Le centième anniversaire de Claude Lévi-Strauss (vendredi 28 novembre) a été l’occasion de rééditer certains de ses textes et de célébrer l’apport de l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Le rapport au monde défendu par l’anthropologue mérite toutefois que l’on s’en saisisse avec le souci du débat et de la controverse. Il mérite que l’on ne perde pas le sens critique d’une pensée contestable sous le prétexte que son auteur s’est imposé comme une figure nationalement et internationalement consacrée par les plus hautes instances de la légitimité scientifique.
La façon dont Claude Lévi-Strauss a regardé le monde depuis la seconde guerre mondiale marque en effet des ambiguïtés profondes qui se révèlent d’autant mieux qu’on la confronte à des questions politiques actuelles telles que l’immigration et le racisme. S’il a choisi de peu investir l'espace politique, Claude Lévi-Strauss a, de fait, été peu investi politiquement à l'exception de deux textes âprement commentés depuis un demi siècle.
Écrit dans les années cinquante sur commande de l'UNESCO, Race et histoire expose de manière simple le relativisme de Claude Lévi-Strauss. L'ouvrage est à replacer dans le cadre d'une refonte de l'anthropologie française des années d'après-guerre marquées par le contexte colonial et la croyance en une "mentalité primitive" des peuples "archaïques". L'affirmation de la relativité des cultures passe pour Claude Lévi-Strauss par la reconnaissance du caractère historique, géographique, sociologique de l'origine des « différences entre les sociétés ». De même, la reconnaissance de ces dernières ne doit pas être pensée dans une logique de hiérarchisation. Ce livre deviendra rapidement une sorte de bréviaire contre le racisme dont l'Éducation Nationale, par l'établissement des programmes de philosophie, se fera largement l'écho à partir des années quatre-vingt.
Dans Race et culture, dix ans plus tard, Claude Lévi-Strauss prolonge sa pensée en insistant sur la nécessité de défendre la pérennité des cultures. Il y défend alors une vision du racisme qui permet d’appréhender la portée réelle de son relativisme. Le racisme est pour lui un ensemble de doctrines faisant l’hypothèse de la supériorité et donc de l’infériorité de certaines sociétés. Cet ensemble de doctrine lui est inacceptable, mais il interprète de manière différente les intolérances, les irritations, lesbrimades du quotidien que d’autres recouvrent sous la terminologie du racisme.
Claude Lévi-Strauss a justifié cette position à plusieurs reprises : « […] parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n'avons pas le droit de nous dissimuler qu'elles jouent un rôle dans l'histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s'exacerbent. […] il ne suffit pas de se gargariser année après année de bonnes paroles pour réussir à changer les hommes, […] en s'imaginant qu'on peut surmonter par des mots bien intentionnés des propositions antinomiques comme celles visant à “concilier la fidélité à soi et l'ouverture aux autres” ou à favoriser simultanément “l'affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures” »
Pour lui, ce racisme du quotidien (celui que l’on rangerait aujourd’hui sous le vocable des discriminations raciales) exprime, sous des formes certes illégitimes, la tendance d'une société à défendre sa culture. Ce que d’autres appellent du racisme, Claude Lévi-Strauss le retraduit en « intolérance culturelle ». Cette intolérance remplit donc une fonction puisqu’elle existe dans toutes les sociétés : celle de défendre une spécificité, une identité.
Aussi discutable soit-elle, cette hypothèse a toujours traversé l’œuvre de Lévi-Strauss. Il a lui-même mis cette théorie en pratique en évoquant ses propres irritations à l’égard d’un monde saisi dans une étonnante globalité. Dans Tristes tropiques, il confie à un détour de page : «… il m'a fallu rencontrer l'Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd'hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m'obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane […] » dit-il. Plusieurs décennies plus tard, au début des années 2000, Claude Lévi-Strauss réitère ses propos en confiant au Nouvel Observateur : « les brefs contacts que j'ai eus avec le monde arabe m'ont inspiré une indéracinable antipathie ».
L’amoralité d’un tel aveu contraste évidemment avec les multiples précautions oratoires prises par les intellectuels les plus conservateurs pour parler du monde arabo-musulman. Mais au-delà de cette originalité, il y a l’indécrottable culturalisme de Claude Lévi-Strauss, un culturalisme qui le conduit paradoxalement à naturaliser la culture, c’est-à-dire à en faire un phénomène dissocié du reste du monde social ou considéré comme une réalité totalisante dépassant les processus politiques et économiques qui le constituent.
En effet, Claude Lévi-Strauss a toujours retraduit le monde contemporain au prisme d’une interrogation : la différence entre les sociétés. Peu de choses, dans son anthropologie, permettent de comprendre comment les sociétés changent, comment elles s’inventent et s’imbriquent pour donner des phénomènes inédits. Cette incapacité à lire le changement social et cette inaptitude à entrevoir le monde aux travers des acteurs sociaux qui l’éprouvent sont au fondement de sa cécité face à la société actuelle. Elle est sans doute à mettre en relation avec son rapport lointain au terrain et la faible perspective historique à laquelle il pouvait ainsi prétendre concernant les sociétés qu'il a lui-même étudiées.
Mais c’est aussi la notion de « sociétés » tels qu'il en fait usage qui est en jeu. À la fois homogénéisées et expurgées des clivages sociaux qui les constituent, les sociétés semblent pouvoir s’incarner dans les comportements d’individus. Des immigrés par exemple. Claude Lévi-Strauss a finit par voir le monde contemporain à la lunette de clivages culturels et « ethniques » passés, un monde où les classes sociales n’apparaissent pas, où tout se qui s’apparentent au capitalisme et à l’État ne semble considéré que dans une globalité extrême. Cette pensée a de quoi susciter la critique. Mais c’est surtout l’admiration ambiante, peut-être celle du respect ou du devoir à l’égard du maître qui explique qu’aussi peu de voix s’élèvent pour marquer leur distance à l’égard de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss.
Cette perception « archéologique » du monde lui permet de se voir accorder les vertus de misanthrope fantasmant le traditionnel pour mieux dénoncer le moderne. Mais a-t-on besoin d’une telle idéologie pour reconnaître les méfaits de notre société ? Malgré le nombre de pages publiées, malgré la puissance de la réflexion et de l’exceptionnalité de sa pédagogie, Claude Lévi-Strauss laisse orphelin ceux à qui l'on renvoie constamment leur culture pour expliquer "les échecs de leur intégration".