Aujourd'hui j'ai peur. J'ai peur de ce qui nous attend dans les jours, semaines, mois et années qui vont suivre.
J'ai peur de ce que je vois et j'ai peur de ce que je risque de voir.
Depuis deux semaines nous vivons l'impensable, l'inimaginable. J'ai l'impression que tout s'emballe, tout fout le camp à une vitesse incroyable. Le 13 novembre a sonné le début de la fin.
Non seulement nous avons vécu l'horreur de ce drame mais notre univers entier a basculé dans un autre monde. En deux semaines, les attentats, l'état d'urgence et la guerre sont devenus notre pain quotidien. Il y a encore une année, personne n'aurait pu imaginer de telles perspectives d'avenir.
J'ai peur quand je regarde aujourd'hui la société, en essayant de prendre un peu de recul, en me remémorrant les années passées, en essayant de comprendre comme tout cela a pu en arriver à ce point. Les signes étaient là bien entendus et cela depuis longtemps mais on ne peut pas, on ne veut pas s'imaginer que les événements prendront un tel virage. On espère toujours.
Oui j'ai peur quand je me remémorre les histoires de la Seconde Guerre Mondiale que mon père me racontait, oui j'ai peur quand j'ai en tête les témoignages des déportés rroms pendant cette même guerre que j'ai moi-même recueillis, oui j'ai peur quand les mots résonnent aujourd'hui de cette manière étrange. J'ai peur quand je lis qu'en Pologne on brûle un mannequin représentant un juif avec un drapeau européen. J'ai peur de l'Europe qui s'englue. J'ai peur de voir les haines ressurgir un peu partout.
J'ai peur des attentats, j'ai peur qu'on rentre dans un cercle vicieux. J'ai peur qu'il y ait d'autres morts. J'ai peur que tout cela continue. J'ai peur que les réponses apportées n'engendrent une situation encore plus difficile et compliquée. J'ai peur de ne trouver aucun endroit de paix dans ce monde déjà gravement destabilisé depuis bien trop longtemps.
Oui j'ai peur de la guerre qui se profile, de plus en plus certaine, de plus en plus nette. Oui j'ai peur de l'Etat d'urgence dans lequel nous vivons. Oui j'ai peur que tout cela s'emballe encore et encore et que rien ne vienne freiner cette course folle. Oui j'ai peur de n'être qu'au début de quelque chose.
Jean Jaurès a été assassinée car il s'opposait à la guerre. Le terme d'Union Sacrée est apparu ensuite. Cela nous a conduit à la Première Guerre Mondiale. J'ai peur de regarder derrière moi l'Histoire qui nous précède.
Aujourd'hui dire ou écrire qu'on est contre la guerre, contre toute forme de violence, contre un Etat sécuritaire qui devient de plus en plus un Etat de non-droit est source d'angoisse. Oui j'ai peur.
J'ai peur quand je vois les résultats de deux semaines d'Etat d'urgence et de me dire qu'il reste encore 2 mois et demi, voire plus. J'ai peur des précédents que nous sommes en train de créer, portes ouvertes à tout, sans aucun garde-fous. J'ai peur de voir que des artistes comme Ibrahim Maalouf se retrouvent interpellés par Interpol. J'ai peur de ce silence, celui où les oiseaux se taisent avant l'orage. J'ai peur d'entendre ma propre voix, seule, résonner dans ce silence.
J'ai peur car 24 députés ont proposé une censure de la presse, des médias et des projections cinématographiques. Rien que l'idée que ces 24 députés aient pu y penser me fait peur. J'ai peur car personne n'a protesté, personne n'a rien dit alors même que 4 millions de personnes manifestaient pour la liberté d'expression. J'ai peur car rien n'est gagné, rien n'est acquis et que la situation nous montre à quel point tout est fragile et facilement remis en cause.
J'ai peur pour la première fois de ma vie de faire mon métier. De par mon travail j'ai toujours côtoyé un ensemble de personnes de milieux très différents, avec des parcours très différents. On le voit très bien dans mon film "Même pas peur !" où j'interview aussi bien Odon Vallet que Yannis Youlountas. Je peux entendre et écouter toutes les paroles, je peux adhérer à une partie d'un discours sans adhérer à l'intégralité, je refuse toute étiquette et je suis persuadée que la violence ne réglera jamais rien, que le seul moyen passe par l'éducation et la raison, par plus de démocratie, par plus de réflexion.
J'ai peur de devoir m'interroger sur qui je peux ou ne peux pas rencontrer. J'ai peur qu'on bascule dans un monde de noir et blanc où seul le manichéisme sera de règle. Viendra-t-on me reprocher un jour la pluralité de mes idées ? Viendra-t-on un jour me dire que ce qui était autorisé hier est devenu interdit aujourd'hui ? Viendra-t-on me dire un jour que si j'ai rencontré, interviewé ou été soutenue par telle personne je suis devenue dangereuse par je ne sais quelle accointance ?
J'ai peur de consulter Internet, de faire mon travail de recherches, de lire toutes les opinions et de chercher des sons de cloches différents.
Qui aujourd'hui nous donne les garanties à nous société civile que nous pourrons continuer notre travail en toute sérénité ? Qui nous garantit que nous ne retrouverons pas la porte défoncée car nous avons fait un livre, écrit un article ou réalisé un film ? Qui nous otera notre peur?
Bientôt nous nous retrouverons à revenir aux fables de La Fontaine, écrire de nouveau la Ferme des Animaux. Nous finirons bientôt par publier des livres aux éditions jeunesse qui deviendront l'espace de liberté ultime.
J'ai peur qu'on me force à prendre parti. J'ai peur qu'on exige qu'on ôte toutes nuances des propos de chacun. J'ai peur de la diabolisation à l'extrême. J'ai peur qu'on sorte chaque élément, chaque mot de de son contexte. J'ai peur de ces étiquettes dont on semble tellement friand. Toujours ce bien et ce mal, toujours cette imposition à être défini sur une une ligne pré-dessinée. Suivez les pointillés et découpez. La pensée et la réflexion ne peuvent pas et ne doivent pas être pré-définies, pré-imposées.
J'ai peur de lire tous ces appels aux meurtres, en toute impunité sur le net, appelant à loger une balle dans la tête de Julien Salingue ou d'Edwy Plenel. J'ai peur de cette violence où les idées de chacun ne peuvent plus être entendues calmement. J'ai peur d'une société où aucune réponse posée ne peut plus émmerger. J'ai peur que le désaccord ne se manifeste que par la violence extrême.
J'ai peur qu'il y ait une ouverture de la chasse aux sorcières, d'un maccarthysme à la française qui s'attaque à toute dissonance. J'ai peur que dans tout cela nous perdions toute raison. Filmer, écrire, photographier sont des moyens d'expression plus que jamais utiles. J'ai peur d'écrire qu'un stylo est la meilleure des armes. J'ai peur du mot arme qui revêt aujourd'hui un sens concret. J'ai peur de constater qu'il m'est impossible d'utiliser une métaphore. Aujourd'hui on doit choisir ses mots. Réfléchir encore plus de peur d'être taxé de je ne sais quelle volonté imaginaire. On s'autocensure. Hors si vous réfléchissez à ce que vous dites vous serez taxés de dissimulateur, si vous le dites de provocateur et ainsi tout le monde à 100% de raisons de vous dire que vous avez tort. Rien que le fait d'exister fait de vous un potentiel coupable aux yeux d'une société plongée dans la peur. L'universitaire, l'écrivain ou le cinéaste d'hier deviennent le potentiel criminel de demain.
J'ai peur qu'on nous ôte le droit de penser. La diversité d'opinions est une des garanties de la liberté. L'enjeu démocratique dépend aussi de l'enjeu d'opposition. Une société sans opposition glisse doucement vers le totalitarisme. Le rôle de la société civile est aussi et surtout de faire parti de cette opposition.
Jamais je n'aurais cru devoir écrire ces lignes. Jusque-là la France était loin d'être parfaite mais nous pouvions parler et penser sans trop de crainte. Nous nous imaginions que les choses allaient dans le sens de l'évolution.
J'ai peur de voir à quel point le malaise français est profond et que ces horribles attentats servent pour certains de prétexte à lâcher toute la haine emmagasinée depuis longtemps. J'ai peur quand je vois les scores du Front National. J'ai peur de constater que nous n'avons pas réglé un tas de problèmes depuis les 50 ans dernières années et que toute la poussière de sous le tapis, ressurgit, nous enfouissant dans l'ombre.
J'ai peur aujourd'hui quand je lis des discours tel que celui de Nicolas Sarkozy qui réfute toute pluralité culturelle. J'ai peur car depuis toujours je suis pour la pluralité, source de renouveau et de richesse. Je suis fondamentalement pour mettre en valeur cela auprès des jeunes afin d'éviter l'exclusion, afin de dire que tout le monde à quelque chose à apporter à ce pays, que les différences ne nous séparent pas mais nous enrichissent. De quoi m'accusera-t-on ? D'antipatriotisme? Alors même que je rêve d'un pays qui puisse vivre dans le calme et la sérénité. Mon discours est-il soudain devenu dangereux ? Serait-il possible que demain on me taxe de je ne sais quelle intention ? J'ai peur de dire que la France plurielle est belle et riche.
J'ai peur car les manifestations sont interdites, car l'espace public est devenu un lieu fermé et inaccessible au citoyen. J'ai peur quand je vois le résultat du dimanche 29 novembre à République car l'opinion publique n'a retenu qu'une chose : ceux qui ont provoqué la casse. Alors même que si une manifestation est organisée légalement il y a un encadrement, il y a plus de monde, il y a plus de sécurité car les organisateurs veillent à ce que tout se passe bien. J'ai peur de ceux qui appellent à plus de fermeté et à une interdiction totale de se réunir et de manifester.
J'ai peur quand je lis qu'on assigne à résidence des gens pour leurs idées politiques, juste parce qu'ils sont contestataires du système, j'ai peur quand je vois des maraîchers bios traités comme des terroristes. J'ai peur qu'on tombe dans la voix unique. J'ai peur des bavures possibles sans recours aucun. J'ai peur qu'on sombre dans le chaos total.
J'ai peur que les perquisitions faites à tour de bras ne renforcent un sentiment déjà présent dans la société auprès d'une jeunesse qui se cherche et ne se trouve pas. J'ai peur que cette jeunesse bascule du coté de la violence. J'ai peur quand je lis des commentaires dans les journaux disant qu'il n'y a pas de fumée sans feu. J'ai peur qu'un sentiment de persécution se crée en voulant montrer l'exemple. J'ai peur de la peur qu'on génére. Je le dit et je le répète, la violence pour moi est la manifestation d'un échec social.
J'ai peur parce que la France a suspendu certaines dispositions de la Déclaration des droits de l'Homme. J'ai peur car jamais je n'aurais pu une seule fois imaginer une chose pareille. La fierté de la France c'est cette déclaration. C'est notre emblème, notre force, notre universalité, notre espérance. Comment pouvons nous oublier ces mots ? :
« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »
J'ai peur car je vois mon pays entier se transformer sous les balles des terroristes. J'ai peur de voir qu'on peut suspendre la justice et le droit à un procès équitable. J'ai peur de voir des suspicions remplacer des preuves. J'ai peur de m'interroger à long terme sur le sens du mot justice.
J'ai peur de la tétanie dans laquelle est plongée la France. J'ai peur de ces yeux qui se baissent, j'ai peur de ces voix qui se taisent car elles-même ont peur. J'ai peur de voir que les gens sont perdus et qu'ils préfèrent adopter la politique de l'autruche. J'ai peur de la résignation qui nous guette. J'ai peur que tout se gèle. J'ai peur de ceux qui disent qu'ils ne sont pas concernés. J'ai peur de nos propres peurs. J'ai peur de ne plus savoir quoi faire ou quoi dire.
J'ai peur car la raison et la réflexion n'ont plus de place dans ce monde. J'ai peur de l'obscurité que cela va entrainer bientôt si la barre n'est pas redressée, si cela n'est pas trop tard. J'ai peur qu'on oublie le sens des mots qui nous sont chers : Liberté, Egalité et Fraternité.
Alors pour combattre ma peur j'écris et je filme. J'avance pour ne pas me tétaniser. J'avance car je ne vois pas comment faire autrement.
Nous sommes à la fin de l'automne, les feuilles sont toutes tombées, il fait froid. J'ai peur de l'hiver sans fin. J'ai peur pour demain.