Résistances musicales : 5 réponses à Antoine Perraud
- 25 nov. 2020
- Par Marc Tertre
- Édition : Musiques à vivre
Il y a maintenant quelques temps, Antoine Perraud nous livrait en deux livraisons un témoignage de ce que la musique (et donc la culture et l'art) peuvent contribuer a l'ordre injuste du monde. Dans l'un on voyait dans la chanson populaire proliférer les préjugés racistes, les moqueries sans risque, la suppériorité condenscendante du "petit blanc" Et dans l'autre, il revenait sur la situation des femmes dans la musique classique, condamnées le plus souvent à un role subalterne....
Les deux billets d'Antoine Perraud :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/220820/le-racisme-en-chanteurs
Mais la musique peut également être un formidable outil de résistance, de mobilisation consciente, de force et d'unité. Nous le verrons autour de trois disques et deux ouvrages : le premier rassemble les témoignages de résistance au racisme colonial (et néo colonial ) concocté par Rocé, un des plus talentueux et original rappeur actuel, le deuxième parle de ce que les nazi ont appelé '''entartete musik" (la musique "dégénérée" mixte de "musique nègre" et de compositeurs juifs, de remise en cause de la tonalité et de saxophones), la troisième parlera du travail de résistance d'un groupe européen de jazz libre, "das kapital", il sera ensuite question du livre d'Angela Davis sur le Blues féminin et le féminisme noir pour conclure sur un formidable ouvrage sur les rapports complexes entre femmes et jazz.
Toutes ces thématiques ne concernent pas uniquement ces deux articles, mais ils forment un ensemble, celui de la musique conçue comme un art de résistance.
Les sauvages parlent !
Commençons déja par l'anthologie réunie par Rocé et l'équipe qu'il a constitué. Celle ci se donne pour but de faire connaitre une épopée oubliée sinon inconnue. Elle réubit musiciens, poétes et militants dans un formidable panorama qui réunit ensemble des intervenants de tous horizons, musical comme politique : on peut y entendre le général Giap (le héros de la résitance vietnamienne à l'agression américaine) ou Jean Marie Djibaou donnant le sens culturel de la révolte kanak.
On retrouve également dans le dernier opus de Rocé le sens et l'objectif de cette anthologie :
TENIR DEBOUT -
Où sont nos histoires on ne sait rien de nous
Des peuples sans mémoire deviennent des peuples de fous
On perd tout espoir on a que du dégoût
Couteau dans le cou il faut tenir debout
Où sont nos histoires on ne sait rien de nous
Des peuples sans mémoire deviennent des peuples de fous
On perd tout espoir on a que du dégoût
Couteau dans le cou il faut tenir debout
Stylés depuis des siècles on fait tourner le manège
On voit pas la recette de nos empreintes dans la neige
Ils ont cassés la chaîne pour pas que l’on se rappelle
Pour pas qu’on se souvienne qu’nos aïeux étaient balèzes
Nos histoires authentiques, un détail dans leur gros livre
Pour que l’occident vive toujours so fresh so clean
Et ce pays produit des tabous et des phobies
Dans la chronologie de toutes ses colonies
Ce panorama doit obligatoirement commencer par ce crachat d'Alfred Panou "Je suis un sauvage" Car la chanson franchouillarde colonialiste a assez glosée sur la figure du "sauvage", du mauvais négre, de l'inquiétant arabe, du furieux mahométan. Il est temps de retourner le stigmate. Alfred Panou le fait avec classe et humour. Et il le fait avec l'Art Ensemble of Chicago, un temps exilé à Paris... Un ensemble de fous furieux du rythme, du jazz hors les clous, des clowns peinturlurés aux couleurs de la révolte qui accompagnent de leurs droles d'instruments les phrases chargées de sens, un des ancêtres du slam.
Un autre témoignage de révolte nous viens des petites antilles, de cette "poussiére d'empire" aux violences trop lointaines, aux rytmes etranglés par une récupération malvenue. Elle nous est offerte par le poéte Joby Bernabé qui nous propose "La logique du pourrissement". C'est un constat tristement actuel : que vivons nous d'autre ?
La logique du pourrissement
Ce sont les arbres qui s’emmurent
dans une névrose de béton
les oiseaux glissent à la dérive
les flics engraissent leurs papillons
les p.-v. jouent aux feuilles mortes
les voitures valsent à la pelle
la fourrière rêve de cimetières
la chaussée souffre de cors aux pieds
la ville a mal aux entournures
Mais en lisant le volumineux dossier offert dans ce coffret on ne peut que constater que ce combat des "minorités" n'est pas un "combat minoritaire" : c 'est qu'il se mène avec (et pas contre) les forces réunies d'une France en révoltes La France ça n'existe pas : il y a des France, multiples et généreuses, incarnées et pourtant multiples
On peut commencer par ce sommet de la chanson de révolte, colette Magny qui hurle contre l'enfermement ouvrier, la misère des corps livrés à la rapacité des patrons. La rodiaceta n'existe plus, mais ses enfants indignes continuent de semer mort et désolation, que ce soit en france ou partout dans le monde
Mais on peut aussi écouter les travailleurs "immigrés" soumis a l'ordre usinier. Dans les années 70 "les temps changent" et les travailleurs immigrés qu'on a fait venir en france sont tenus d'avoir désormais une "carte de résidence" qui va devenir la "carte de séjour" encore obligatoire aujourd'hui
Entartete Musik : résistance à l'effacement
En 1933 les nazis accèdent au pouvoir. Très rapidement, leur domination va s'effectuer sur le politique bien entendu, mais aussi sur l'art. En particulier ils vont qualifier d'art dégénéré (Entartete Kunst) tout ces courants d'avant garde, notamment si ils ont une composante qui fasse appel aux obsession racistes de ce courant. En ce qui concerne la musique, tout ce qui est "art négre" est interdit (le jazz est formellement interdit en 1935) et tout ce qui est plus ou moins formellement "d'avant garde" l'est également, en particulier le courant dit "atonal" d'autant que le chef de file de ce courant, Arnold Schonberg est juif. Les musiciens considérés doivent prendre le chemin de l'exil (Schoenberg part aux états unis) ou sont réduit au silence (Webern, l'autre grand nom du courant "dodécaphonique" est interdit d'exercice) De nombreux musiciens juifs se retrouvent dans des camps de concentration et périssent.
Malgré cette répression, de nombreux musiciens ont réussis a s'exiler et à continuer leur oeuvre, mais une partie de celle ci est irrémédiablement perdue. C'est pour combler ce manque qu'un label connu "Decca" a créé un label "Entartete Musik" qui permet de redécouvrir cette musique et cette oeuvre, avec une trentaine d'oeuvres disponible. Mais c'est un autre CD qui permet de découvrir ces oeuvres, et plus particuliérement l'oeuvre pour saxophone. Le Saxophone est en effet un symbole et une obsession pour les nazis : pour eux il signifie automatiquement "musique négre" et avant garde.
Cette œuvre qui ne veut pas mourir, qui se prolonge en témoignages musicaux divers est aussi un momment de résistance politique. On peut être partagé sur l'esthétique des travaux fournis à notre appréciation (pas toujours "accessible" si on est formaté par les production de l'industrie culturelle) ou ne pas partagé ses choix (le mélange jazz musique d'avant garde étant d'ailleurs refusé avec une certaine violence par certains de ces courants) on ne peut que défendre ces production, face à l'inacceptable de leur disparition.
Nouveaux chemins de la révolte ; Das Kapîtal

Le groupe "Das Kapital" est un trio composé d'un saxophoniste (ténor) allemand, d'un guitariste danois et d'un percussionnistes, tous les trois résidant et travaillant en France. Ils donnent le La d'une musique qui sans doute n'st pas directement "politique" (pas de slogans, ni de mots d'ordres) mais qui pourtant est celle d'une résistance esthétique à l'ordre marchant, celui des musiques faciles et des refrains convenus.
Ce groupe a d'abord été constitué pour travailler ensemble le répertoire formidable et inconnu d'un compositeur allemand trop peu étudié. Hans Eisler. Celui ci est bien moins célèbre que son contemporain (et ami) Kurt Weil. La différence entre les deux compositeurs tiens pour beaucoup au fait que Hanns Eisler s'est fait expulser des usa pour "communisme" et s'est retrouvé compositeur quasi "officiel" de la RDA. Mais à l'instar d'un Chostakovitch, il fut toujours un peu suspect pour "les autorité". Il faisait avec Brecht (qui avait lui aussi fait le choix de passer sa vie en Allemagne de l'est) partie d'un pole de résistance dont l'immense renommée garantissait une (relative) impunité.
Mais ils entreprennent ce travail de réhabilitation au travers d'une approche faite de musiques improvisées, de travail sur l'harmonie et de liberté tant stylistique qu'artistique. Ce faisant, ils ouvrent un nouvel espace de compréhension et de lutte
Angela Davis, blues et féminisme noir
Angela Davis est à l'origine de l'approche "intersectionnelle" des trois oppressions (de genre, de classe et de race) qui structurent notre société. Dans son livre sur le blues, elle étudie finement l'oeuvre de trois blueswoman pour montrer comment les trois oppressions en question se conjuguent pour fonder une seule "réalité noire" complexe : d'abord autour de "Ma" Rayney, la fondatrice du genre, puis ensuite de Bessy Smith, la chanteuse du blues "classique" a son appogée, puis pour finir elle conclue un travail autour de la personnalité révoltée de Billie Holliday
Gertrude "Ma" Rainey est la créatrice du genre, représentatrice d'un blues rural attaché à la description réaliste d'une vie de femme au début du XX siécle. Elle montre une femme décidée a résister par tout les moyens : résister au racisme, résister a ses compagnons, souvent violents, résister à la misére. Elle dit sans fard des vérités qui font mal, mais elle le fait avec un art consommé...
Bessie Smith est sans doute la blueswoman qui a eu le plus de succès de son vivant, et elle incarne elle un Blue beaucoup plus citadin, quand les noirs immigrent dans le nord. Insolente et sans détour, Bessie Smith incarne plus que tout le formidable potentiel de révolte et de résistance des femmes ! Un des sommet du livre est celui ou Angela Davis analyse de façon particulièrement fine et circonstanciée "Back Water" qui est consacré aux grandes inondations qui ont affectées particuliérement les populations noires lors du "grand déluge du Mississipi" en 1927.
Pour finir, la déchirante Billie Holliday, qui eu beaucoup de mal de sortir des chansons souvent insipides que le systéme lui imposait. Un des grands mérite de l'ouvrage et de son passage consacré a cette grande dame est justement de nous sortir des deux titres ou elle a pu sortir complétement des rôles convenus qu'on voulait lui faire porter. Cela dit il n'est pas interdit de réécouter la version déchirante de "Strange fruit", son chef d'œuvre sur le lynchage des noirs par les racistes du sud
Femmes dans le jazz : echo d'une lutte prolongée
Dans l'article de référence donné dans l'introduction de ce billet, Antoine Perraud rappelle la situation difficile des femmes dans la musique classiques. Lors des échanges ouvert par cette contribution, il a été évoqué le sort "possiblement meilleurs" des musiciennes officiant dans le jazz. Un petit ouvrage édité par les éditions du CNRS rappellent que non.
En effet Marie Buscatto nous rappelle toutes les difficultés et les obstacles que doivent franchir les femmes pour parvenir à une impossible relation d'égalité avec les hommes dans ce secteur comme dans bien d'autres. Evidemment comme dans tous les milieux "cultivés" cette oppression est plus ou moins habilement dissimulée. Evidemment on a vu apparaitre des "soufflantes" (saxophonistes, trompettistes, etc) des guitaristes et des bassistes. Mais les femmes sont toujours sous représentées en tant qu'instrumentistes (d'aprés les chiffres diffusées par la sociologue, moins de 3% des instrumentistes sont des femmes) alors qu'elles sont majoritaires dans le secteur du chant (60% de chanteuses selon la même source) De plus en plus elles tendent de monter des orchestres "féminin" qui leur permet d'échapper au "plafond de verre" musical.
Un des éléments les plus intéressant dans cette étude passionnante est celui ou la création feminine est décriée "en tant que telle" : on met en avant des qualités "féminines" ou le charme (pour ne pas dire le physique) des intervenantes. Si on prend par exemple le chant, les chanteuses ne sont pas considérées comme "de vrais musiciennes"
Et même la grande bassiste Tal Wilkenfeld est sans cesse ramenée à son physique (avenant) alors même que son jeu de basse est sans discussion possible un des meilleurs de la période
Sources :
Les CD
Anthologie réunie par Rocé : Par les damné.e.s de la terre Des voix de luttes 1969-1988 Edition hors Cadre 2018
David Brutti, Saxophone Alto - Filippo Farinelli, Piano Musik by David Brutti Brilliant Classics 2014
Das Kapital, Royal Symphonic Wind Orchestra Vooruit Das Kapital Editions
Les livres
Angela Davis Blues et féminisme noir : Gertrude "Ma" Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday Editions Libertalia 2018 (+1 CD)
Marie Buscatto Femme du Jazz CNRS Edition 2020
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