont pas faits uniquement de rencontres et de discussion, de valeurs et de croyances partagées. Ils sont faits de corps vivants et d’esprits inquiets, d’émotions et de désirs multiples, et toujours changeants. La démocratie n’a pas supprimé les structures sociales et leurs contraintes. Les organisations sociales ont pour principal objectif de garantir un ordre minimum pour atteindre deux buts collectifs principaux : survire et se reproduire… Les Etats, leurs institutions et leurs administrations, contraignent les individus physiquement et psychiquement pour assurer la cohésion et la reproduction des sociétés dans le temps, en fournissant divers services collectifs essentiels. Il semble que ce soit ce que nous redécouvrons brutalement actuellement.

Car la vision néolibérale actuelle nous raconte une belle histoire tronquée, qui masque la violence des pouvoirs en place, en focalisant nos esprits sur des repères mentaux qu’elle modifie au fur et à mesure de ses besoins. Dans le « nouvel esprit du capitalisme », Luc Boltanski et Eve Chiapello nous ont pourtant prévenus. La force du capitalisme, c’est de récupérer tous nos rêves, et toutes les idées qui passent, pour s’en nourrir et nous maintenir sous sa coupe, pour continuer à faire fonctionner son système de prédation et de répartition injuste des richesses. L’idéologie libérale a isolé psychiquement les individus les uns des autres pour mieux les contrôler. Parallèlement, il est devenu presque tabou d’aborder la question des contraintes individuelles produites par les différentes structures sociales (dont une bonne partie, pourtant, sont là pour rendre des services collectifs). Tous les discours courants (soutenus par des théories psychologiques, sociologiques et économiques spécifiques) ont tenté pendant plus de trente ans de faire disparaitre des consciences les aspects les plus contraignants de la vie humaine et les contraintes diverses des mondes sociaux... Les individus dominés, pris dans toutes ces contraintes, n’ont plus eu que leurs yeux pour pleurer... Pire encore, étant définis comme « libres et autonomes », ils ont été désignés comme « responsables de ce qui leur arrive » …

2. Piéger les personnes

Comment le capitalisme peut-il réussir à se maintenir en place en accroissant les inégalités sociales sans que les gens ne se révoltent ? Il n’y a que deux solutions : la violence physique ou la violence psychique… ou les deux « en même temps »…

Chaque « mot piégé », chaque idée ou valeur appropriée par le système idéologique et politique en place, piège ensuite les individus présents, en les privant de leur liberté profonde, leur liberté de penser leur propre vie et leur propre environnement. C’est la raison pour laquelle « repérer les mots piégés » me semblent une bonne manière de réfléchir, pour accroître l’efficacité des luttes sociales. Il nous faut « voir le piège », pour ne pas tomber dedans. Sachant qu’aucune société ne peut exister sans un système « politico-idéologique » contraignant, il nous faut réinventer nos valeurs et nos explications du monde, pour reconstruire un système politico-idéologique non-violent, basé sur l’égalité et la justice, et sur la protection de tous et de toutes. Mais pour cela il faut saisir « comment nous sommes piégés », quelle est notre propre idéologie actuelle, quel est notre « confinement psychique » en quelque sorte…

Brutalement, nous voilà « confinés physiquement », pour lutter contre la pandémie. Nous voilà « isolés physiquement »… Mais nous avions été « isolés psychiquement » depuis pas mal de temps déjà… Tant mieux, si nous redécouvrons à l’occasion de cette immobilité contrainte, à quel point nous sommes proches les uns des autres… à quel point cette solitude individuelle intérieure, produite par l’idéologie néolibérale, était mortifère.

Cependant, ce n’est pas le plus étonnant. Ce qui m’étonne, c’est que personne ne se révolte vraiment. Entendez-vous le silence assourdissant des partis politiques actuels ? Que se passe-t-il donc ? Est-ce que, par hasard, nous ne serions pas libres de penser et de dire ce que nous voulons ? Voyez à l’aide de quel mot on nous fait taire, à l’aide de quel mot le capitalisme va nous piéger, désormais, si nous ne sortons pas de la nasse de son idéologie visqueuse, vigoureusement ? Il nous faut rester « solidaires »… Oui, oui, c’est « notre mot à nous », celui que nous opposions, il y a encore quelques semaines, au monde féroce dans lequel ils nous font vivre… Parallèlement, voyez comme « l’altruisme » est devenu le maitre mot (on va bientôt entendre, comme à la guerre « sacrifiez-vous pour les autres »…). On nous encourage à "penser aux autres" désormais à haute voix, à longueur de médias interposés (après l’avoir fait à bas bruit, dans des revues de psychologie grand public). Je ne suis pas contre, bien entendu. Mais qui pense à qui ? et dans quel contexte ?

En somme, en démocratie, on a le droit de discuter de tout, mais seulement à certains moments, quand on nous y autorise. Et a-t-on véritablement le droit de discuter de tout ??? Les interactions humaines sont nécessaires aux sociétés libérales, pour faire du commerce et passer des contrats. Mais les interactions démocratiques ne sont tolérées que si elles ne troublent pas les pouvoirs en place. Ainsi, discuter en situation d’incertitude n’est pas inquiétant pour les pouvoirs politiques et économiques. Dans la confusion généralisée, on ne peut rien construire de solide… et on ne voit pas trop les accords qui se nouent, dans d'autres sphères sociales, restées invisibles…  Mais quand l’avenir devient brutalement imprévisible et incertain pour le système capitaliste lui-même, la démocratie a vite fait de disparaître.

« Taisez-vous !!! », il faut que les dominants réfléchissent entre eux !!!

Nos esprits se brouillent au fur et à mesure que les débats médicaux font rage, dans les médias et sur les réseaux sociaux… La peur nous gagne. Nous n’y comprenons plus rien, dans les injonctions contradictoires : « restez chez vous / allez travailler »… Pour résister à cette situation inédite, je pense qu’il faut se poser la question sérieusement : « Sont-ils en train de nous rendre fous ? ». Non pas aujourd’hui, dans cette situation particulière de la pandémie qui nous effraie, tous et toutes, mais depuis quelques temps, depuis qu’ils utilisent d’autres repères mentaux pour décrire le monde ? Ce qui rejoint les questions déjà posées par d’autres. Sont-ils en train de « gouverner par le chaos », de « gouverner par la stratégie du choc » ??? Il me semble intéressant d’approfondir ces questions-là, pour faire les bons choix politiques et idéologiques, après la pandémie…

Laissons de côté également « l’alarmisme bloquant » (voir les vidéos intéressantes du chercheur Laurent Mermet à ce sujet, sur YouTube / cf un de mes articles de blog). A quoi bon se demander « sommes-nous déjà un pied dans le chaos… dans l’effondrement ??? ». C’est une question intéressante pour quelques chercheurs dans leurs laboratoires, mais la peur n’aide généralement pas à penser… Pour le dire autrement, à la manière de Jean-Léon Beauvois (qui disait en 1994 : « le cognitivisme, le libéralisme et le naturalisme font bon ménage » … phrase à méditer), il faut se demander sérieusement si « l’alarmisme bloquant » ne fait pas bon ménage avec le « néolibéralisme », sans même s’en rendre compte… 

Je ne remets pas en cause le confinement physique actuel. Je m’intéresse à notre confinement psychique, qui dure depuis déjà un bon moment. Je ne pense pas que l’incertitude et la confusion actuelles résultent d’une volonté délibérée et malfaisante de nos gouvernants. Je crois qu’ils gèrent la situation au jour le jour, prisonniers de leur propre idéologie et de leur propre classe sociale… Mais par contre, je crois qu’ils ont la ferme (et unique) volonté de garder le pouvoir après coup. C’est là qu’il va falloir être vigilants, et bien préparés individuellement et socialement, pour résister à la reprise des affaires « comme avant ». Car ils sont capables de piéger d’autres mots, pour continuer à s’enrichir sur le dos des autres. Voyez comme le mot « solidaire » vient d’apparaître dans la bouche d’Emmanuel Macron !

Le confinement physique, violence physique particulière, c’est peut-être un bon moment pour s’interroger sur notre confinement psychique, autre violence, particulièrement invisible et insensible celle-là. Serions-nous piégés par des mots ??? Serions-nous piégés, au sein de nos propres cerveaux ??? Dans un livre intitulé « les illusions libérales », Jean-Léon Beauvois, chercheur en psychologie sociale, décrit, pour nous alerter, toutes les avancées des sciences « socio-cognitives » qui accumulent depuis trente ans des connaissances soigneusement répertoriées par les armées et quelques autres systèmes de pouvoir bien installés, mais négligées par nos grands philosophes médiatiques.

La violence psychique, qui nous piège très solidement, c’est une idéologie qui nous dicte non seulement « ce que nous devons penser », mais également « ce que nous sommes » ! Et cette mise au pas, ce piégeage des personnes, ne se fait pas sans un système social actif et coopératif (intellectuel et médiatique).

Le libéralisme, associé au capitalisme et à la liberté d’entreprendre, avait trouvé un truc extraordinaire. Il nous disait « vous êtes libres, autonomes, rationnels et responsables »...  "vous allez discuter ensemble pour changer la société, et tout se passera bien !".... Les structures sociales, les services publics ? « tout cela, c’est du passé… allons vers la liberté » !!! « Vive la concurrence loyale, que le meilleur gagne et nous serons tous heureux ! » « Appliquons les règles de la concurrence pure et parfaite, dans tous les domaines ! ». 

Mais bien évidemment, il y avait des incohérences de temps à autres dans le fonctionnement du système, des « contradictions fondamentales » (comme diraient les marxistes). Il fallait conserver des structures étatiques minimales, et les services publics qui vont avec, pour drainer des impôts, pour aller faire la guerre ou la diplomatie (pour piller les ressources des autres peuples), pour soutenir les banques et les entreprises en faillite, pour calmer ou réprimer les fureurs populaires, pour donner un semblant de sécurité à l’ensemble des individus présents.

Au fil du temps, comment le système politico-économique capitaliste peut-il tenir, face à des contradictions toujours plus fortes, toujours plus évidentes ??? Face à des « gilets jaunes » qui s’installent sur les ronds-points, en plein hiver, en s’emparant des deux bases de notre idéologie commune : « nous sommes libres, autonomes, rationnels et responsables » et « nous voulons décider démocratiquement de notre avenir ! » ??? Comment tenir, quand on s’est attaché à promouvoir les individus et à flatter leur narcissisme (pour qu’ils consomment), quand apparaît le risque pandémique, qui peut faire des milliers de morts en même temps, dans les hôpitaux et dans les EHPAD que l'on a négligé pendant des décennies ???

Peut-être que le néolibéralisme est en train de s’effondrer sur lui-même, grâce à ses contradictions principales. Ou peut-être va-t-il révéler son vrai visage, à travers la violence physique imposée (policière, militaire, économique, etc.) ? Personne n’en sait rien. Mais peut-être que le capitalisme du désastre va encore survivre un bon moment, grâce à un nouveau discours idéologique, qui se répand à bas bruit dans les esprits… C’est aussi une possibilité à considérer. Car c’est un discours redoutable, capable de continuer à promouvoir la démocratie tout en la « vidant » de toute efficacité, de continuer à promouvoir les valeurs de la liberté, de l’autonomie et de la responsabilité en les « vidant » de toute réalité … Un discours basé sur la complexité, sur l’incertitude et sur la relativité, des théories scientifiques très sérieuses et très compliquées, impossibles à remettre en cause ! A force de répéter ces trois mots à foison, on sème la confusion dans les esprits des participants à la démocratie, jusqu’à ce qu’ils acceptent à peu près n’importe quoi…

Le mouvement « En marche » nous a dit : « nous sommes dans l’incertitude et la complexité, l’avenir se construit en marchant… pas besoin de se mettre d’accord sur le but et le chemin…, on verra cela en avançant… » Nous y avons cru, bien évidemment, parce que ce n’est pas complétement faux. Nous y avons cru… ou pas. En réalité, la question n’est pas de savoir si nous y avons cru et si nous y croyons encore. La question est de savoir si « nous avons la possibilité de DIRE que nous n’y croyons pas ». C’est cela, le confinement psychique. La violence idéologique, c’est une violence sociale, qui interdit de parler, qui empêche de penser.

Serait-ce la nouveauté du néolibéralisme ? Non. C’est juste un nouveau système idéologique, inédit et difficile à contrer. Il faut garder à l’esprit que tous les pouvoirs politico-religieux ou politico-idéologique pratiquent les deux types de violence à la fois, plus ou moins violemment… Nous sommes en train de nous réveiller lentement de nos propres rêves. Comment conserver nos idéaux les plus chers, au milieu des contradictions et des incertitudes ? L’enjeu est de taille et je suis comme tout le monde, je n’ai pas la réponse. Mais il me semble que le plus urgent est d’essayer de sortir de la confusion, de refuser qu’elle ne soit entretenue par ceux qui nous gouvernent…

Une bonne manière de lutter contre les incertitudes, en ces temps d’incertitudes intrinsèques que nous ne pouvons pas maitriser, c’est de continuer à faire ce que font des milliers de personnes, d'associations, de groupes, depuis toujours. Il nous faut nous renseigner mutuellement sur la réalité des faits matériels qui nous entourent, et repérer collectivement tous les endroits dans notre vie où il n’y a pas d’incertitudes… 

Par exemple :

Il n’y a pas d’incertitude concernant la pénurie dans les hôpitaux publics : elle provient de décisions politiques qu’il est possible de changer

Il n’y a pas d’incertitude sur le fait que des enfants ne mangent pas à leur faim en France : ce fait objectif peut être résolu par une autre répartition des revenus

Etc

3. Refermer le piège

Quand les idéologies ne suffisent plus à piéger les personnes et à les maintenir dans les places sociales que le système politico-économique leur assigne, les dominants ont tendance à resserrer les dents du piège. Ou parfois le piège se referme tout seul, emportant ceux qui l'ont posé.

Pour illustrer le fait que nous sommes piégés par le slogan « En marche », j’ai envie de rappeler le refrain de la chanson antimilitariste de G.Allright

« On avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et ce vieux con nous disait d’avancer »

Il n’y a pas que les « vieux cons » qui disent d’avancer... Moi qui ne suis qu’une « poule mouillée », je vous le dis… dans la vie, il n’y a pas que des « cons »…, il y aussi des « vieux renards », et également des « jeunes renards »… Ces derniers  naviguent à l’instinct. Ils hument l’air du temps et suivent ses parfums. Ce sont peut-être les plus dangereux.

Le slogan « En marche » nous conduit-il tout doucement à un « ordre militaire » ? Je crois que je ne suis pas la seule à me poser cette question. C’est le slogan idéal pour « se mettre en ordre de marche » puis pour « avancer sans réfléchir », puisqu’aucun but commun n’a été clairement exprimé. « En marche », et on peut nous emmener où on veut… « On », « pronom indéfini malhonnête », disait mon instituteur préféré. En démocratie, qui est ce « on » ?

Tout à coup, nous voilà « en guerre ». C’est Emmanuel Macron qui nous le dit. Nous sommes désormais « en marche et en guerre ». Il est donc possible de nous imposer à peu près n’importe quoi.

« En marche », ce n’est donc pas seulement le nom d’un mouvement politique qui porte les initiales de celui qui le dirige… Rien que cela aurait dû nous faire fuir… Mais le fait même que nous l’ayons toléré (contraint.e.s et forcé.e.s pour certain.e.s) prouve que nous adhérons au narcissisme ambiant… qu’il nous a gagné intérieurement… J’y reviendrai plus tard.

« En marche », on a cru que c’était un slogan pour gagner les élections, mais c’était bien plus que cela. C’était un véritable piège intellectuel.

Nous le découvrons actuellement : « En marche », c’est un système politique et idéologique particulier. Et comme tout système politique, il est capable de passer au stade guerrier très rapidement. Nous aurions dû nous méfier dès le 14 juillet 2017, quand nous avons vu notre jeune président défiler dans un véhicule militaire à la tête des troupes sur les Champs Elysées (au lieu de les passer en revue comme sa fonction le demandait). Nous avons cru, à moitié attendris, que c’était parce qu’il était encore un peu jeune, qu’il réalisait là un rêve de petit garçon, que cela lui passerait en grandissant… Mais la brutalité des forces policières contre les manifestants, puis les discours guerriers contre le coronavirus, puis le confinement musclé, accompagné de la mise en scène de ses « conseils de défense »… ne nous laissent plus beaucoup de doute, désormais, sur les tentations autoritaires du néolibéralisme qu’il défend.

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