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Billet de blog 28 juin 2023

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Vers un État post-démocratique, illibéral ?

Quelles sont les pratiques de l’État néolibéral aujourd’hui ? Autour de cette question s'articule le dernier numéro de la revue des Possibles, éditée par le Conseil scientifique d'Attac. Nous reproduisons ici son éditorial, signé Jean-Marie Harribey.

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Article paru dans le 36ème numéro de la revue trimestrielle Les Possibles.


La compréhension de la nature de l’État dans la société capitaliste reste un point névralgique dans les analyses portées par les mouvements progressistes et les intellectuels critiques. Sans doute parce que, par définition, cet État est de nature contradictoire, ce qui apparaît de façon encore plus flagrante lorsque la société elle-même voit ses propres contradictions s’exacerber. Au XIXe siècle, Friedrich Engels l’avait noté : « Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l'"ordre"; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l’État. »[1] La formule est certainement juste mais elle est trop générale pour épouser les différentes configurations socio-politiques que l’on a connues. De plus, les transformations du capitalisme mondial, accélérées par la circulation sans entraves des capitaux au cours du dernier demi-siècle, ont remodelé les pratiques politiques étatiques.

Dès le début de la phase dite néolibérale du capitalisme, il est apparu que l’État, loin de voir son rôle réduit, était au contraire renforcé et recentré autour de la création et de la défense d’un cadre normatif très précis et contraignant pour que les mécanismes de marché prévalent sur tout autre principe de régulation. À cet égard, la construction de l’Union européenne sur la base de la « concurrence libre et non faussée » illustre bien ce qui fut appelé l’ordolibéralisme, pensé dès l’entre-deux guerres par les idéologues néolibéraux. Cependant, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, bénéficiant d’un rapport de forces relativement favorable, le monde du travail avait réussi à construire un système de protection sociale : en particulier, en France, la Sécurité sociale fut créée, au départ gérée par les travailleurs eux-mêmes et leurs représentants.

Alors, État néolibéral ? État social ? Plutôt l’un que l’autre ? État néolibéral certainement par l’orientation globale des politiques publiques s’inscrivant dans l’accélération de la marchandisation du monde et la soumission aux exigences de la finance. D’un autre côté, suffit-il d’avoir un taux de prélèvements obligatoires de 45,4 % par rapport au PIB et une protection sociale qui représente un tiers de celui-ci en France pour caractériser l’État de social, ou d’État providence ? Si l’on considère que les travailleurs et leurs représentants ont été peu à peu dépossédés de la maîtrise des objectifs et de la gestion de « leur » Sécurité sociale, on n’est plus, selon le sociologue Nicolas Da Silva[2], dans un conflit entre État et marché mais entre État et citoyens.

Le mouvement social sur les retraites, soutenu par une très grande majorité de citoyens, peut donner corps à l’hypothèse précédente. Ce mouvement est entré en résistance contre le processus de marchandisation de tous les espaces collectifs encore largement soustraits à la loi du profit. Et la mise en marché de la dette publique est partie prenante de la soumission aux exigences financières[3]. Mais la crise du système productif capitaliste est telle, tant sur le plan social (épuisement des gains de productivité du travail) que sur le plan écologique (épuisement des capacités de renouvellement des ressources et réchauffement du climat), que des tendances lourdes de pratiques étatiques non démocratiques sont à l’œuvre afin d’empêcher toute remise en cause de l’ordre social dominant. La criminalisation des mouvements sociaux, leur répression de plus en plus dure et la violation des procédures démocratiques sont devenues monnaie courante, tandis que les projets de discrimination et de rejet envers les migrants reviennent périodiquement empoisonner le débat public. La France n’est bien sûr pas le seul pays à connaître cette dérive inquiétante, puisque de nombreux pays européens sont déjà dans une situation caractérisée d’illibéralisme (notamment Hongrie, Pologne), ou bien voient l’extrême droite arriver au pouvoir ou s’en approcher (Italie, Suède, Finlande, Danemark). Mais le gouvernement français, en usant et abusant de tous les mécanismes constitutionnels pour contourner les prérogatives du parlement, a mis à mal le principe de la séparation des pouvoirs. Montesquieu est nié par les prétendus libéraux.

Notre dossier de ce numéro des Possibles propose quelques éléments pour analyser cette évolution. Il s’ouvre par un texte d’Évelyne Dourille-Feer sur la « démocratie bafouée ». Elle retrace la chronologie des outils législatifs utilisés par le gouvernement pour empêcher qu’un véritable débat ait lieu sur une réforme des retraites contestée par la population. Ce blocage est la suite logique du mépris affiché par le président Macron pour les organisations syndicales. La montée des violences policières en est la conséquence ultime. Même la presse Macron-compatible s’émeut de « l’offensive de la droite contre l’État de droit »[4].

Le juriste Julien Giudicelli propose une analyse critique de la décision du Conseil constitutionnel de valider la réforme des retraites. Cette décision est symptomatique d’une « démocratie bloquée ». De nombreux arguments plaidaient pour que le Conseil prenne en considération que « clarté, sincérité et sérénité des débats » n’avaient pas été respectées. Il n’en a rien été et il serait dangereux que la non-prise en compte de ces trois éléments  fasse jurisprudence.

Gustave Massiah élargit la focale sur un mouvement social qui est en même temps écologique et démocratique. Dans ce contexte, « la situation française est inacceptable pour le capital européen et international, alors que la tendance est à l’augmentation du temps de travail et de l’âge de la retraite dans les autres pays ». Ce que mettent en cause les travailleurs, « ce n’est pas le travail, c’est surtout le travail contraint et salarié, le salariat quand il génère des profits exponentiels dans les grandes entreprises et des salaires mirobolants pour leurs dirigeants ».

Nous poursuivons avec une recension du livre de Christiane Marty L’enjeu féministe des retraites, réalisée par Jean-Marie Harribey. Christiane Marty montre que renforcer les droits directs des femmes à la retraite serait sans doute la meilleure manière d’améliorer le principe même d’une retraite fondée sur la solidarité. Son livre constitue une référence pour mettre en lumière les enjeux fondamentaux de la retraite grâce à une approche féministe.

Le sociologue Nicolas Duvoux expose l’hypothèse selon laquelle l’État est « un distributeur de sécurité et d’insécurité sociales ». En se situant dans le sillage de Pierre Bourdieu et de Rober Castel, il souligne l’insécurité dans laquelle sont placées « les classes populaires et une partie des classes moyennes ». Selon lui, « Bourdieu donne en effet des clés théoriques et empiriques pour modéliser les analyses de Castel sur l’insécurité sociale, élaborées par ce dernier à partir d’une méthode historique, et ainsi les faire entrer dans la description quantitative et qualitative de la hiérarchie sociale. »

Olivier Fillieule, lui aussi sociologue, montre que le schéma national de maintien de l’ordre, expérimenté contre les Gilets jaunes, est maintenant appliqué contre toutes les  manifestations, qu’il s’agisse de celles contre les méga-bassines ou contre la réforme des retraites. Alors que « ce qui frappe, c’est plutôt la modération des incivilités et des déprédations commises côté manifestants face à une situation aussi mal gérée politiquement ».

Thierry Brugvin va dans le même sens en regardant de près l’utilisation des LBD (lanceurs de balle de défense) et des grenades au TNT, qui sont des armes potentiellement létales. « Au-delà des revendications socio-économiques, apparaissent un enjeu démocratique, celui de la violence légitime ou illégale exercée par les forces de l’ordre, et aussi celui de la liberté d’expression et du droit de manifester. »

L’économiste Anne-Laure Delatte, auteure d’un livre récent L’État droit dans le mur, Rebâtir l’action publique (Fayard, 2023), répond aux questions d’Esther Jeffers et de Jean-Marie Harribey. Notamment :  Quelles sont les transformations de l'action de l’État en France depuis l'après-guerre ? Quelles sont les aides dont bénéficient les entreprises ? L’urgence climatique est-elle vraiment inscrite à l’agenda de l’État ? Que penser du rapport Pisani-Ferry/Mahfouz sur la lutte contre le réchauffement du climat ?

François Morin replace le battage sur les décisions récentes des agences de notation dans le cadre de l’évolution du capitalisme financier. Et il plaide pour introduire la démocratie dans toutes les instances économiques : la banque centrale, les banques et les entreprises. Reien de moins que changer de paradigme, insiste-t-il.

Michel Cabannes propose une synthèse de l’évolution de l’intervention économique des États depuis le début de la phase du néolibéralisme. Il décèle trois tendances : une libération des forces du marché, une intervention croissante dans la répartition des ressources et également dans le soutien macroéconomique. Il en ressort que l’autorégulation du marché est déconsidérée de même que celle du ruissellement. Par delà les concessions que les États sont obligés de faire, leur visée reste la prolongation du système économique favorable aux classes dominantes.

Dans un texte traduit par Catherine Samary, Gábor Scheiring, sociologue et économiste hongrois à l’université Bocconi de Milan, examine les modèles de croissance économique adoptés dans les pays d’Europe centrale et orientale qui connaissent simultanément une dérive progressive vers des formes politiques de moins en moins démocratiques. Il propose ainsi une « économie politique du populisme » capable d’apaiser « les perdants relatifs dans les classes populaires et dans les rangs de la classe d'affaires nationale ».

Puisqu’il s’agit d’intérêts de classes, Jean-Marie Harribey conteste l’utilisation du concept de classe(s) moyenne(s), au singulier comme au pluriel, véritable fourre-tout destiné principalement à rendre invisibles les classes populaires. Ces dernières ne sont plus considérées que comme des résidus statistiques marginaux. Cette marginalisation fait écho au déni du travail qui a été la ligne politique sous-jacente à la réforme des retraites du gouvernement Macron-Borne.

Pour clore ce dossier, Jean-Marie Harribey propose une recension du livre posthume de Michel Husson Portrait du pauvre en habit de vaurien, Eugénisme et darwinisme social. Dans ce livre foisonnant de références, Michel Husson raconte l’histoire des idéologies qui entourent, depuis deux siècles et demi de capitalisme, l’existence des pauvres, des surnuméraires, des inutiles au monde. Le mépris de classe envers les pauvres n’a jamais cessé et il a alimenté les formes les plus détestables et les plus criminelles de l’eugénisme. Et l’on découvre que Darwin a peut-être une part de responsabilité dans ce qu’on a appelé le darwinisme social.

La partie Débats de ce numéro des Possibles s’ouvre sur un hommage à Jacques Berthelot rendu par Thierry Pouch. Jacques Berthelot nous a quittés au mois de février dernier[5]. C’est l’occasion de rappeler son engagement intellectuel et militant en faveur d’un mode de production agricole respectueux des humains. Participant et animateur de nombreuses associations, il a particulièrement analysé les politiques agricoles, que ce soit à l’échelle européenne ou dans les pays africains, et les conséquences que la première avait pour ceux-ci.

L’économiste Catherine Samary décrit la résurgence de la guerre qui avait fracassé la Yougoslavie à la fin des années 1990. Entre la Serbie et le Kosovo dont l’indépendance n’a jamais été reconnue par Belgrade, le conflit est aujourd’hui rouvert. Entre la minorité serbe (mais majoritaire dans le nord du Kosovo) et les Kosovars, la tension est telle qu’un nouveau foyer de guerre menace de s’ouvrir en Europe. Sous le regard attentif de Poutine ?

Nous publions un texte du sociologue Alain Caillé qu’il nous avait adressé à la suite d’un séminaire organisé par le courant « convivialiste » consacré à la montée de l’extrême droite en Europe. Ce texte fait écho au dossier que Les Possibles avait ouvert en 2022[6]. En dépit de cette montée, le propos de l’auteur n’est pas pessimiste parce que « partout dans le monde, malgré tout, c’est toujours au nom des valeurs démocratiques que les peuples se soulèvent, au nom de la liberté d’opinion et de vote, de la protection contre l’arbitraire ».

Pierre Khalfa présente et analyse le livre de Michèle Riot-Sarcey, L’émancipation entravée, qui dresse « un bilan des mouvements d’émancipation sur quasiment deux siècles et à ouvrir une discussion critique sur les penseurs divers qui les ont accompagnés d’une façon ou d’une autre ». À la fois élogieuse et critique, cette recension souligne la difficulté de définir l’idéologie, et celle de relier les pensées utopiques à « l’expérience pratique des prolétaires en lutte pour leur émancipation ».

L’économiste Patrice Grevet poursuit la réflexion qu’il avait commencée dans plusieurs numéros précédents des Possibles[7]. Ici il examine la répartition de la valeur ajoutée et le financement d’une bifurcation sociale-écologique. Un sujet parmi les plus complexes puisqu’il s’agit de réussir « un carré réalisable : qualité du travail, salaires décents, fonds collectifs personnels solidaires, usage écologique de l’excédent brut d’exploitation ».

Ce dernier texte permet de refermer la boucle ouverte par notre dossier. En effet, l’évolution des pratiques politiques des États s’intègre dans la dynamique capitaliste qui a profondément modifié la répartition de la valeur ajoutée dans un sens favorable au capital. Dans une phase devenue critique pour l’accumulation du capital, l’État doit organiser les conditions de possibilité de la poursuite du capitalisme, quitte à enfreindre les règles démocratiques de base pour détruire toutes les tentatives d’émancipation vis-à-vis des multiples formes d’exploitation, de domination et de discrimination. Comme l’écrit le philosophe François Cusset : « il faut renvoyer sans cesse au capitalisme néolibéral : non pas comme cause directe des discriminations, qui ont souvent leur logique propre, mais comme leur ferment ponctuel, leur cadre extérieur, et la raison d’être unique des oligarchies mondiales qui, soit qu’elles s’en arrangent, soit qu’elles prétendent s’y opposer, soit qu’elles les réduisent à des dommages collatéraux, ont un intérêt direct au ravage de la nature, des minorités et des subjectivités. »[8]

Jean-Marie Harribey

[1] F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 156.

[2] N. Da Silva, La bataille de la Sécu, Une histoire du système de pensée, Paris, La Fabrique, 2022.

[3] Voir plusieurs contributions récentes : V. Drezet, O. Gath, J.-M. Harribey, P. Khalfa et D. Plihon, « Quel est le sens du débat sur la dette publique ? », Note d’Attac et de la Fondation Copernic, juin 2023 ; J.-M. Harribey, E. Jeffers, P. Khalfa, D. Plihon et N. Thirion, Les banques centrales, apprentis sorciers à la manœuvre, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, Fondation Copernic, 2023 ; J.-M. Harribey, P. Khalfa et J. Rigaudiat, Quoi qu’il en coûte, Sortir la dette des griffes de la finance, Paris, Textuel, Fondation Copernic, 2022
.

[4] Dans A. Mestre et A. Pedro, Le Monde, 28, 29 et 30 mai 2023.

[5] Le décès de Jacques Berthelot est intervenu au moment de la publication de notre numéro précédent. Nous n’avions pas pu lui rendre hommage à ce moment-là. Nous nous en excusons et nous présentons à sa famille et ses amis nos condoléances ainsi que l’assurance de l’estime que nous avions pour lui et que nous conservons. JMH.

[6] Les Possibles, n° 31, Printemps 2022.

[7] Notamment deux textes dans le n° 27, Printemps 2021, l’un et l’autre ; ainsi que dans le n° 29, Automne 2021.

[8] F. Cusset, La haine de l’émancipation, Debout la jeunesse du monde, Paris, Gallimard, Tracts, n° 45, 2023, p. 47.

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