Nous sommes trop près de l’évènement pour prendre l’exacte mesure de la séquence socio-politique que nous traversons. Les historiens sauront sans doute plus tard mieux en décoder les tenants et les aboutissants. Une chose cependant semble se confirmer d’ores et déjà. Toutes les institutions de la société, toutes les classes sociales, tous les acteurs sociaux et politiques, les gouvernants comme les communicants, sont en panne de stratégie, c’est-à-dire ne savent comment sortir d’une crise globale, dont tout le monde s’accorde pour la dire multidimensionnelle, mais dont personne n’en dégage vraiment la trame. Ici, ni plus ni moins qu’ailleurs ; donnons-en seulement quelques éléments dans ce numéro des Possibles qui tombe à un moment particulier de la période.
La panne capitaliste
La panne stratégique de fond, sinon du plus profond, est celle du capitalisme lui-même qui est arrivé à un point tel de dégradation des conditions sociales et physiques de la production, que sa logique prédatrice des humains et de la nature est remise en question. Un point de dégradation probablement inédit dans l’histoire puisque, aux prédations habituelles subies par les humains, s’ajoutent le changement du climat, la raréfaction de certaines ressources, l’érosion de la biodiversité et d’innombrables pollutions. L’un des signes les plus visibles et mesurables en est l’effondrement de la progression de la productivité du travail, qu’il faut voir comme le résultat de la conjonction des dégradations sociales et de celles de la nature. Comme la productivité du travail est toujours la source première et ultime de la production de valeur, le capitalisme a multiplié au cours des dernières décennies les transformations pour sortir du cercle vicieux du boom factice et du chaos financier, avec à la clé un ralentissement général de la dynamique capitaliste. Face à cela, la classe bourgeoise dans sa globalité ne peut pas grand-chose, sinon faire miroiter la conquête – à la Elon Musk – d’une autre planète, parier sur l’intelligence artificielle pour créer un homme nouveau – augmenté – et, en toutes circonstances, pressurer davantage la force de travail pour la faire travailler plus intensément et plus longtemps, et saigner un peu plus une Terre accaparée et malmenée. En dépit de la fuite en avant emmenée par les grandes institutions financières, les multinationales de la tech et autres fleurons de l’industrie, pas d’autre stratégie capitaliste en vue, vacuité maquillée par l’illusion de la croissance verte.
Or, à la fin de la décennie 1990, le capitalisme globalisé avait imposé sa trajectoire néolibérale aussi bien dans les pays capitalistes les plus puissants que les plus pauvres, ainsi que dans ceux qu’on commençait à nommer émergents. Ajustement structurel sous la férule du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale et libre-échange généralisé sous les auspices de l’Organisation mondiale du commerce naissante donnaient le « la » de la « fin de l’histoire » marquée par l’écroulement de l’Union soviétique. Et c’est précisément à ce moment-là que naquît le mouvement altermondialiste avec un maître mot : « un autre monde est possible ». L’espoir renaissait parce qu’une cible concrète bien qu’inaccessible était désignée : la finance mondiale en tant qu’expression la plus radicale du pouvoir du capital. De Seattle à Porto Alegre, en passant notamment par Florence, Gênes, Nairobi, Mumbaï, les forums sociaux et les rassemblements militants à l’occasion des sommets de l’OMC ou du G8 donnaient à l’altermondialisme une visibilité et une aura très grandes. Ainsi, les forums sociaux se multipliaient à toutes les échelles, mondiale, continentale et locale.
Un quart de siècle après, le mouvement altermondialiste s’est, sinon effondré, du moins considérablement affaibli, à la fois en tant que dynamique de mobilisations et en tant que porteur d’une autre vision sociale et culturelle du monde global. Certes, les mobilisations contre le changement du climat et l’inaction flagrante des gouvernements à enclencher des politiques résolument novatrices ont paru un temps prendre le relais des rassemblements altermondialistes antérieurs, mais elles se sont rapidement essoufflées. Un peu partout, des mobilisations contre les « grands projets inutiles » ou « mégabassines » ont poursuivi l’élan précédent, parfois avec succès. Mais globalement, les finalités du système mondial n’ont pas été modifiées, même si sa trajectoire a quelque peu changé.
L’altermondialisme a-t-il perçu les transformations capitalistes ?
Que s’est-il donc passé qui expliquerait l’affaiblissement de la dynamique antinéolibérale et/ou anticapitaliste que revendiquait l’altermondialisme, et par conséquent l’absence de véritable stratégie alternative ?
On n’émettra ici que quelques hypothèses prudentes. La première est que, au-delà du maintien de la logique générale du système – le profit à tout prix –, celui-ci a changé. L’exacerbation des crises, qui atteignent maintenant le domaine géopolitique et militaire, a conduit à une plus grande fragmentation du monde. C’est le paradoxe : alors que la globalisation du capital par celle de la finance arrive à un point inégalé, le monde s’est davantage fracturé sur des axes économiques (avec un redéploiement spatial et sectoriel des chaînes de valeur, et une progression ralentie du commerce mondial, d’où le renforcement de la concurrence et le regain des protections douanières) et géopolitiques (guerre en Ukraine, conflits récurrents dans une bonne partie de l’Afrique) directement entre grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine) ou par pays sous domination impérialiste interposés. Cela signifie que l’altermondialisme avait éclos au moment où l’unification du monde sous l’emprise du capital allait connaître un tournant inattendu. Un déphasage entre les données réelles et les aspirations nouvelles et leurs modes d’expression ne devenait-il pas alors possible ?
L’OMC ne régit plus rien, son Organe de règlement des différends est à l’arrêt, le libre échange mondial a laissé la place à une prolifération d’accords bilatéraux. Le FMI n’évite pas une guerre des monnaies et la Banque mondiale, fer de lance du « Consensus de Washington », c’est-à-dire de l’ajustement structurel imposé aux pays pauvres, parle maintenant de « développement inclusif ». Devenues mouvantes, les premières cibles du mouvement altermondialiste ont échappé à celui-ci. Dans les termes de Claude Vaillancourt, le capitalisme néolibéral a opéré un « virage discret »[1].
Le durcissement des politiques néolibérales pour accompagner toutes ces transformations correspond à un rapport de forces nettement en faveur des classes bourgeoises, au détriment des classes populaires, pendant que les gouvernements progressistes et dictatoriaux alternaient en Amérique latine – qui vit la naissance de l’altermondialisme – et que la social-démocratie traditionnelle se ralliait dans beaucoup de pays européens aux préceptes néolibéraux. L’affaiblissement des mouvements sociaux et la difficulté à obtenir des victoires partielles en est la conséquence. Bien que puissantes comme en France, les batailles perdues contre les réformes des retraites sont un exemple de la difficulté à définir une stratégie gagnante. Encore plus significatif peut-être est l’affaiblissement de la dimension internationale des préoccupations des associations altermondialistes au fur et à mesure que les forums sociaux et autres rencontres ont progressivement perdu leur audience. Dès lors, l’enjeu écologique planétaire n’est pas mis en cohérence avec le nécessaire développement des pays dans lesquels règnent encore malnutrition, mortalité infantile et insuffisance tragique d’infrastructures d’éducation, de santé et même d’eau potable.
L’altermondialisme sans fil d’Ariane ?
Une deuxième hypothèse peut être examinée : l’altermondialisme et au-delà les mouvements sociaux n’ont peut-être pas retrouvé un fil d’Ariane conduisant à leur objectif d’émancipation. Depuis le XIXe siècle et pendant tout le XXe, l’émancipation humaine était identifiée à la question sociale, et celle-ci devait être résolue par le progrès économique et par l’abolition de la propriété privée du capital synonyme de l’exploitation du travail. Ces croyances se sont effondrées. Elles ont été remplacées par d’autres croyances. L’une est que le mouvement écologiste serait le nouveau fédérateur de toutes les luttes, autour duquel pourrait se construire une convergence des objectifs de transformation[2]. Ainsi, les mobilisations dénonçant l’inaction des gouvernements et des institutions internationales contre le changement du climat ont pu donner l’impression d’avoir résolu le problème stratégique de l’imbrication du local et du global : puisque le climat est un objet global, la multiplication des actions locales en sa faveur devait entraîner une meilleure conscience des enjeux. Mais la réalité sociale a rattrapé cette démarche : la question sociale ne pouvait ni se trouver simplement plaquée sur la préoccupation environnementale, encore moins être évacuée complètement. Des Gilets jaunes aux victimes des plans de licenciements dans les entreprises soumises aux impératifs financiers, le message est le même : il nous faut vivre au quotidien pour pouvoir penser le lendemain. Cela signifie que derrière l’écologie, il y a le travail et vice versa ; autrement dit, derrière le type de production et de besoins à satisfaire, il y a le sens du travail. Cette association indispensable n’a pas été pensée ou ne l’a été que trop récemment pour être en mesure de rebâtir une stratégie offensive à l’encontre des transformations capitalistes.
L’altermondialisme partagé entre le rapport capital/travail et les rapports de discriminations
Sur la sous-estimation des enjeux du travail et de la situation des classes populaires – diluées dans un magma hétérogène et à géométrie variable des classes moyennes[3] – s’est greffée une autre croyance selon laquelle le rapport de classes entre capital et travail n’était pas ou plus un rapport structurel fondamental des sociétés capitalistes modernes. Le concept d’exploitation de la force de travail salariée ne permettant pas de rendre compte de l’ensemble des rapports sociaux dans la société, celui de discriminations lui a été substitué et appliqué à plusieurs aspects devenus emblématiques aujourd’hui : discriminations de sexe et/ou de genre, discriminations de race, discriminations dites de classe. Or, s’il est indéniable que le concept d’exploitation de la force de travail pour produire de la plus-value n’est pas fait pour mesurer les autres rapports sociaux que ceux qui organisent le travail productif, le mettre au rancart est une impasse théorique et stratégique. Cette mise à l’écart n’est peut-être pas indifférente à l’oubli qui frappe les classes populaires dans la gauche politique traditionnelle.
L’analyse déborde alors le cadre de la sociologie au sens strict, puisqu’elle est aussi d’ordre culturel. Le philosophe canadien Maxime Ouellet, critique des Cultural Studies, craint la disparition des classes sociales dans certaines approches intersectionnelles : « Réduites à une identité culturelle comme les autres, les classes sociales tendront à disparaître des analyses des Cultural Studies, si ce n’est que pour dénoncer, dans une perspective moraliste, le classisme ; c’est-à-dire la discrimination dont sont victimes les pauvres, au même titre que les personnes racisées sont victimes du racisme systémique ou les femmes du patriarcat. Le matérialisme vulgaire du marxisme orthodoxe sera inversé pour prendre la forme d’un idéalisme abstrait décroché de tout ancrage avec la réalité matérielle. La posture dialectique du matérialisme culturel qui visait une critique radicale des structures sociales du capitalisme cédera ainsi la place à une posture individualiste libérale qui fera de la lutte contre toutes les formes de discrimination son principal centre d’intérêt. »[4]
En d’autres termes, ce n’est pas la droite qui a inventé la distinction entre le « social » et le « sociétal ». En France, c’est la pratique politique de la dénommée « gauche de gouvernement » qui a glissé d’un registre à l’autre au fur et à mesure de son alignement sur les dogmes néolibéraux, avec l’onction du think tank de « gauche » Terra Nova qui préconisait d’oublier ouvriers et employés pour bâtir une stratégie électorale[5]. Abandonner la dichotomie front dit principal/fronts dits secondaires, qui subordonnait ceux-ci à celui-là, ne signifie pas d’édulcorer le rapport capital/travail qui reste un structurant fondamental de la société.
On ne peut assurer de la pertinence, même partielle, de ces hypothèses. Mais, au sein des deux principales associations européennes se réclamant de l’altermondialisme, Attac Allemagne et Attac France, une discussion approfondie sur les transformations du capitalisme et leurs répercussions en termes de philosophie politique serait indispensable, sinon le déphasage entre la réalité et l’activisme régnant risque de s’amplifier. Attac Allemagne a sombré. Ce n’est pas le cas d’Attac France mais l’association a adopté les nouvelles représentations qui dominent au sein des nouveaux mouvements sociaux : l’écologie et le climat surplombant le social ; le classisme en lieu et place du rapport d’exploitation de classe ; les discriminations de tous ordres pour accréditer l’éclectisme et la globalité de la prise en compte des enjeux d’émancipation. L’activisme, même s’il est dynamique de la part des associations altermondialistes et de nombreuses ONG, ne peut pallier l’absence de fil conducteur reliant les contradictions et difficultés rencontrées et la dynamique mortifère du système capitaliste.
Avec la conscience de la crise écologique inséparable de la crise sociale, la nouvelle phase des luttes féministes déclenchée par #metoo est l’événement marquant notre période. Ces luttes ont largement contribué à joindre les questions féministes, sociales et écologiques. Mais, même sur ce terrain qui est potentiellement fédérateur, des visions stratégiques différentes se font face[6]. Là encore les questions relatives au travail, celui des femmes en l’occurrence, sont déterminantes. Et celles par exemple de la parité, du foulard, de la prostitution prennent de l’ampleur et renvoient aux débats concernant l’universalisme des droits versus l’identité des personnes dominées, voire l’essentialisation de leur condition[7].
La macronisme, un OVNI de plus en plus identifié
Toutes les questions évoquées ci-dessus, et qui n’ont pas de prétention exhaustive, font partie de la trame sur laquelle se nouent les contradictions socio-économiques, écologiques et géopolitiques d’un monde aussi globalisé que fissuré, dans lequel chaque institution et chaque groupe social cherchent en aveugles sa bonne stratégie. À cette aune, la situation politique française en l’été 2024 relève de la farce tragi-comique. Le président Emmanuel Macron est à lui seul la figure de proue du navire « Panne stratégique ». Sept ans de politique néolibérale sans complexe, sept ans de mépris des hommes et des femmes qui travaillent, sept ans de mises en cause du droit à la retraite et à l’assurance chômage, sept ans de pouvoir sans partage, sept ans de recul des droits des migrants[8], sept ans conclus par une dissolution improvisée, une défaite électorale imprévue et une innovation jamais vue dans un pays dit démocratique : la gauche déclarée officiellement exclue de la possibilité même de former un gouvernement, formellement donc inéligible, et la nomination d’un premier ministre issu de la plus petite formation politique représentée au parlement – celle qui s’opposa même au front républicain – avec le sauf-conduit de l’extrême droite. Un président dont les troupes ont bénéficié du front républicain dressé par la gauche, mais qui, afin d’écarter celle-ci, conclut un pacte de non-agression avec l’extrême droite qui était justement l’objet de ce front républicain dressé contre elle. Bref, la panne stratégique d’un président qui s’est thatchérisé puisqu’il ne conçoit pas d’alternative à sa politique[9]. Et dire que ce président fut présenté en 2017 comme un « président philosophe »…[10]
Notre dossier : Où en est l’altermondialisme dans un contexte de crise globale du capitalisme et de montée de l’extrême droite ?
Notre dossier ouvre une discussion pluraliste sur un certain nombre de questions évoquées précédemment. Il commence par un article de Matari Pierre et Alexis Saludjan qui rappellent dans quelles conditions est né l’altermondialisme à la fin de la décennie 1990 et comment, à partir de la crise de 2007-2008, il s’est progressivement affaibli. Pour comprendre cette évolution les deux auteurs tirent parti des expériences politiques en Amérique latine qui illustrent les limites de la critique altermondialiste du capitalisme néolibéral. En particulier, une « tendance centrifuge » des luttes agit dans « les espaces nationaux ». Elle « renvoie également aux rapports entre les luttes du Nord et celles du Sud. Par exemple, les traitements de la question migratoire – question dont les ressorts condensent les contradictions d’inégalité de développement et les crises politiques que charrie le capitalisme mondial, et dont l'exacerbation dramatique nourrit plus que jamais la montée de la xénophobie – butent sur le défi de la solidarité internationale des travailleurs et des peuples dans un combat altermondialiste voire anticapitaliste. »
Gilbert Achcar complète le diagnostic en posant la question « Un autre monde est-il possible ? » Il analyse : « Les souffrances humaines, les injustices, les inégalités peuvent alimenter une infinité de causes qui mériteraient d'être défendues publiquement. Mais seul un petit nombre d'entre elles font l'objet d'une politisation. Et c'est le rapport de forces entre ceux que j'appelle les "professionnels de la parole publique" qui explique comment s'opère la sélection des bonnes causes à tel ou tel moment. » Il reste optimiste « parce que les ressources économiques et technologiques de l’humanité ont atteint un niveau tel que le renversement de toutes les tendances décrites ci-dessus est tout à fait à sa portée ».
Il s’avère qu’il faut donc replacer l’évolution de l’altermondialisme dans le cadre des transformations du capitalisme. Ainsi, l’économiste Norbert Holcblat propose un diagnostic sur la situation de celui-ci à l’échelle mondiale. Ralentissement très net de la dynamique de production et donc de l’accumulation, stagnation de la productivité du travail sont les signes les plus marquants de la « longue dépression » malgré un « capitalisme sous perfusion ». Sans qu’on puisse dire encore si s’ouvre une nouvelle phase de mondialisation avec « un basculement du monde qui se traduit d’abord par la montée de la puissance chinoise : économique, militaire et politique. », tandis que les États-Unis tentent de préserver leur suprématie économique, politique et militaire.
Le dossier se poursuit par l’article de Daniel Bachet analysant l’essor des plateformes autour de l’intelligence artificielle et de ce qu’on appelle aujourd’hui le capitalisme algorithmique. Le numérique, l’Internet sont devenus des instruments de la puissance financière dans un but de profit mais aussi de conquête du pouvoir sur la société.
Vient ensuite l’examen de l’évolution des relations internationales par Bertrand Badie qui étudie le concept de Sud global. Selon lui, ce concept n’est pas capable d’établir un diagnostic fiable des relations internationales, même s’il est en train d’acquérir une notoriété, sinon une pertinence, dans les analyses les plus répandues aujourd’hui : « il est maintenant un maillon essentiel d’une appréhension subjective des nouvelles relations internationales. […] Comme le suggère le chercheur indien Amitav Acharya, il n’est compréhensible que dans cette double démarche qui annonce un monde complexe et multiple, et qui se distingue à tout jamais de ce monde eurocentré ou occidentalocentré qui a fait la loi (dans tous les sens du terme) depuis la Paix de Westphalie ».
Dans ce cadre international nouveau, Pierre Khalfa entreprend d’expliquer pourquoi les forums sociaux, tant européens que mondiaux, se sont progressivement essoufflés pour disparaître, signifiant l’impasse de l’altermondialisme aujourd’hui, du moins dans sa version initiale. Plusieurs causes sont à l’origine de cet essoufflement : impossibilité de prendre des décisions dans les forums ; paralysie par des forces opposées ; limites inhérentes à un simple espace de discussion.
Christophe Aguiton dresse à son tour un bilan de vingt-cinq années d’altermondialisme. Il met plutôt l’accent sur les aspects positifs de cette expérience, notamment par la contribution à la délégitimation du néolibéralisme. Il n’en cache pas moins qu’une nouvelle phase doit s’ouvrir pour redonner une impulsion et une visibilité aux mouvements sociaux multiples qui agissent contre l’ordre dominant. Il souligne aussi l’apport des nouvelles formes d’action et de prise de décisions.
Après ces analyses d’ordre général, deux articles étudient l’évolution de deux associations Attac. D’abord, Claude Vaillancourt, président d’Attac Québec, après être revenu sur les conditions de naissance de l’altermondialisme, montre que la période consécutive à la pandémie du Covid 19 avait brisé son élan. Pourtant, les mobilisations antiracistes, notamment dans le mouvement Black lives matter, ont connu en Amérique du Nord une « vigueur exceptionnelle ». De plus, les progrès apportés par les luttes en faveur des droits des Autochtones sont importants. Mais il note que « L’accord entre ces différentes luttes n’a cependant pas toujours été harmonieux. […] Les préoccupations concernant les minorités identitaires, le genre, la sexualité occupent […] une place prépondérante, alors que l’exploitation économique de classes ne semble plus la préoccupation principale. Ces deux priorités, difficiles à départager, créent des luttes intestines au sein de la gauche qui lui font du tort et brisent des alliances. » Le moment est donc à réinventer un « militantisme à l’ère post-covid ».
Ensuite, Peter Wahl, l’un des fondateurs d’Attac Allemagne, dresse quasiment la nécrologie de l’association d’Outre-Rhin. Il parle de son déclin comme d’une tragédie. Bien sûr, il y a des raisons spécifiques à l’Allemagne – qui s’ajoutent à celles qui sont plus globales – à la fois pour expliquer son premier succès et son échec aujourd’hui. Après la crise financière de 2007, la création du parti Die Linke a paru constituer une alternative pour de nombreux militants d’Attac qui l’ont rejoint. Dans le même temps, un diagnostic s’imposait : « Les différentes forces au sein de l'organisation tendaient à s'éloigner les unes des autres, de sorte qu'il manquait de plus en plus une définition stratégique commune du rôle politique d’Attac ». Lorsque la scission de la gauche allemande est intervenue, le bloc anti-néolibéral s’est désintégré, et le Conseil scientifique d’Attac Allemagne s’est auto-dissous. Peter Wahl note lui aussi que, parmi les divergences idéologiques qui ont pris cours, « Sous l'étiquette "politique des identités versus politique de classe", des divergences profondes sur l'orientation stratégique ont éclaté. Bien sûr, il s'agissait ici d'une simplification qui mettait en plate contradiction la dialectique des rapports de force macroéconomiques et politiques d'une part et les attributions culturalistes d'identités discriminées d'autre part. »
Notre dossier comprend deux contributions sur la réalité française dans le contexte politique de la montée de l’extrême droite. Les élections législatives n’ont peut-être réussi qu’à ériger un barrage fragile et temporaire. Le sociologue et politiste Félicien Faury, dans un entretien pour la revue, s’interroge pour savoir s’il y a une question sociale derrière le vote RN. Il interprète différemment de la plupart des commentateurs la dichotomie diffusée dans nombre de médias entre le vote des villes et celui des campagnes. « C’est avant tout un effet de composition sociale. […] Le seul fait de vivre en ruralité [n’a] en réalité que peu d’effet propre sur le vote RN, par contraste avec les variables socio-démographiques classiques explicatives du vote RN, en particulier la CSP et surtout le niveau de diplôme. Si le RN triomphe dans les campagnes, c’est donc avant tout pour des raisons de composition sociale de ces territoires : on trouve davantage de classes populaires dans les ruralités. » En outre, selon lui, il n’y a pas lieu d’opposer les recherches intersectionnelles et les questions de travail et de rapports de classes. Au contraire, les premières nourrissent les travaux actuels de sciences sociales.
L’historien Gérard Noiriel propose un retour sur l’émergence dans le débat politique des notions de nation et de race qui, entre le XIXe siècle et le XXe, « ont basculé de la gauche vers l’extrême droite. C'est dans ce contexte nouveau que le nationalisme et l’antisémitisme se sont imposés dans le débat politique français. [ ..] En plaçant au centre de son agenda politique la question de la sécurité et de la nation, la droite focalise alors son discours politique sur des questions identitaires […] À l'opposé, la gauche socialiste met alors au centre de son propre agenda politique la situation socio-économique des citoyens. » La conséquence de ce nouveau schéma est que la question de l’immigration et de la maîtrise des frontières s’est imposée. Alors, « à partir de 1983, le recentrage du parti socialiste, l’abandon de nombreuses promesses sociales et l'aggravation du chômage ont changé la donne. Pour justifier sa posture progressiste, la gauche de gouvernement s'est focalisée de plus en plus sur des thèmes identitaires. » Il s’ensuit que Gérard Noiriel exprime un autre avis sur l’intersectionnalité : il déplore « la quasi-disparition de la réflexion marxiste sur l'exploitation des prolétaires dans le cadre du procès de travail capitaliste. À la place s'est imposé le discours juridique sur les "discriminations", qui ne remet pas en cause le système capitaliste, mais cherche simplement à l'améliorer. »
Stéphanie Treillet examine comment le féminisme, par les nouvelles luttes que les femmes impulsent à travers le monde entier, peut ressourcer l’altermondialisme. Il faut comprendre que la prise en compte de la dimension de genre est un combat à renouveler incessamment. Mais ces luttes ont contribué à la jonction avec celles de l’écologie et des questions sociales. L’auteure en donne de nombreux exemples. L’entrée des femmes dans le salariat y a joué un grand rôle. La nouvelle vague féministe, notamment autour de #mettoo, s’inscrit vraiment dans la continuité des vagues précédentes.
Alors que les dominations impérialistes se renouvellent et se perpétuent dans le monde, Ian Vidal, avec la collaboration d’Isabelle Bourboulon, montre à quel point la France n’en finit pas de se débarrasser de son costume colonial en Nouvelle-Calédonie et ailleurs. Ainsi, « la lutte Kanak en Nouvelle-Calédonie est un exemple emblématique de résistance contre les oppressions coloniales et néo-libérales ». Il illustre « 150 ans de domination, 150 ans de résistance » face aux violences, aux accaparements et aux spoliations. Au XXe siècle, la domination française se poursuit sous un déguisement de « processus de décolonisation ».
Jean-Marie Harribey rend compte du livre de Claude Serfati, Un monde en guerres, qui analyse les bouleversements économiques et géopolitiques que le monde connaît depuis ce que l’auteur appelle « le moment 2008 » de la crise financière. L’idée générale est que le monde n’est pas entré dans la fin de l’histoire ni dans l’ère de la victoire des marchés, mais reste dans la « quête incessante de nouveaux domaines de valorisation et que le capital s’attaque pour cela à tous les obstacles qui se dressent sur sa voie, que ces obstacles résultent de la résistance de la nature, de celle des êtres humains ou bien qu’ils soient dressés par les frontières nationales ». Ainsi, la concurrence économique et les rivalités militaires sont dans un continuum qui élargit les terrains d’affrontement et multiplie les risques de conflagration.
Catherine Samary livre aussi une recension, celle de l’ouvrage de l’historien et géographe Vaclav Smil Comment marche le monde. Il s’agit, nous dit Catherine Samary, « de passionnantes mises en perspective historiques, explications scientifiques ou techniques et analyses salutaires essentielles à connaître pour bien évaluer l’ampleur des dépendances "héritées" et difficilement réversibles envers les énergies fossiles dans les modes de vie actuels. […] Il souligne aussi l’enjeu moral d’orientations qui imposeraient aux populations les plus démunies de renoncer à un mieux-être similaire au nom de la protection de la planète. Son livre porte donc sur les difficultés à affronter pour mener des politiques écologiques. On ne saurait sous-estimer l’intérêt du sujet dans le contexte de l’actuelle crise climatique et environnementale. »
Catherine Samary rend compte également du livre de Daria Saburova qui propose dans Travailleuses de la résistance, Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre une enquête de terrain réalisée en temps de guerre pendant trois mois dans la cité minière de Krivih Rih. Elle se centre sur le « travail de résistance » bénévole des femmes des classes populaires de cette ville. C’est une enquête « située » qui rompt avec les approches « géo-politiques » qui dominent une partie de la gauche ignorant la société ukrainienne agressée et résistante.
Patrice Grevet clôt notre dossier en abordant un point technique dont l’enjeu politique est primordial. Afin de renforcer la bataille qui s’est ouverte en 2024 grâce au programme du Nouveau Front populaire, notre contributeur examine les conditions pour qu’un tel programme ne se heurte pas à ce qu’il appelle « l’épreuve de la balance des paiements ». Il s’agit d’éviter les dégâts que provoquent les mouvements de capitaux et de s’engager dans une bifurcation sociale-écologique de la production et de la consommation.
Ce dernier article est une note d’espoir après une série noire de difficultés qui semblent difficilement surmontables. En effet, c’est la principale lueur que l’on peut apercevoir. Les classes populaires, les citoyens épris de démocratie sont capables de comprendre la nécessité et l’urgence de l’union des forces sociales pour amorcer des transitions radicales, dès lors que les partis politiques parlent (à peu près…) d’une seule voix. Cela a permis au front républicain de prouver sa capacité de mobilisation. Et, en 2023, les syndicats unis contre la réforme des retraites avaient eux aussi compris la volonté populaire farouche exprimée dans la mobilisation de la rue. L’unité est sans doute l’une des meilleures armes pour surmonter les pannes stratégiques et s’opposer à la radicalisation des droites et de l’extrême droite. D’ailleurs, le capital, même en crise, a, comme toujours, compris la leçon : il a fait front uni contre la gauche…
Terminons cette introduction à notre dossier en rendant hommage à notre ami Pierre Salama qui nous a quittés au cours de cet été. Son engagement théorique et militant fut primordial. On pourra lire le texte en son honneur sur le site d’Attac.
Jean-Marie Harribey
[1] Claude Vaillancourt, La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret, Montréal, Écosociété, 2023.
[2] C’était la thèse notamment de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2022. Recension critique dans Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Blog ; Alyernatives économiques, 20 janvier 2022.
[3] Voir dans des dossiers précédents sur les classes sociales : Anne Eydoux, « Les classes laborieuses dans la tourmente des crises du capitalisme », Les Possibles, n° 28, Hiver 2024 ; Jean-Marie Harribey « L’invisibilisation des classes populaires », Les Possibles, n° 28, Hiver 2024 ; « Du travail et de l’exploitation, À propos du livre d’Emmanuel Renault », Les Possibles, n° 39, Printemps 2024.
[4] Maxime Ouellet, « De la New Left à la Fake Left : les Cultural Studies et la crise de la réalité », Cahiers Société, n° 4, 2022, p. 71-72.
[5] Terra Nova (Olivier Ferrand, Bruno Jeanbart et Romain Prudent), « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », 10 mai 2011.
[6] Voir Commission Genre d’Attac France, « L’égalité entre femmes et hommes : encore un long chemin », Les Possibles, n° 38, Hiver 2024. Voir aussi le dossier « Le(s) féminisme(s) aujourd’hui », Les Possibles, n° 16, Printemps 2018.
[7] Voir le dossier « Au croisement des rapports d’exploitation et de domination », Les Possibles, n° 32, Été 2022 ; notamment l’article de Catherine Bloch-London, Christiane Marty et Josette Trat, « Dépasser le clivage entre féminisme intersectionnel et féminisme universaliste ».
[8] Voir les articles sur la politique migratoire dans Les Possibles, n° 38, Hiver 2024, et dans Les Possibles, n° 39, Printemps 2024. Le durcissement de la politique migratoire se généralise partout en Europe. Ainsi, la réaction immédiate du gouvernement allemand Scholtz à l’attentat au couteau à Solingen fut de réclamer des mesures plus fermes contre l’immigration : il a réinstauré le contrôle aux frontières pour 6 mois ; les règles européennes ne le permettent que pour une durée limitée. Mais le mouvement s’amplifie au sien de l’UE. Voir Hartmut Rosa, « Contre l’AFD, le discours des partis politiques doit changer », Le Monde, 10 septembre 2024.
[9] Jean-Marie Harribey, « Emmanuel Macron se thatchérise », Blog Alternatives économiques, 30 août 2024.
[10] Jean-Marie Harribey, « L’insignifiance d’un président », Blog Alternatives économiques, 6 septembre 2024.