Ravivant ainsi la polémique née en 2005 au lendemain de la tentative d'imposer par la voie législative une lecture « positive » de notre histoire coloniale, le ministre de l'Education nationale faisait volte-face dès le lendemain en affirmant vouloir être « vigilant à ce qu'il n'y ait aucune ingérence dans la pédagogie de l'histoire venue du politique ».
Pour comprendre cette nouvelle passe d'armes entre politiques et historiens, il faut revenir sur la campagne des élections présidentielles de 2007 qui avait vu Nicolas Sarkozy faire un usage compulsif de l'Histoire en cherchant à gommer notamment le clivage gauche-droite et à se situer dans un « roman national » sans aspérités. Xavier Darcos, souvent présenté comme l'un des ministres les plus en cour, n'a depuis de cesse de montrer qu'il oeuvre à relayer cette conception de l'histoire à l'école. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la tentative de réécriture de l'histoire de Guy Môquet puis de son enseignement autour de la lecture de sa dernière lettre, selon les canons présidentiels, dans les lycées le 22 octobre.
Pendant la campagne électorale, le candidat de l'UMP avait d'abord choisi d'escamoter l'engagement communiste de Môquet, puis devant les protestations issues de la gauche, déclaré qu'il accordait « à l'amour de la patrie plus de valeur qu'au patriotisme de parti » (Tours, 10 avril 2007). Une formule cocardière qui sonne creux si l'on admet que le « patriotisme » n'a pas signifié de ligne de conduite unique : les vichystes y font souvent référence et c'est par « amour » de la France qu'ils s'engagent dans la collaboration.
Nicolas Sarkozy revenant ensuite sur les causes de la mort de Môquet indique qu'il est « fusillé par les Allemands (.) pour faits de résistance » (Rouen, 24 avril 2007). Il n'insiste pas sur les « faits » précis car ceux-ci réactivent le caractère idéologique des événements qu'il a décidé d'escamoter : le jeune Guy a été arrêté le 13 octobre 1940 pour avoir distribué de la propagande communiste à un moment où le Parti communiste, devenu clandestin, suit une ligne d'abord anticapitaliste et n'est pas encore entré dans la lutte armée contre les nazis.
Cette instrumentalisation de l'histoire à des fins politiques s'est poursuivie après la victoire de Nicolas Sarkozy puisque le président à peine élu a souhaité que la dernière lettre du « martyr » soit lue aux lycéens à chaque début d'année scolaire. C'est ici que M. Darcos, relayant la volonté présidentielle, a cherché à imposer aux enseignants une lecture partisane de la vie de Guy Môquet, la « dépolitisation » du militant des Jeunesses communistes apparaissant jusque dans l'intitulé de la journée d'hommage : « commémoration du souvenir de Guy Môquet et de ses vingt-six compagnons fusillés » (Bulletin officiel de l'Education nationale du 30 août 2007).
Comme nous l'avions relevé dans Libération (« Guy Môquet revu et corrigé », 11 septembre 2007), le mot « camarade », encore employé par le condamné dans un dernier courrier à son amie Odette Leclan, est remplacé par le « compagnon » des gaullistes ! Interrogé quelques jours plus tard sur cette manipulation, Henri Guaino, qui avait suggéré au candidat Sarkozy de faire entrer Môquet dans son panthéon électoral, ne voulait y voir qu'une simple « maladresse » liée à la tentative d'un fonctionnaire du Ministère de l'éducation nationale de vouloir gommer un mot désuet. Malgré certaines tentatives d'intimidations et le battage médiatique orchestré autour de la figure de Guy Môquet, les « cérémonies » du 22 octobre 2007 furent un échec pour le pouvoir : la majorité des professeurs, notamment ceux enseignant l'histoire-géographie, choisirent de boycotter la lecture et Nicolas Sarkozy dut renoncer à participer à la lecture prévue dans le lycée parisien où Môquet fut élève. Cet épisode a montré comment le pouvoir pouvait influer, de manière plus ou moins pernicieuse, sur l'enseignement de l'histoire.
Cette année, la journée d'hommage du 22 octobre coïncidait avec la Semaine de l'Europe à l'Ecole et si le ministère souhaitait mettre en avant l'engagement antinazi de jeunes européens, il était d'abord demandé aux enseignants « d'honorer le souvenir de Guy Môquet » et « de ses 26 compagnons fusillés (.) » (bulletin officiel du 4 septembre 2008). Après la « maladresse » initiale, on doit bien admettre que persister à effacer le mot « camarade » signe, outre la volonté de complaire au président, celle d'inciter les enseignants à nier l'engagement communiste de Guy Môquet alors que la légitimité de la lecture des dernières lettres de condamnés réside justement dans la mise en perspective du sens de leur vie et des valeurs pour lesquelles ils sont morts.
Il ne s'agit pas ici de nier la place que le gouvernement tient, depuis un certain temps déjà, dans la rédaction des programmes scolaires, ni même de contester la légitimité des parlementaires à légiférer sur le passé : contrairement aux signataires de l'appel « Liberté pour l'histoire » initié par René Rémond, les historiens et enseignants réunis au sein du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH)[1] pensent que les lois mémorielles interdisant la propagande négationniste, reconnaissant le génocide arménien ou cherchant à accorder une plus grande place à l'esclavage dans la recherche et l'enseignement ne mettent pas en péril le « métier » d'historien.
Le CVUH s'est par contre opposé à la loi du 23 février 2005 car son article 4 voulant reconnaître dans les programmes scolaires « le rôle positif de la présence française outre-mer » revenait à remettre en cause l'autonomie des enseignants et à faire triompher « l'histoire-mémoire » sur « l'histoire-science » : l'Etat aurait ainsi fait entrer les querelles mémorielles dans les établissements scolaires.
Si les enjeux liés à la présentation de « l'histoire » de Guy Môquet selon le pouvoir actuel sont évidemment bien moindres et socialement moins vifs[2], on peut, au regard des modalités officielles mises en place pour la lecture de la lettre du fusillé de Châteaubriant, douter des dernières déclarations lénifiantes de M. Darcos visant à nous rassurer sur la liberté pédagogique des enseignants.
Pierre SCHILL,
Professeur d'histoire-géographie au lycée Jules Ferry à Montpellier et membre du CVUH